Deuxième partie : Analyses

Chapitre IV : La réunion

IV.1 Introduction

Pour «  immatérielle » qu’elle paraisse, la parole programmée et structurée des réunions est à mettre au rang des «  technologies invisibles » (Berry, 1983) ; elle concourt à la coordination de l’action collective, comme le font de leur côté les outils d’information et de programmation de l’action. Avec les qualités et les limites propres à l’oral elle est une pièce dans l’arsenal des médiations organisationnelles que réclame la gestion des services et des projets. (Grosjean/Lacoste 1999 : 43)

Pour analyser le style social des Lutinistes, j’utilise surtout les réunions du groupe comme base de données ; ces échanges (pour employerun terme neutre) ont certaines caractéristiques externes et internes, des traits constitutifs qui permettent de les distinguer d’autres formes d’interactions verbales : la description de ce genre ou type communicatif, et de sa réalisation à la Lutine est le thème de ce chapitre.

Pour Günthner/Knoblauch (1995 : 2), suivant Bakhtin, les genres communicatifs « not only guide the activities in verbal interaction but are also part of the ideologies of social groups ». Les genres guident l’interaction et sont en même temps déterminés par les structures sociales – il existe un lien analytique entre les activités verbales dans l’interaction, le contexte socioculturel et ce que Günthner/Knoblauch (1995 : 1) appellent « le budget communicatif » qui inclut des normes communicatives, des attentes, des idéologies, etc. 203 . Les genres représentent des cadres de référence (« frameworks ») pour les acteurs sociaux : ils facilitent ainsi « the transmission of knowledge by guiding the interactants’ expectations about what is to be said (and done) » (Günthner/Knoblauch 1995 : 5) ; leur fonction est de donner des solutions pour accomplir ou résoudre des tâches communicatives, comme de faire parler, discuter, argumenter, s’informer, etc., un groupe de personnes – dans le cas de la réunion à la Lutine sans modérateur et sans personne qui aurait un statut supérieur.

Günthner/Knoblauch (1995 : 8-9) définissent le genre communicatif sur trois niveaux dont les éléments récurrents forment des entités plus ou moins complexes selon le genre :

  • la structure interne qui inclut le registre, les formules, les figures rhétoriques et les tropes, la stylistique, la prosodie, les stratégies de réparation, le développement thématique, etc.
  • le niveau situationnel qui inclut l’échange interactif d’énoncés entre les interlocuteurs et la relation situationnelle et sociospatiale qui est établie par l’interaction. Les « ritual phenomena » (Goffman 1981), comme l’ouverture ou la fermeture de l’interaction ou les rituels de salutation, y jouent un rôle primordial. A côté de cet aspect, on analyse l’organisation interactive de la conversation, c’est-à-dire l’organisation des tours de parole, l’organisation séquentielle et les préférences structurelles ; le « participation framework » (Goffman 1983) joue également un rôle ici, pour décrire les rôles interactifs (locaux) des participants.
  • la structure externe qui marque les contraintes concernant le milieu 204 , la situation communicative, le type et les caractéristiques des relations sociales et les catégories des interactants (leur sexe, ethnie, âge, etc.).

Dans ma description de la réunion comme type d’interaction, je ne me plongerai pas si profondément dans la microstructure de la réunion qu’il me faille décrire par exemple des phénomènes prosodiques 205 ou des stratégies de réparation – ceci serait probablement le sujet d’une thèse à part 206 . Par contre, j’évoquerai d’autres traits internes qui me paraissent constitutifs de la réunion – comme, par exemple, la focalisation de l’attention – et je ne distinguerai pas les phénomènes situationnels de la structure interne, c’est-à-dire que je n’en ferai qu’une seule catégorie de caractéristiques. Cela me paraît d’autant plus justifiable que ma description des traits constitutifs internes restera à un niveau plus macro que celui de Günther/Knoblauch.

Après une introduction générale, nous allons donc regarder de près ce qui caractérise la réunion comme type communicatif aux niveaux interne et externe ; chaque caractéristique sera confrontée aux réunions à la Lutine, pour obtenir ainsi un aperçu de ce qui représente une réunion dans ce squatt ; je dis bien « aperçu » et non pas « définition », car, comme le souligne Kerbrat-Orecchioni (1995 : 129) : « toute typologie des interactions, même si elle s’efforce de ne pas trop coller aux réalités toujours capricieuses du lexique, ne peut mettre en place que des catégories floues207 », cela étant dû à la « pluralité de critères hétérogènes, à la fois indépendants et liés entre eux ». J’essaierai de compenser ce fait par une description détaillée des éléments de ces « catégories floues ».

Notes
203.

« [...] the communicative budget [...] is conceived as the totality of communicative processes influencing the permanence and changes of society [...]. It comprises the sum of communicative processes that are available to individual members, categories of actors, groups, milieus and institutions within a society » (Günthner/Knoblauch 1995 : 22).

204.

« Communicative milieus, as e.g. families, women’s groups, street gangs or student cliques, can be characterized by the fact that a group of communicative actors participates in recurring social occasions, Thus, ethnic [and other, S.K.] milieus whose members participate in recurring social occasions are characterized by their repertoire of speaking practices and communicative genres » (Günthner/Knoblauch 1995 : 16).

205.

Comme, par exemple, la question de savoir s’il existe une « voix de réunion ».

206.

Dans les chapitres suivants, on rencontrera pourtant des microanalyses de phénomènes prosodiques, etc., mais cela comme partie intégrante de l’analyse du style social du groupe.

207.

C’est Kerbrat-Orecchioni qui souligne.