V.1.1 Le concept de catégorisation en psychologie sociale

Tajfel 302 (1972, cité par Baugnet 1998 : 67) définit la catégorisation comme désignant « les processus psychologiques qui tendent à ordonner l’environnement chez un individu en termes de catégories selon qu’elles sont semblables, équivalentes pour l’action ». Ceci a un effet simplificateur pour la gestion de la complexité du monde social, et contribue aussi à l'élaboration de l’auto-définition : pour Tajfel, la catégorisation constitue, à côté de ce qu’il appelle « self-enhancement » 303 , un élément crucial de la conception et de la définition de soi-même, de sa propre identité comme membre d’une catégorie. Elle fournit une perception et une évaluation de notre propre catégorie sociale et de ses membres en relation avec d’autres catégories sociales. Suite à une perception subjective de chacun relative à son appartenance à une catégorie, nous avons tendance à exagérer les similarités entre des membres de notre propre catégorie et les différences entre ces derniers et les autres.

Tajfel évite le terme « groupe » 304 pour parler du processus de catégorisation, car une catégorisation peut avoir lieu sans même que les personnes qui ont été placées dans la même catégorie se connaissent, ni ne partagent des valeurs et des normes ou un but commun, etc. (pour une définition des Lutinistes comme « groupe », cf. II.5) 305 . Par contre, la catégorisation peut avoir des conséquences pour la cohésion d’un groupe : comme elle implique des attentes concernant le comportement typique des membres, elle contribue à créer ce comportement, elle donne des « directives » aux membres (cf. les « category-bound activities » de Sacks, infra). Et, ne l'oublions pas, la catégorisation peut avoir des conséquences concernant le traitement du groupe par d’autres groupes : le comportement d’un juge, par exemple, changera vraisemblablement selon qu’il considérera les squatteurs comme des vauriens, des individus qui ne veulent pas travailler pour payer leur loyer, ou comme des jeunes gens qui veulent habiter ensemble pour poursuivre leurs projets artistiques, culturels, etc. pour le bien du quartier. On verra dans les exemples que les squatteurs s’en préoccupent ; en fait, le sujet (ou le groupe) peut se situer par rapport à une catégorie, il peut « l’utiliser ou non pour se définir, [s’en servir] ou non pour être reconnu par les autres » (Baugnet 1998 : 72).

Pour la théorie socio-psychologique, des groupes sociaux (ou mieux : des catégories sociales) sont représentés sous forme de prototypes que Hogg (1996 : 69) définit comme suit : « A prototype is a subjective representation of the defining attributes (beliefs, attitudes, behaviours, etc.) of a social category, which is actively constructed and is context-dependent 306  ». Il ne faut pas s’imaginer un prototype comme l’incarnation de tous les attributs sur une check-list, mais plutôt soit comme un type idéal (une abstraction), soit comme un membre du groupe qui en est le plus exemplaire, qui réunit le mieux ce qui est considéré comme les attributs de ses membres 307 , et qui sert de référence dans les jugements portant sur les autres membres de la même catégorie. Ce processus, ainsi que la stéréotypisation, est lié à une dépersonnalisation de l’individu. Le stéréotype se distingue pourtant du prototype au niveau d’une logique d’appartenance : tandis que le prototype est fondé sur une idée de degré d’appartenance, le stéréotype est fondé sur une idée dichotomique d’appartenance ou de non-appartenance (cf. Baugnet 1998 : 71).

Hogg, nous l'avons vu, parle de la sensibilité au contexte 308 qui joue un rôle important dans la catégorisation ; qualifier la construction d’une catégorie sociale d’» active » (comme le fait Hogg) ne me semble pourtant pas suffisant pour mon analyse : ce qui m’intéresse ici, c’est justement la construction interactive 309 , le processus comme pratique discursive dans mes données. En d’autres mots : ce qui m’intéresse, c’est la catégorie, l’identité, comme produit d’un processus collectif, comme décrite par l’ethnométhodologie et par l’interactionnisme symbolique (cf. Gumperz 1982). C’est justement sur ce point là que l’analyse conversationnelle, qui parle aussi de catégorisation, se distingue de la psychologie sociale, cette dernière soulignant – trop pour nos besoins – le processus purement mental 310 , quasiment automatisé 311 , de la catégorisation. Ce modèle « tends to take discourse as realization of, and therefore as evidence of, underlying processes and structures of knowledge, which themselves derive from innate structures, and from perception and action » (Edwards 1991 : 517).

Notes
302.

Tajfel développe la théorie de l’identité socialeavec son collègue Turner à l’université de Bristol à la fin des années 70 (cf. Hogg 1996 : 66-68) – une théorie complémentaire à celle de la catégorisation sociale.

303.

Directement lié au processus de catégorisation sociale, ce concept décrit un « rehaussement » de l'endogroupe, une valeur plus haute attribuée à celui-ci par rapport aux exogroupes, une évaluation positive de son propre groupe par rapport aux autres.

304.

Dans ce travail, je continue d’utiliser le terme « groupe » parce que j’analyse non seulement l’auto-catégorisation de squatteurs en général, mais celle d’un (« vrai ») groupe de squatteurs en particulier.

305.

Cf. Brubaker (2002 : 8-9) : « If by ‘group’ we mean a mutually interacting, mutually recognizing, mutually oriented, effectively communicating, bounded collectivity with a sense of solidarity, corporate identity, and capacity for concerted action, or even if we adopt a less exigent understanding of ‘group’, it should be clear that a category is not a group (Sacks 1995, I : 41, 401 […]). It is at best a potential basis for group-formation or ‘groupness’ ».

306.

C’est moi qui souligne.

307.

Nous allons voir dans un des exemples comment le « squatteur dread-lockeux » représente un prototype (possible).

308.

Le contexte ou la situation (termes souvent utilisés comme synonymes, et dont la définition varie selon les auteurs ; pour une discussion de ce problème cf. Deppermann/Spranz-Fogasy 2001) n’ont pas le même sens en psychologie sociale et en analyse conversationnelle : tandis qu’en psychologie sociale, des caractéristiques du parler sont attribuées aux circonstances dans lesquelles l’énoncé est produit (telles que les conditions spatiales et temporelles, la relation entre les locuteurs, le sujet), en analyse conversationnelle on considère le lien qui existe entre la situation, la forme et sa signification comme attribuable aussi à des éléments empratiques (selon Bühler), au savoir partagé des interlocuteurs en situation de face à face, etc.

309.

Hogg (1996 : 68) admet que « there has been a general tendency […] to treat self-categorization theory simply as part of social cognition » parce que « much of its research base is non-interactive individuals ».

310.

Cf. Watson (1994 : 153) qui parle des « pièges du mentalisme ».

311.

Cf. Antaki/Widdicombe (1998b : 11) qui critiquent l’entreprise cognitiviste parce qu’elle fait des « abstractions of categorization as an automatized, interactionally neutral feature of a brain in limbo ».