IV.3.3.1 Le degré de formalité 238

Comme je l’ai déjà remarqué, Rémi emploie le terme « formel(le) » quand il parle d’un échange verbal en réunion. Cette perception de la réunion par un de ses participants ou catégorisation des membres comme « formelle » 239 peut nous aider à la situer sur le continuum informel – formel, les perceptions des interactants s’ajoutant aux « étiquettes » de l’analyste qui essaie de trouver des catégories pertinentes 240  : « Qu’on se contente d’opposer binairement les échanges ‘familiers’ (‘colloquial’) aux échanges ‘formels’ (‘ceremonial’), ou que l’on préfère distinguer plus finement, [...] il n’en reste pas moins que c’est en réalité à un continuum que l’on a ici affaire [...] » (Kerbrat-Orecchioni 1995 : 127). Effectivement, les réunions à la Lutine intègrent des éléments informels et formels ; il semble difficile de les « ranger » dans leur totalité définitivement dans l’une des deux catégories, surtout si je suis Goffman (1957 : 129) :

‘More important, one ought not to expect that concrete situations will provide pure examples of informal conduct or formal conduct, although there is usually a tendency to move the definition of the situation in one of these two directions. […] I would like to emphasize the fact that activity in a concrete situation is always a compromise between the formal and informal styles.’

Tandis que Goffman parle de « situations » en général, Schwartzman (1989 : 41) ajoute pour la réunion un autre aspect qui me semble intéressant ; pour elle, une réunion « provides individuals with a structure to use to metaphorically mix their formal and informal relationships and feelings with community or organizational issues, problems, and solutions ». Le mélange des deux modalités donne donc aux participants la possibilité de discuter des problèmes personnels à un autre niveau que dans la conversation de tous les jours : « the episodic nature of meeting talk creates the possibility for individual and group social relationships, agreements and disagreements, to be discussed and framed as a discussion of business » (Schwartzman 1986 : 246) 241 .

Suivant l’interprétation de Rémi, je formulerai la thèse suivante : les réunions se déroulent d’une manière plus formelle que les autres échanges à la Lutine, et cela se montre surtout dans les caractéristiques suivantes – selon des critères cités par Vion (1992 : 134) :

  • la focalisation de l’attention ; Schwartzman (1989 : 287-288) cite Irvine qui « suggests that [the development and maintenance of a central focus of speech] is an important feature characteristic of formality in communicative events in general ». On s'intéressera de plus près à ce trait dans IV.3.3.1. ;
  • un élément important ici est la nature non spontanée des rituels d'ouverture ou de clôture. On regardera ce point de plus près dans IV.3.3.3. ;
  • l’élaboration d’un ordre du jour, la prise de notes pendant la réunion (cf. infra).

Les éléments informels dans les réunions à la Lutine seraient, par contre :

  • la nature symétrique du cadre interactif (cf. IV.3.3.4) ; selon Vion (1992 : 134) qui distingue entre un cadre symétrique et un cadre complémentaire – autrement dit non-hiérarchique ou hiérarchique ;
  • les règles de circulation de parole la plupart du temps implicites. L’exception est R4 où Rémi propose de nommer quelqu'un ou enfin en fait je préférerais quelqu'une et tant qu'à faire si ça pouvait être toi puisque tu prends les notes qui coordonnes un peu la réu c'est juste une histoire d'efficacité (R4/123-125) et effectivement Pénélope se met à remplir le rôle de « modératrice », mais l’oublie petit à petit pendant la réunion (cf. IV.3.3.6). Dans R3, la proposition de faire un tour de parole individuel (R3/335) est acceptée et appliquée –- ce qui n’empêche pas des passages de discussion libre pendant le déroulement de ce tour de parole ;
  • le caractère semi -ouvert du contrat de parole : a priori tout le monde peut introduire des thèmes, mais pas à n’importe quel moment de la réunion, l’ordre du jour étant établi au début de la réunion (cf. infra). Si quelqu’un ne se rappelle que plus tard qu’il voulait parler d’un certain point, il ne peut l’introduire qu’en marquant de façon métadiscursive que ce n’est pas vraiment le moment de le faire 242 .

