IV.3.2.2 Les buts

Les buts (car je parle bien des buts au pluriel) se divisent en deux catégories : le fait d'être ensemble d'une part, et le fait d'agir ensemble d'autre part 222 , donc finalité « interne » et finalité « externe » (cf. Kerbrat-Orecchioni 1995 : 127) ou, comme le formule Boden (1994 : 81) :

‘[...] meetings remain the essential mechanisms through which organizations create and maintain the practical activity of organizing. [...]. Meetings are also ritual affairs, tribal gatherings in which the faithful reaffirm solidarity [...].’

Pour Müller (2002 : 18), qui travaille sur le langage au travail, la réunion est intéressante pour l’analyse parce que

‘c’est là que se passent les choses les plus importantes, celles qui sont à prendre en compte pour comprendre la multitude interactionnelle de l’entreprise. […] les réunions donnent des éclaircissements sur certains centres d’intérêt des participants, qui sont liés à leurs tâches respectives. Ainsi se concentrent d’une manière typique, dans les réunions, les indices concernant leur Lebenswelt. Des caractéristiques de comportement, qui se situent entre des pôles comme proximité/distance ou formalité/informalité, donnent des indices pour déterminer le style du groupe, la spécificité du parler du milieu et la culture de l’entreprise 223 .’

J’ajoute les points suivants :

  1. La réunion est une manifestation de l'existence même du groupe, un signe de la vitalité de celui-ci. Se rassembler met en évidence le groupe en tant que tel ; cf. Schwartzman (1986 : 250) : « […] organizations need meetings, because it is through meetings that the organization creates and maintains itself ».

La réunion est bien sûr aussi le lieu où des antagonismes dans un groupe sont affirmés, où des problèmes courants et exceptionnels sont discutés – il ne faut donc pas seulement la considérer comme un acte fusionnel. Elle peut aussi être le lieu où sont réglés des conflits, cf. Schwartzman (1989 : 200) qui parle du rôle des réunions « as a background structure for the resolution, regulation, display or suppression of conflict ».

La réunion est alors considérée comme « ritual224 » (Schwartzman 1986 : 249), comme « actividad rutinaria » (Bierbach 1995 : 521) qui renforce et stabilise la vie d’un groupe.

  1. Les buts actifsOu la « finalidad práctica », comme le formule Bierbach (1995 : 522). d'une réunion peuvent être multiples, implicites ou explicites, mais ils se regroupent autour des axes suivants :

Iedema/Wodak (1999 :11) citent Mumby pour lequel la finalité interne et la finalité externe jouent un rôle également important :

‘Mumby considers meetings to be a prime genre where the organization’s dominant ideologies, norms and values are reinforced, negotiated and contested : « meetings are perceived as a necessary and pervasive characteristic of organisational life – they are events that people are required to engage in if decisions are to be made and goals to be accomplished. While this is the ostensible rationale for meetings, they also function as the most important and visible sites of organisational power, and of the reification of organisational hierarchy ». (Mumby 1988 : 68, cité par Iedema/Wodak 1999 :11)’

Est-ce que cette dernière constatation – le fait que les réunions fonctionnent comme sites du pouvoir, comme lieu de renforcement de la hiérarchie de l’organisation – est un facteur qui joue aussi à la Lutine ? Formulons une réponse prudente :

Je ne parlerai pas de hiérarchie à la Lutine, mais d’un poids plus ou moins important qu’ont les habitants dans le groupe. Prenons par exemple l’organisation des tours de parole :

Le droit à la parole est a priori le même pour tous. Pourtant, certaines personnes parlent manifestement plus que les autres dans les réunions à la Lutine, et il semble que ce soient souvent les mêmes. Il semble aussi qu’un grand nombre des participants ne dise quasiment rien. Pucciarelli (1999 : 166) pose cette observation de la façon suivante :

‘Ce principe [de ne pas vouloir des chefs qui pensent et des hommes de mains qui agissent, S.K.] est toujours à la base des activités des libertaires d’aujourd’hui, ce qui ne va pas sans problèmes et qui n’exclut pas qu’il y ait « des gens », à l’intérieur du mouvement, qui soient plus connus et reconnus que d’autres. Ce qui n’empêche pas non plus que des pouvoirs s’installent aussi à l’intérieur de ce mouvement qui se revendique souvent comme étant contre toute forme de pouvoir. Le pouvoir de ceux-celles qui savent plus, qui sont dans le mouvement depuis plus longtemps, qui ont plus de tchache 227 [...].’

