IV.3.2.3 Les participants (nombre, statut, relation)

Pour déterminer le nombre de participants et leur statut interlocutif dans un échange communicatif, Goffman introduit le modèle de « participation framework » (1981) ; il postule que chaque personne qui se trouve à portée d’un événement langagier, possède un certain statut vis-à-vis de celui-ci. Ceci peut aller d’un simple « bystander » 230 , un témoin extérieur qui peut néanmoins avoir une certaine influence sur le déroulement de l’interaction, jusqu’à un « vrai » rôle de participant ratifié – celui-là peut être destinataire direct (ou allocutaire) ou indirect (ou latéral) –qui est intégré au groupe conversationnel 231 . Pour décrire le cas de la réunion, ce modèle ne nous avance pas beaucoup :

Dans notre cas, les participants, c’est-à-dire les interactants, sont les membres de la Lutine ainsi que des amis qui y habitent pour un temps (cf. II.2.2.2), et quelquefois des « invités » comme Jeanne, une étudiante qui veut tourner un reportage à la Lutine, dans R7. Le nombre varie entre sept et dix-neuf personnes 233  ; il s’agit donc d’un nombre élevé de participants « également actifs – ou du moins, que le cadrage institutionnel autorise à être actifs 234  » (cf. Kerbrat-Orecchioni 1995 : 124). Ils sont tous des participants ratifiés.

Considérons les suggestions de Traverso (1999 : 18) pour décrire la relation entre les participants : « On peut différencier les grands types de relations : personnelles (amis), institutionnelles (collègues), fonctionnelles (client/vendeur). Ces catégories ne s’excluent pas l’une l’autre […] ». Une réunion peut aussi bien se dérouler entre amis (par exemple une réunion pour organiser des vacances communes) qu’entre collègues (dans l’entreprise, à l’université, etc.). Les participants assument des rôles interactionnels : dans une réunion, on peut s’imaginer le rôle de l’animateur, celui du secrétaire qui prend les notes, etc. Enfin, la relation peut être décrite en termes de proximité/distance (axe horizontal) et égalitaire/hiérarchisée (axe vertical).

La relation entre les participants des réunions à la Lutine est personnelle et du côté des pôles « proximité » et « égalité » sur les deux axes respectivement. Je parlerai plus loin en détail des rôles interactionnels.

Un dernier point concernant les participants me semble important : remarquons que d’habitude, les Lutinistes attendent que tout le monde soit arrivé pour commencer la réunion 235 , ce qui souligne son caractère institutionnel, mais aussi la nature du groupe : la relation entre les participants est égalitaire, et l’individu est aussi important que le groupe.

Il arrive que l’absence de certains membres du groupe empêche d’aborder certains sujets, de pousser plus loin une discussion, ou de prendre une décision :

R3/316-334 :
R3/316-334 :

Ici se pose le problème qu’il y a une décision à prendre et que Nicola est absente et ne va pas arriver avant un petit moment (10/11). La décision a une grande importance, car il s’agit d’accepter le collectif Loziz dans la maison de la Lutine. Maryse propose un compromis : de prendre une décision, mais de la laisser ouverte ; elle souligne que Nicola peut s’informer de la discussion en lisant le compte-rendu 236 et donner son avis par la suite (9/10). Rémi voit bien l’inconvénient de cette proposition : une décision de cette dimension et avec de telles conséquences, prise pendant une réunion, pourra difficilement être remise en question par Nicola– elle aurait l’air d’une rabat-joie, voire d’une petite despote qui abuse de son pouvoir en disant légèrement, à la capricieuse, ah ben non finalement eu:h (15/18), et en ordonnant : cassez-vous (18). C’est pour cela que Rémi appelle la proposition un tout petit peu faux-cul 237  (13) : elle serait à la surface politiquement correcte puisque ouverte en apparence (tout le monde devrait être présent pour prendre une décision aussi importante), mais enlèverait au fond toute possibilité à Nicola de donner son véritable avis si celui-là va à l'encontre de la décision prise sans elle.

La discussion sur ce problème s’arrête là pour le moment, Pénélope fait une remarque sur l’organisation des tours de parole qui détourne le sujet. La solution en est que Nicola arrive à l’improviste vers la fin de la réunion. Juste avant la dispersion de la réunion, Alex reprend le sujet :

R3/2793-2811 :
R3/2793-2811 :

Alex ne se sentirait pas exclu ou gêné si une réunion se passait sans lui ; la condition en est d’obtenir les informations nécessaires par la suite et d’avoir des trucs à dire après (3/4), c’est-à-dire d’avoir la possibilité de donner son opinion par la suite – avec l’espoir de pouvoir encore changer quelque chose quand une décision est déjà prise ? Impossible de savoir s’il croit à cette possibilité. L’important est en tout cas de conserver les informations pour les personnes absentes ; Maryse souligne que cela est justement la fonction des comptes-rendus qui sont rangés dans un cahier (un classeur, en réalité, 17-19).

L’exemple suivant montre que pour Rémi, ce ne sont pas seulement les décisions, mais déjà le fait de parler de certaines choses en l’absence de certains membres qui peut poser problème :

R2/293-303 :
R2/293-303 :

Il fait une distinction claire entre la réunion (=parler de façon formelle, 11) et en parler entre nous, 11 (=individuellement, inofficiellement) – ce qui est discuté en réunion a pour lui un statut spécial, une importance au-delà de l’interaction de tous les jours.

Ceci nous mène à la description des caractéristiques internes d’une réunion.

Notes
230.

Goffman distingue des « overhearers » et des « eavesdroppers » (tandis que l’émetteur se rend compte de la présence des premiers, il se fait surprendre par les seconds qui sont des « épieurs »).

231.

Pour une discussion de ce modèle, cf. Kerbrat-Orecchioni 1995 : 82-103.

232.

Je dis bien « généralement », il y a sûrement des exceptions – on pourrait imaginer des réunions en plein air auxquelles se joignent des passants.

233.

La première réunion enregistrée (R1) rassemble sept personnes ; la dernière (R7) dix-neuf.

234.

Ce qui rapproche les réunions à la Lutine d'autant d'assemblées générales.

235.

Deux exceptions : soit la personne qui est en retard a déjà annoncé qu’elle n’allait pas arriver à temps ; soit elle arrive avec un retard de plus d’une demi-heure.

236.

Maryse a prévu cette situation dès le début de la réunion où elle a dit à Alphonse qui prend les notes : [...] t'essaie de les prendre vraiment bien pour qu'on puisse les donner à Nicola (R3/63-64).

237.

On remarquera qu’il utilise l’atténuant un tout petit peu pour ne pas trop attaquer la face de Maryse.