IV.2 Travaux sur la réunion

Même si la linguistique, la sociologie et la psychologie sociale ont porté beaucoup d’intérêt aux personnes qui se rassemblent pour parler, la description et l’analyse des actions verbales qui forment ce qu’on appelle des « réunions » semblent pourtant se restreindre au cadre du travail, à un cadre plutôt institutionnalisé et par suite, dans la plupart des cas, à des groupes hiérarchisés 208 . Schwartzman (1986 : 233-234) déplore le manque d’études sur la réunion à un autre niveau :

‘[…] researchers have made meetings a tool 209 of analysis, when they should have been the topic of investigation. […] This is so because meetings in organizations are like camels are to Arabs 210 – they are a taken-for-granted part of reality […].’

La réunion servirait donc de ressource, d'outil pour étudier des phénomènes, plutôt que d’être le phénomène étudié. Ceci est, selon Schwartzman, la raison pour laquelle la réunion est utilisée comme « background context » d’une multitude d’études, surtout sur la prise de décision ou sur le comportement de petits groupes – en tant que telle, elle est pourtant peu analysée. La situation a heureusement changé depuis ce constat de Schwartzman mais, encore aujourd’hui, rares sont les travaux qui analysent l’interaction verbale dans des réunions hors du monde du travail, et encore plus rares ceux qui utilisent des enregistrements et qui appliquent une méthode ethnographique et/ou basée sur les principes de l’analyse des conversations. Pour mon étude, j’ai utilisé surtout ces derniers, ce qui fait que les études principales qui me servent de référence dans ce chapitre 211 sont les travaux de Meier (1997), de Dannerer (1999), de Boden (1994), de Schwartzman (1989), de Bierbach (1995), et de Traverso (à paraître).

Meier (1997) décrit les procédés de construction par les participants de ce qu’il appelle « Arbeitsbesprechung » 212 , c’est-à-dire les moyens pour démarquer cet événement d’une façon temporelle, spatiale et sociale. Il se concentre sur la focalisation, le développement thématique, les rôles participatifs et les réalisations de différents types discursifs comme « faire des propositions », « discuter et argumenter », etc. Sa méthode est celle de l’analyse conversationnelle, et comme il y intègre aussi des éléments non verbaux, c’est-à-dire mimo-posturo-gestuels, il utilise, en plus de son matériel audio, des enregistrements vidéo. Dans ce travail très détaillé, qui a été une ressource non négligeable pour mes propres analyses, il souligne entre autres les caractéristiques qui, selon lui, distinguent une réunion de travail d’un « geselliges Ereignis » 213 (Meier 1997 : 128). Ce qui me semble intéressant, et ce que j’essaierai de démontrer, c’est le fait que les réunions à la Lutine réunissent des caractéristiques de ces deux formes d’échange.

Dannerer (1999) fait une analyse linguistique du type de discours que représente la réunion, pour en déduire des éléments destinés à servir à des cours de langues étrangères. Elle entreprend une étude détaillée des différentes actions types (comme« (s’) informer », « régler des divergences d’opinion », « distribuer les tâches », etc.), et de leur réalisation langagière, qui constituent la réunion 214 . Ce type d’approche est donc assez comparable avec celui de Meier. Sa description microanalytique m’a surtout donné des idées sur les buts et sur la structure de la réunion – Dannerer fait une analyse exhaustive de ces deux derniers points 215 – , mais aussi de la coopération entre les participants.

Boden (1995) étudie ses données – qui se situent encore une fois dans un contexte de travail – d’une manière ethnométhodologique et s’intéresse surtout au contexte des réunions, c’est-à-dire au rôle et à la finalité des réunions dans le déroulement général des échanges dans des organisations. C'est pour cela que l'étude de la réunion doit toujours se situer dans le cadre général de l'étude de la communication du groupe, comme je me propose de le faire dans mon propre travail. L’étude de Boden est surtout intéressante pour ma propre analyse parce qu’elle développe un système de distinction entre des réunions formelles et informelles qui, appliqué à mes données, montrera (combiné avec les résultats de Meier) que les réunions de la Lutine contiennent des éléments de chacun de ces deux pôles.

