IV.3.3.3 Le déroulement/ la structure de la réunion

Une réunion a un début 254 et une fin officiels, marqués par l’établissement et par la levée de la focalisation commune – il se peut que pour cela le groupe ait besoin de plusieurs tentatives. Citons comme exemple R1, où on a deux tentatives de terminer la réunion :

R1/580-582 :
R1/580-582 :

Avant la réunion, on fait du « small talk 255  », on parle donc de préférence de sujets qui peuvent être facilement abandonnés, pour pouvoir commencer tout de suite la réunion quand tout le monde sera là. Bierbach (1996 : 525) parle aussi de « una secuencia de interacciones no-centradas – saludos entre socios que llegan, intercambios individuales, muchas secuencias simultáneas, overlaps, ruidos » au début de la réunion qu’elle analyse ; cette séquence est suivie par des signaux qui indiquent la volonté de centrer l’attention, de démarquer le début de la partie « formelle » de la réunion.

De tels signaux se trouvent aussi dans mon corpus, comme par exemple dans R7/375, où Gisèle dit bon il faut qu'on parle là. Dans la plupart des cas, il s’agit pourtant de remarques autour de la question des notes : la réunion commence officiellement avec la question de qui va prendre les notes 256 . Ce moment-là semble donc institutionnalisé. Le fait même de prendre des notes donne un caractère officiel à l’événement. Les notes sont conservées dans un classeur pour être consultées si besoin est. A part la conservation, elles ont la fonction d’informer (les personnes qui étaient absentes) et de légitimer (des décisions, des actions, etc.) ; cf. Dannerer (1999 : 79). Au besoin, elles servent de références pour attester que telle chose a bien été « décidée en réunion ». La personne qui en est chargée note les points sur lesquels le groupe veut parler (cf. IV.3.3.5.) et a le rôle de veiller plus ou moins à ce que tous les sujets soient abordés. Il s’agit dans la grande majorité des cas d’une femme ; dans la plupart des cas, cette personne se porte spontanément volontaire pour prendre les notes. Les points notés représentent l’établissement des thèmes qui fait partie intégrante d’un début de réunion (cf. par exemple Dannerer 1999 : 61).

Un point essentiel pour Boden (1994 : 87) est le fait que

‘all meetings are bounded in time and space. But, most of all, they are interactionally bounded. [...] formal and informal meetings alike have noticeable and analyzable openings and closings, even preclosing sequences [...].’

Nous avons vu que c’est le cas à la Lutine, où l’ouverture d’une réunion est entre autres marquée par la cessation du « small talk » et où, pour la fin des réunions, les séquences de pré-clôture (cf. Traverso 1996 : 76-81) sont un élément récurrent.

On s’adresse de temps en temps à la personne qui prend les notes pour savoir ce qu’il reste comme points à traiter 257 (comme dans R7/3391 : tu peux nous livrer l- le point . suivant euh Jacques alors), et elle-même pose de temps en temps des questions au locuteur du moment pour éclaircir certains points – tout cela ne lui accordant pas de « increased status, responsibility, or rights » (Morgenthaler 1990 : 550) 258 . Quand le groupe est arrivé à la fin de la liste, la personne qui a pris les notes les lit à haute voix 259 .

La lecture des notes marque la fin de la réunion, ou bien – dans la plupart des cas – elle donne lieu à une nouvelle discussion 260 . Il s’avère, comme Bales/Strodtbeck (1951 : 489) et Fisher (1976 : 144) le constatent dans leurs études sur des processus décisionnels, que le groupe a tendance à devenir plus gai et plus bruyant vers la fin de l’interaction quand de possibles tensions émotionnelles sont libérées. Souvent sont utilisées ici des techniques du « cooling out » (cf. Meier 1997 : 267-268 qui se réfère à Goffman 1952) : pour pouvoir finir des discussions et la réunion, le groupe essaie d’orienter l’interaction de manière à ce qu’une future coopération ne soit pas mise en danger, et il tente de remédier à des insuccès qui ont pu se produire pendant la réunion par des formules apaisantes, des réconciliations, etc.

A la Lutine, ou en tout cas pour les réunions qui sont documentées dans mon corpus, on peut effectivement constater une recrudescence de blagues et du bruit vers la fin de celles-ci. Comme je n’ai enregistré qu’une seule réunion dans laquelle il se produit des tensions émotionnelles (R4), et comme la fin de celle-ci n’est pas enregistrée, je ne peux malheureusement rien dire sur les techniques de « cooling out » dans ce groupe.

La fin des réunions est marquée par la dissolution de l’interaction sociale : fin de la discussion 261 et aux revoirs.