Il me semble difficile de répondre à la question de savoir s’il y a des leaders dans ce groupe anarchiste et si (ce qu’on m’a souvent dit pendant des discussions sur mon sujet de thèse) c’est vrai que « des groupes sans chef(s) n’existent pas ». Mais, et ceci est évident, certaines personnes ont plus de poids que d’autres dans le groupe, et cela est lié à l’engagement que ces premières investissent dans des activités collectives ou des activités pour le groupe ; activités que ces dernières montrent moins. L’engagement mène à montrer de la présence – entre autres dans les réunions – et donc donnent une importance dans le groupe. Ceci ne veut pas dire que ces personnes-là soient les « chefs » du groupe.

Schwonke (1999 : 44) ne répond pas forcément à notre question, mais ajoute un élément qui aide à la reformuler :

‘Il existe de nombreux groupes dans lesquels il ne s’est pas développé un système de domination et de soumission. Mais dans ces groupes-là aussi il y a toujours des personnes qui exercent une grande influence sur les décisions du groupe, et des personnes qui n’en exercent presque aucune. Cette différenciation de l’influence peut être liée à une différenciation des attributions [...] 228 .’

Ceci dit, une inégalité d’influence dans un groupe peut s’expliquer par l’inégalité fonctionnelle des membres du groupe : celui qui a le plus d’information ou le plus de compétence pour résoudre un problème, prend une place 229 plus importante dans la discussion, et acquiert aussi plus d’influence. Nous rencontrons ici le rôle de « l’expert » dans le groupe. Ce rôle d’expert dépend en partie de facteurs contextuels, de facteurs « externes » : « l’autorité advient au langage du dehors » (Bourdieu 1982 : 105).

Notes
222.

Même au cours de réunions dites « d'information », il y a action d'informer et action de s'informer.

223.

« Besprechungen sind deshalb von Interesse, weil in ihnen die wichtigsten Fäden zusammenlaufen, die zu einem Verständnis der interaktionalen Vielfalt des Unternehmens zu berücksichtigen sind. […] [Besprechungen geben] Aufschluss über bestimmte Interessenlagen der Teilnehmer, die mit ihren jeweiligen Aufgaben zusammenhängen. So verdichten sich in Besprechungen typischerweise die Hinweise auf die Lebenswelt der Mitarbeiter. Handlungseigenschaften, die zwischen Polen wie Nähe und Distanz oder Formalität und Informalität oszillieren, geben Hinweise auf Gruppenstile, die Milieuspezifik des Sprechens und die Betriebskultur ».

224.

« As a collective ritual, meetings provide participants with a way to both negotiate and interpret their social reality and, at the same time, in certain organizations (e.g., organized anarchies) the meeting may be the major evidence of organizational action » (Schwartzman 1986 : 250).

226.

Ceci me semble assez intéressant. Schwartzman illustre ce point avec une interview dans laquelle la personne raconte qu’il y a des dynamismes dans des réunions qui mènent à des décisions ou à des actions imprévisibles, de façon à ce que les participants se demandent après la réunion « […] ‘how in hell did you decide that ?’ and if you weren’t at the meeting, you really can’t appreciate how it was done » (Schwartzman 1986 : 248). Romain parle de ce dynamisme (dans R4) pour expliquer pourquoi il tient à participer personnellement au rencontre avec la Courly :

1 RO: moi euh je trouve que c'e::st super important psy- ‘fin moi non plutôt pour moi

2 alors moi j'ai vachement envie d'y aller .. parce que ... si jamai:s j'y vais pas par

3 exemple je sais que j'aurai des comptes rendus qui seront pas forcément:

4 complets en plus de ça souvent euh c'est des comptes rendus euh pas du tout

5 ‘fin pas objectifs mais c'est évident quoi et: moi ça me paraît vachement

6 important d'avoir mes impressions sur le moment donc (R4/189-194)

227.

C’est Pucciarelli qui souligne.

228.

« Es gibt viele Gruppen, in denen sich nicht ein klares System von Über- und Unterordnung herausgebildet hat. Aber auch dort gibt es immer Personen, die auf Gruppenentscheidungen einen sehr großen, und andere, die fast gar keinen Einfluß ausüben. Diese Differenzierung des Einflusses kann sich verbinden mit einer Differenzierung nach Aufgabenbereichen [...] ».

229.

Même si j’utilise le mot « place » ici, je tiens à parler de « rôles » et non pas de « places » dans ce chapitre. Un système de places (cf. Kerbrat-Orecchioni 1992 : 71-75) me semble trop lié à des notions comme « position haute/basse », à une certaine hiérarchie, pour décrire les interactions dans les réunions à la Lutine.