Pour mieux représenter les aspects informels et les aspects formels des réunions à la Lutine, je les rassemble dans le tableau suivant :

Tableau 3 : Les aspects informels/formels des réunions à la Lutine
  Aspects formels Aspects informels
Cadre
spatio-temporel
(lieu et temps)
lieu et temps préétablis, annoncés on attend que tous les participants soient arrivés quite à ne pas de commencer à l’heure prévue
Cadre spatial (agencement de l’espace) les participants se mettent plus ou moins en cercle (cf. focalisation de l’attention) pas de table/de chaises pour tout le monde ; certains participants sont assis par terre
Cadre interactif   Symétrique
Règles de circulation de parole au moins deux fois explicites dans la plupart des cas implicites
Caractère du contrat de parole semi-fermé, parce que l’ordre du jour restreint le glissement thématique semi-ouvert, parce que a priori il y a possibilité d'aborder tous les sujets
Documentation de la réunion prise de notes Les notes restent sous forme de brouillon, et seraient à peu près incompréhensibles pour une personne extérieure
Rituels d’ouverture/
de clôture
non spontanés  
Autre   quelques participants mangent / boivent / préparent à manger pendant la réunion, parlent la bouche pleine, font des remarques sur ce qu’ils sont en train de manger ou de boire 243
métacommentaires des participants concernant la réunion 244

Pour Boden, la différence entre réunions formelles et informelles réside dans les caractéristiques suivantes :

‘they [=formal meetings, S.K.] may be officially convened by written summonses or fixed arrangements, have an organizationally defined composition of members, follow a prepublished or relatively fixed agenda, and be chaired by a designated official. (Boden 1994 : 85)’

Cela confirme ce que j’ai dit des réunions à la Lutine, avec l’exception que ces dernières ne sont pas « chaired by a designated official ». Selon Boden (1994 : 85), la « chairperson » guide les tours de parole pendant une réunion formelle : « a primary feature of formal meetings is the directed and restricted nature of turn-taking, channeled as it is by and through the chairperson [...] ». Comme nous allons le voir (cf. V.2.3.6), la personne qui prend les notes joue jusqu’à un certain dégré ce qu’on pourrait appeler ce rôle de « chairperson » ou modérateur/personne régulatrice, mais dans un sens beaucoup moins strict que chez Boden (1994 : 99) où « turn allocation, transition, and even duration are overtly managed by the chairperson functioning as a kind of central switching station for the meeting ».

Comme Boden (1994 : 100) le décrit plus loin, le degré de formalité dépend moins de facteurs externes (le cadre) que de facteurs internes (comme le « turn-taking) » ; ce dernier est établi de manière locale : « [...] the relative formality of a given meeting is an unavoidably local affair. Meetings do not all proceed at the same level of formality and, therefore, turn-taking procedures vary ». Nous nous intéresserons à l’organisation des tours de parole dans IV.3.3.4.

Bierbach ne parle pas seulement de l’axe formel-informel, mais souligne qu’une des spécificités comme type d’interaction de la réunion qu’elle analyse est sa position (en tant que situation communicative) sur l’axe proximité-distance 245  : en ce qui concerne la familiarité entre les participants, leur mode de vie et leurs références communes, etc., la réunion se situe au pôle « proximité » – leur histoire interactive commune et l’habitude de se rencontrer régulièrement permettant entre autres un degré élevé d’indexicalité (utilisation de formes allusives et/ou elliptiques, registre familier, etc.). Par contre, l’organisation rigide et les « reglas del juego » (Bierbach 1996 : 521), comme la présence d’un « moderador », un ordre du jour, une liste des gens qui veulent parler 246 (tout cela ayant évidemment une influence directe sur l’organisation des tours de parole), justifieraient de la situer au pôle « distance ».

L’oscillation entre un style de distance et un style de proximité se montre aussi dans

  • le choix d’éléments lexicaux : un langage familier, interjections vs. termes techniques, vocabulaire et phraséologie politique ;
  • le choix de modes narratifs (narration vs. rapport) ;
  • la prosodie (marquée – non marquée de façon émotionnelle, etc.) ;
  • la présence d’éléments phatiques (allusion directe, signaux de contact) vs. « discipline ».