L’étude ethnographique de Schwartzman (1989, cf. aussi son article de 1986) sur un « Mental Health Centre », une organisation à but non lucratif qu’elle désigne comme « alternative », décrit, sans analyse détaillée des interactions verbales, la construction de réunions comme génératrices d’idéologies de l’organisation, en tant que lieu des liens croisés entre pouvoirs, émotions, et décisions. Cette perspective sociologique m’a donné de nouvelles pistes pour considérer au niveau très général le groupe et la réunion comme expression de celui-ci. Ce travail est un des premiers qui s’occupe des réunions dans des groupes a priori non-hiérarchisés et qui considère les réunions non comme outils neutres, mais comme porteuses de sens dans l’organisation. Cette étude de Schwartzman m’a surtout aidé à comprendre le rôle et la fonction de la réunion, qui va au-delà de ce qu’on peut y voir à la surface des interactions.

Dans son article sur le rassemblement d’une « asociación cívica de un barrio periférico ‘popular’ [...] de Barcelona » à l’époque de la « transición », c’est-à-dire pendant les premières années de la démocratie post-franquiste, Bierbach (1995) caractérise la modalité interactive « débat de réunion » au niveau de sa micro- et de sa macro-structure. Le groupe analysé est (au niveau de son idéologie, de sa structure, etc.) plus proche de mon groupe que tous les autres que j’ai pu trouver dans la littérature ; de plus, Bierbach utilise comme moi les méthodes de l’analyse conversationnelle. Son analyse de la situation communicative qu’elle caractérise comme très spécifique en ce qui concerne la dimension « proximité – distance » s’est avérée très utile pour la description de mes propres données.

L’article de Traverso (à paraître) sur les polylogues, qui traite le « crowding » et « splitting » dans une réunion de chercheurs a été très utile à mon travail grâce aux analyses détaillées de la focalisation de l’attention et de l’organisation des tours de parole possibles dans des réunions. Les exemples présentés vont des réunions formalisées jusqu’aux conversations familières, donc non formalisées ; dans le cas des réunions des chercheurs, celles-ci sont « both institutional (therefore formal) and held among peers (therefore informal) » (Traverso à paraître : 5). Comme je l’ai déjà dit, les réunions à la Lutine se situent sur un continuum entre différentes formes d’échanges : ceci est vrai pour leur degré de formalisation comme pour leur degré d’institutionnalisation.

Notes
208.

Pour n’en mentionner que quelques exemples : Schwartzman (1986, 1989), Lenz (1989), Schütte (1991), Boden (1994), Müller (1997), Meier (1997), Poro (1999), Dannerer (1999), Menz (2000).

209.

C’est Schwartzman qui souligne.

210.

Pour illustrer cela, elle cite Jorge Luis Borges qui dit que la preuve du fait que le Coran ait été écrit par un Arabe est que l’on ne trouve pas de chameaux dedans : pour un Arabe, les chameaux font tellement partie de la réalité qu'il n’y a pas besoin de les mettre en avant.

211.

Pour un aperçu détaillé des travaux existants cf. Dannerer 1999. Je ne présente ici que les travaux qui ont servi de base pour ce chapitre.

212.

Pour une discussion des différents termes pour « réunion » en allemand, cf. infra.

213.

Une traduction exacte en Français étant malaisée, je donne ici la traduction anglaise : « social gathering ». Il s’agit d’une notion floue, dont Meier ne donne pas de définition. Dans son analyse, les « gesellige Ereignisse » sont des rencontres entre amis qui planifient leurs vacances – le cadre est donc assez détendu, mais ils ont un thème fixé d’avance. Meier ne précise pas les circonstances de l’enregistrement. Les analyses des rencontres entre amis, comme celles qui comparent les deux types d’événement, restent malheureusement à la surface ; ceci est pourtant compréhensible, car l’intérêt de Meier porte sur des réunions de travail et non pas les réunions entre amis.

214.

La liste des tâches serait, surtout pour le cas de la réunion à la Lutine, à élargir ; je pense par exemple aux actions imaginaires, et aux moments de détente, d’humour, en général.

215.

Et ce faisant, elle insiste plus sur la structure classique d’ouverture – corps de l’interaction – clôture que Meier, qui parle de la « focalisation de l’attention » pour décrire l’ouverture de la réunion, et de la « prise de décision », de la « formulation de résultats », etc., pour en décrire la clôture.