‘Le modèle [de la fin de réunion] est apparemment réalisé d’une manière plus interactive que le début de la réunion. […]. [Il] est souvent « étendu », c’est-à-dire qu’il est souvent déclenché relativement longtemps avant la fin de la réunion ou avant la fin effective du modèle ; ensuite il n’est souvent pas réalisé jusqu’au bout, mais terminé plus tard 262 . (Dannerer 1999 : 194-195)’

Effectivement, les fins des réunions ne se déroulent quasiment jamais sans interruption et reprise de discussion. Au lieu de parler de la fin d’une réunion comme « phase » 263 de celle-ci, on propose de la percevoir plutôt comme « modèle d’action » (« Handlungsmuster ») pendant une réunion (cf. Dannerer 1999 : 201).

D’habitude, les Lutinistes ne fixent pas de date pour la réunion suivante à la fin d’une réunion.

Notes
254.

Pour Schwartzman (1989 : 125), le début d’une réunion est le meilleur moment pour observer les efforts des participants pour cadrer l’événement : « The processus of establishing or utilizing rules of interaction to communicate the message ‘this is a meeting’ is a subtle but very important framing process that can best be observed at the beginning of a meeting ».

255.

Cf. aussi Dannerer qui parle du « small talk »(1999 : 61, 72), tandis que Schwartzman (1989 : 285)  utilise l’expression « chatting » : « Meetings almost invariably follow a pattern of moving from informal or everyday speech or ‘chatting’ to whatever is culturally recognized as proper meeting talk and action and then back to ‘chatting’ ». Ailleurs (1986 : 245), elle dit que le temps qui se situe autour du début et de la fin d’une réunion « provide individuals with opportunities to exchange gossip, trade information, and hold ‘mini-meetings’ ». Boden (1994 : 92) appelle cela « typical premeeting exchanges, [...] personal chatter [...] ». Pour Christmann (1997 : 84), les conversations au début et à la fin de la réunion où les membres du groupe se racontent ce qu’ils « viennent de vivre, d’entendre ou de lire », font partie du côté informel des réunions.

256.

Dans R7/382-383, la question est même posée par deux personnes en même temps, avec les mêmes mots. Les Lutinistes n’ont pas de dénomination pour cette personne qui remplit le rôle classique de « secrétaire de séance ».

257.

Ou pour lui rappeler qu’il faut bien noter ou souligner le point dont on est en train de parler :

SU: =note euh comment ça se passait rue Barodet (R1/148)

SU: souligne deux fois ça (R1/401)

RI: du coup bien bien parler à Lafayette de la manière dont ça se passe eu:h ‘fin bien lui rappeler note-z-y ça parce qu'il faut […] (R1/406-407)

SY: tu marques euh Pénélope (R7/2938)

258.

Morgenthaler sur les conséquences du rôle de « facilitator » (dont les fonctions vont au-delà de celles du preneur des notes à la Lutine, notamment parce que cette personne-là « grants floor ‘rights’ » (Morgenthaler 1990 : 549), c’est-à-dire guide l’organisation des thèmes et des tours de parole ; pour une distinction de « turn » et de « floor » cf. Edelsky 1981) dans un des deux groupes qu’elle analyse dans son article.

259.

Le degré de formalisme est plus élevé dans les réunions qu’analyse Bierbach, ce qui se montre entre autres dans le fait qu’à côté du « secretario », le groupe choisit aussi un « moderador »; la question concernant l’ordre du jour, dans le corpus de Bierbach « hacemos el punto delorden del día ? » (Bierbach 1996 : 524) me semble relever d’un autre registre que des remarques comme on fait un ordre du jour un truc comme ça non (R7/469) ou peut-être on peut essayer de lister les trucs dont les gens ont envie de parler (R3/57-58).

260.

Dannerer (1999 : 192) souligne que pour terminer une réunion, les interactants ont souvent besoin de plusieurs tentatives : les positions modèles (« Musterpositionen », ainsi que les indices de contextualisation ou le signal d’ouverture du modèle d’action (« Handlungsmuster »), sont souvent répétés ; c’est-à-dire qu’il y a plusieurs tentatives de terminer l’interaction.

261.

Pour Dannerer (1999 : 191), ceci signifie soit la découverte d’un consensus, soit la sauvegarde des résultats par un résumé. Je doute que ça soit toujours le cas, étant donné que beaucoup de réunions n’ont pas de résultat bien défini et sont loin de se terminer par un consensus.

262.

« Das Muster wird offensichtlich stärker interaktiv realisiert als die Besprechungseröffnung […]. [Es] wird häufig ‘zerdehnt’, i.e. es wird bereits relativ lange vor Ablauf der Besprechungszeit bzw. dem tatsächlichen Abschluß des Musters eröffnet, dann jedoch nicht vollständig abgearbeitet, sondern erst später wieder aufgegriffen ».

263.

Ce terme ayant une connotation trop chronologique.