Cette position changeante sur le continuum proximité-distance qu’on trouve aussi dans les réunions à la Lutine – avec deux différences importantes : à la Lutine, il n’y a ni liste des gens qui veulent parler, ni modérateur –, pourrait mener à des difficultés de gestion de la réunion, voire à des tensions ou à des malentendus. Bierbach souligne pourtant que les participants se font comprendre mutuellement de manière locale dans quelle modalité d’interaction ils se trouvent :

‘la interacción se sitúa de manera variable entre los polos « distancia-proximidad », los cuales, por supuesto, no deben considerarse como parámetros fijos, definidos de antemano, sino que se « re-definen » o « re-negocian » en cada momento concreto.(Bierbach 1996 : 526)’

Une étude plus détaillée de cet aspect de la réunion serait tout à fait intéressante, mais elle n’a pas sa place ici. Il serait intéressant de regarder de près quelles phases (ou quels actes discursifs) d’une réunion se situent où sur l’axe proximité-distance, et s’il y a certaines situations qui engendrent une plus ou une moins grande formalité.

Notes
238.

A situer au même niveau que le « degree of institutionalization » de Peskett (1987 : 47).

239.

Ceci n’est pas le seul exemple d’une catégorisation des membres ; dans R3 (2815/2816), deux personnes de Loziz racontent :

PE: nous jusqu'à présent . on on fonctionnait sans réunions

AX: fin on se pa- on se parlait de temps en temps mais c'était pas formel

240.

Atkinson (1982 : 87) regrette que la recherche sociologique ne prenne pas assez en compte ces définitions des interactants eux-mêmes – un constat que l’on pourrait, à mon avis, encore faire aujourd’hui pour ce domaine –-, et dit qu’une approche ethnométhodologique est à préférer pour étudier ce « traditional sociological issue » (ibid.) qu’est la relation entre des actions sociales formelles et informelles : « Throughout an extensive literature, however, there is relatively little concern for the fact that, in common with most of the other conceptual distinctions found in sociological studies, the contrast between ‘formal’ and ‘informal’ interaction was and is in the first place a members’ analytic distinction ».

241.

Christmann (1997), qui analyse la construction communicative de « morale » dans des groupes écologistes, parle entre autres de leurs réunions. Elle n’en décrit que brièvement le fonctionnement, c’est-à-dire qu’elle les utilise plutôt comme outil pour l’analyse d’autres aspects. Christmann ne se pose pas le problème de classer ces réunions dans leur intégralité selon leur degré de formalité : elle divise ce qui s’y passe en « communication formelle » (surtout la transmission du savoir, entre autres par des exposés d’experts et par des rapports) et en « communication informelle » (par exemple s’indigner ou se moquer). Ses critères pour distinguer les deux parties ne sont pas clairs, mais on peut avoir l’impression que la distinction est beaucoup plus nette que dans les réunions de mon propre corpus : apparemment, le gros des interactions est à considérer comme formel, et tout ce qui les interrompt est informel. Dans ce contexte, deux points de Christmann me semblent intéressants : que les parenthèses informelles dans les groupes écologistes sont contextualisées par des commentaires métacommunicatifs (cf. Christmann 1997 : 84) et qu’elles tournent surtout autour des sujets qui viennent d’être traités ou autour d’une thématique écologiste, donc qu’elles restent dans le cadre de la réunion. Aucune des deux constatations ne s’applique à mes données.

242.

Pour Traverso (à paraître : 5), les réunions qu’elle analyse « were both institutional (therefore formal), and held among peers (therefore informal) ». Je ne la suis pas en ce qui concerne l’identification de « peers » et « informal ».

243.

Sans commune mesure avec l’eau minérale ou le café servi pendant des réunions d’entreprise.

244.

MR: qu’est-ce que c’est chiant (R4/631)

SY: aller j'ai pas t- quinze an:s moi (R7/3388); (Sylvie est mécontente que la réunion dure trop longtemps)

245.

Cf. Koch/Oesterreicher 1990.

246.

Tous ces éléments sont négociés au début de la réunion, ils n’existent pas a priori. Ils marquent l’ouverture de la réunion et ainsi la délimitation entre la partie informelle et la partie formelle de la rencontre.