IV.3.3.4 L’organisation des tours de parole

En ce qui concerne l’organisation des tours de parole, les réunions à la Lutine montrent les caractéristiques que Boden (1994 : 99) décrit pour les réunions informelles :

‘In informal meetings, talk most approximates the conversational turn-taking model, with the general exception that long terms are expectable. This technical departure from the model is warranted as members construct and provide reports, accounts and position statements [...]. In casual conversations, long turns are frequently projected and hearable as « stories », while meetings appear to provide a specific speech environment for expectably long turns that are less overtly marked. These relatively long turns are typically unmonitored, which is to say that the typical interjection of « continuers » common in casual conversation is notably absent in meetings.’

Ceci est tout à fait intéressant, car à la Lutine on trouve en effet un grand nombre de tours de parole longs, surtout les longues séquences des « experts » qui informent sur un certain sujet 264 . Ces passages, qui ne peuvent pas être classés comme « stories » 265 ne sont effectivement que rarement accompagnés de signaux d’écoute.

Le principe de base à la Lutine est que tous les participants possèdent les mêmes droits d’intervention et de participation. Mais regardons l’organisation des tours de parole dans les réunions de plus près :

Comme Sacks/Schegloff/Jefferson (1974) le constatent, l’ordre du « turn-taking »dans la conversation n’est pas fixé d’avance, mais décidé de manière locale sur la base du « turn-by-turn », soit par le locuteur en cours qui sélectionne le locuteur suivant, soit par l’auto-sélection d’un autre locuteur. Ceci étant le principe pour la conversation, il existe pourtant d’autres types de communication, qui affichent un autre règlement des tours de parole – notamment des interactions verbales formelles et/ou institutionnalisées, et ceci à différents degrés. Atkinson (1982 : 102-104) parle dans ce contexte de « turn pre-allocation » (ce terme est introduit par Sacks/Schegloff/Jefferson 1974 : 729), « turn-type pre-allocation » et « turn mediation » :

  • « turn pre-allocation » : les participants adoptent un ordre déterminant pour définir qui parlera et quand, ordre plus ou moins connu de tous avant le début d’une séquence interactionnelle. Ceci serait le cas dans des réunions où les participants parlent dans un ordre préétabli, fixé sur une liste.
  • « turn-type pre-allocation » : il y a des restrictions en ce qui concerne le type d’action dans les tours de parole (cf. par exemple pendant une messe ou pendant un procès : la question du prêtre/du juge demande une réponse comme type de tour, comme dans une paire adjacente).
  • « turn mediation » : une personne est choisie pour gérer l’interaction verbale (elle décide qui a le droit de parler quand) ; cf. le « facilitator » de Morgenthaler (cf. supra). Ceci est le cas dans les réunions analysées par Bierbach (1996).

Atkinson (1982 : 102-103) suppose que des restrictions de l’auto-sélection du locuteur sont typiques des « multi-party settings in which there is a shared orientation of all co-present parties to a single sequence of utterance terms » et cite comme contre-exemple des réunions de Quakers, un groupe religieux qui se veut non-conformiste, où l’auto-sélection du prochain locuteur est la seule procédure utilisée. Il me semble intéressant qu’on trouve le même mécanisme à la Lutine : l’organisation des tours de parole dans les réunions n’est que très rarement (cf. IV.3.3.6 où je décris une exception) différente de celle des conversations familières, de tous les jours, du groupe.

Notes
264.

Les longs passages de R3 où tout le monde exprime à tour de rôle son opinion sur le fait que le groupe Loziz va s’installer et donne son avis pour l’organisation future de l’occupation font partie des séquences « d’experts », chaque participant étant expert dans ce cas.

265.

Les histoires racontées pendant les réunions à la Lutine sont plutôt courtes. J’y reviendrai infra.