IV.3.3.2 La focalisation de l’attention

La focalisation de l’attention 247 ou « la direction presque ininterrompue de l’attention de tous les participants [...], du début officiel jusqu’à la fin officielle [...] et la cessation officielle de cette attention » 248 (Meier 1997 : 270-274) est typique pour « multi-party gatherings in which a single sequence of interaction is oriented to by all co-present parties (e.g. court hearings, debates, ceremonies, meetings, church services, etc.) » (Atkinson 1982 : 96). Elle est visible à la Lutine justement aux moments où elle est interrompue : par des conversations parallèles, donc dans les moments où quelqu’un formule un énoncé « privé », souvent la première partie d’une paire adjacente (une question ; la demande, par exemple d’une cigarette ou d’une information à son voisin). Ces conversations-là sont menées à voix très basse, voire chuchotées, afin de ne pas déranger la réunion, marquant ainsi cette partie de l’interaction comme étant subordonnée à l’activité officielle ou comme ce que Goffman (1981 : 133-134) appelle « byplay ». On ne trouve pas ici la division en plusieurs fils d’échanges, phénomène qui se produit dans des conversations quotidiennes, informelles, à partir d’un certain nombre de participants (« conversational schism », comme le décrivent par exemple Sacks/Schegloff/Jefferson 1974 : 713, Schegloff 1995 249 et Egbert 1997). Kallmeyer/Keim/Nikitopoulos (1994 : 55) décrivent justement l’alternance de phases avec focalisation centrée et de phases avec focalisation divisée comme caractéristique de l’interaction informelle d’un groupe :

‘L’orientation mobile et nécessitant peu d’investissement dans l’interaction concerne aussi la réceptivité communicative mutuelle des membres du groupe. Un phénomène caractéristique de l’interaction informelle de groupe est le fait que des phases d’interaction centrée (pendant lesquelles les interactants se concentrent tous sur un thème et forment un cercle conversationnel) alternent avec des phases de dissolution de l’interaction dans des petites constellations conversationnelles [...] 250 .’

La réceptivité communicative mutuelle est très restreinte dans les réunions, en premier lieu en ce qui concerne le choix d’un possible interlocuteur qui sortirait de la focalisation commune : il s’agit toujours de la personne/des personnes assise(s) juste à côté. Ceci me semble un point qui montrera que, au niveau de la réceptivité mutuelle, les réunions à la Lutine se trouvent sur un continuum entre l’informel et le formel.

La focalisation commune à la Lutine se montre aussi à travers ce que Meier (1997 : 128) appelle le « contrôle de la sensibilité locale  251 » : les interactants ne font leurs commentaires sur ce qui les entoure (le temps qu’il fait, le site, etc. ) qu’avant le début et après la fin de la réunion 252 . Une exception concerne les bruits qui gênent le déroulement de la réunion, comme une sirène dans R6 ou un camion dans R1, qui sont commentés – justement parce que le bruit dérange et complique l’interaction 253 .

A plusieurs moments, les participants tentent de rétablir l’ordre, donc la focalisation commune, par des énoncés métadiscursifs : bon ben on c- on continue (XX dans R7/3345, après un rire collectif), sinon est-ce qu’on peut euh [...] genre eu:h je veux bien juste finir le point par exemple (Alex dans R7/2476 et 2481, après une séquence latérale avec des conversations parallèles), c’est hors ce sujet-là . (x) . on avance ‘fin (Pénélope dans R4/623, après une séquence de blague). Ces énoncés peuvent aussi être des rappels à l’ordre implicite, par exemple par l’évocation d’un point de l’ordre du jour, souvent accompagnée par un marqueur de structuration : ouais nouvelle installation (Alex dans R2/138) et autrement pour ce qui est eu:h . ouais ben pour ce qui est ménage et tout […] (Rémi dans R2/1031) ou par une question qui rétablit le thème : qu'est-ce qu'on fait avec le voisin (xxxxxx) donc ou: (Sabine dans R2/593) ou quoi d’autre (Alex dans R2/863). Ces tentatives, et le fait qu'elles proviennent de personnes différentes me semble important, sont généralement couronnées de succès. Goffman explique que pour mettre de l’ordre dans l’interaction (c’est-à-dire entre autres le contrôle de tensions, la structuration du déroulement thématique, le traitement des perturbations), les interlocuteurs n’ont pas besoin d’un grand effort s’ils se trouvent dans un esprit de coopération, s’ils parlent le même langage d’allusions, s’ils partagent les mêmes ambiguïtés, les mêmes plaisanteries, etc. (Goffman 1971 : 63) : avec cet ensemble d’habitudes (Goffman 1971 : 163), les interactants disposent d’un grand potentiel d’intercompréhension.

Notes
247.

Cf. Goffman (1961 : 7) : « Focused interaction occurs when people effectively agree to sustain for a time a single focus of cognitive and visual attention, as in a conversation, a board game, or a joint task sustained by a close face-to-face circle of contributors ». Cf. aussi Traverso (à paraître : 2) qui parle de « shared-focus settings » qui sont à distinguer de « multi-focused settings » où les participants partagent leur attention entre différentes activités. Pour Peskett (1987 : 48), la manière de créer un « state of joint attentiveness » est une des questions importantes dans la description d’une réunion. Pour Schwartzman (1989 : 287), « the development and maintenance of a central focus of speech is an important feature of meetings ».

248.

« [...] die nahezu durchgängige Ausrichtung der Aufmerksamkeit aller Beteiligten auf einen gemeinsamen Fokus, und zwar vom offiziellen Beginn bis zum offiziellen Ende [...] auch durch dessen offizielles Aufheben ».

249.

Schegloff (1995 : 32) définit le schism comme « division into a number of separate conversations, each of which is self-organized in the same way as the progenitor of the schism, into which the several seperate conversations may subsequently remerge ».

250.

« Die aufmerksame und bewegliche Orientierung in der Interaktion betrifft auch die kommunikative Zugänglichkeit der Gruppenmitglieder füreinander. Ein charakteristisches Phänomen von informellen Gruppeninteraktionen ist, daß sich Phasen mit zentrierter Interaktion, in denen die Beteiligten sich insgesamt auf ein Thema konzentrieren und einen Gesprächskreis bilden, abwechseln mit Phasen der Auflösung der Interaktion in kleine Gesprächskonstellationen ».

251.

« Kontrolle (der) lokalen Sensitivität ».

252.

Traverso (1996 : 111-127) décrit ce « commentaire de site » comme une routine liée à la situation de visite.

253.

Dans R4/708, Maryse propose de débrancher le téléphone, qui effectivement sonne assez régulièrement pendant des réunions (je ne sais pas si cela a effectivement été fait ; en tout cas, le téléphone ne sonne plus pendant cette réunion) :

1 MR: on le débranche non

2 AL: ouais (xxxxx)