V.1.2 L’analyse conversationnelle et la catégorisation

En analyse conversationnelle par contre, on considère la catégorisation comme phénomène discursif plutôt que cognitif, c’est-à-dire qu’on ne s’intéresse pas a priori à la perception de certains groupes par d’autres groupes, mais à la façon dont les membres expriment leurs perceptions et leurs idées de/sur l’autre groupe. Et il faut même aller plus loin : ce qui nous intéresse, c’est la construction des catégorisations au cours du discours, car c'est bien en parlant ensemble que nous créons ces catégorisations. Sacks (2000a : 40) considère la catégorisation comme « some very central machinery of social organization ». Il introduit le concept « membership categorization devices » 312 (les dispositifs de catégorisation des membres) : des collections de catégories ainsi que les règles d’utilisation servant à les appliquer à des ensembles de personnes.

Les catégories sont liées à des personnes ou des groupes et basées sur notre savoir partagé du quotidien. Elles sont composées de « which-type sets »  313 , un groupement (que Sacks nomme « une collection ») d’éléments du type genre, âge, religion, etc. 314 Quand nous avons « rangé » notre interlocuteur dans de telles catégories, nous avons l’impression de savoir comment interagir avec cette personne : « When you get some category as an answer to a ‘which’-type question, you can feel that you know a great deal about the person, and can readily formulate topics of conversation based on the knowledge stored in terms of that category » (Sacks 2000a : 41). Sur la base de ces catégories, nous avons ainsi des attentes concernant nos propres comportements et ceux des autres, considérés comme « typiques » (cf. les « category-bound activities 315  », Sacks 2000a : 175-181). Mais ce ne sont pas seulement les comportements qui sont déduits des catégories : celles-ci incluent aussi des droits, des devoirs, du savoir, des compétences, etc. On parle ici du fait que les catégories sont « inference-rich », c’est-à-dire

‘[…] that they don’t just provide us with convenient labels, they are also conventionally associated with particular activities and other characteristics. Membership categories also are loci for the legitimate (i.e., conventional and warranted) imputation of motives, expectations and rights associated with that category and its members. (Widdicombe 1998 : 53)’

Ces attributs (comportements, droits…) typiques liés aux catégories ne le sont pas d’une façon prédéterminée – ils aussi sont construits de manière interactive : ils sont confirmés, niés, ironisés, mis en question, on n’en attribue que quelques-uns, etc. Tout dépend du contexte 316 , c’est-à-dire du cadre, de l’activité dans laquelle se déroule la catégorisation, de la fonction et du but de la catégorisation, etc. Nous allons voir qu'une analyse détaillée (séquentielle) du contexte est nécessaire pour comprendre pourquoi, alors qu'ils sont entre eux, les Lutinistes vont, dans tel passage, s'auto-catégoriser comme des squatteurs barbares décidés à occuper jusqu'au petit appartement du voisin (cf. VI.3.2.1), et dans tel autre comme des squatteurs responsables qui ont des projets importants pour leur maison (V.2.11.3). Hester (1994 : 239-240), pour donner sens à la catégorisation, décrit l’utilisation des ressources

‘[…] telles que le contexte, les catégories d’appartenance des participants et celle du sujet sur lequel porte la conversation […]. Ces significations liées à l’occasion […] ont à être constituées, à toutes fins pratiques, dans des circonstances particulières.’

La catégorisation nous permet donc de classer les autres et nous-mêmes dans des groupes d’appartenance 317 . Dans notre répertoire de collections catégorielles se trouvent des entités aussi diverses que « l’adulte », « la Chinoise », « l’ouvrier », « la prostituée », « la sportive » (catégories lexicalisées), etc. Les activités et caractéristiques typiques qui accompagnent ces catégories ne sont pas toujours compatibles – il est possible que des activités typiques d’une catégorie rentrent en conflit avec celles d’une autre, mais qu’une personne fasse néanmoins partie des deux catégories (cf. di Luzio/Auer 1986 sur la constitution d’identité dans l’immigration). Dans ce cas-là, il faut des ré-interprétations, modifications, appropriations, bref du travail interactif pour construire et mettre en ordre une certaine identité sociale. Le même cas se présente dans des situations où la société connaît des changements profonds (cf. Auer/Hausendorf 2000 qui décrivent les effets de la réunification sur les processus de catégorisation en Allemagne). La tâche est compliquée par le fait que la catégorisation étant indexicale et insérée dans un contexte, « le ‘même’ terme catégoriel peut appartenir à différentes collections » (Hester 1994 : 228).

La catégorisation est toujours indexicale 318 , c’est-à-dire située et renvoyant sans cesse au contexte. Hogg (1996 : 69) explique que les catégorisations sont toutes « context-dependent », le système cognitif réagissant toujours à des stimuli et tendant à minimiser des différences intracatégorielles et à maximiser des différences intercatégorielles perçues. Elle est ensuite perspectiviste, c’est-à-dire qu’elle dépend de la pertinence locale dans l’interaction et de l’organisation des constellations catégorielles :

‘Ainsi la définition de soi-même peut se produire en réaction au regard de l’extérieur, donc en réaction à des définitions d’autrui ; dans ce cas, le focus du travail catégorisant est le travail à l’image de soi-même en réaction à des images positives ou négatives venant d’autrui 319 . (Keim/Schütte 2001b : 6)’

L’individu a la possibilité de choisir un ensemble de catégories et de s’identifier avec, créant ainsi son identité catégorielle, son auto-image. D’habitude, ces catégories se réfèrent à des traits positifs – ou, pour mieux dire, à des traits jugés positifs par l’individu lui-même 320 .

L’image du soi ou de l’autre se montre, mais surtout se constitue ou se renforce dans la conversation, par exemple à travers l’attribution de certains traits de caractère, la description de certains comportements, ou la comparaison et la confrontation de différents groupes. Les locuteurs ont plusieurs possibilités pour la présentation de ces images : en plus de la dénomination explicite de catégories, ils peuvent utiliser la narration, c’est-à-dire raconter une petite histoire ; ils peuvent jouer avec plusieurs registres, dialectes ou même langues 321  ; ils peuvent construire des petites scènes, faire interagir des personnages en prenant leurs rôles, en les citant. Ils peuvent caractériser certains comportements comme « typiques », utiliser des stéréotypes et des clichés – cf. la typification selon Grosjean/Lacoste (1999 : 9) : « Les acteurs procèdent par ‘typification’ : ils appréhendent la réalité à travers des catégories générales qui orientent leurs interprétations et leurs attentes [...] ».

Il semble évident que l’identité sociale construite à travers ces images n’est pas une entité objective, ni même stable – Grosjean/Lacoste (1999 : 9) parlent de « savoirs approximatifs, seulement partiellement clairs, parfois même incohérents ou contradictoires ». Elle est construite de manière interactive sur la base du savoir commun partagé. L’existence d’un savoir partagé n’empêche pas une certaine hétérogénéité 322 du groupe.

Drescher/Dausendschön-Gay (1995 : 86) constatent que les catégorisations ne sont pas des phénomènes à décrire uniquement au niveau segmental (lexèmes ou phrases), mais qu’elles nécessitent une analyse séquentielle des activités de dénomination locales – qui sont produites de manière interactive, « […] rarement par un seul interactant 323  ». Les interactants peuvent « compléter » les catégories avec de nouveaux caractères (Wolf 1995 : 206), ils peuvent introduire des caractères supplémentaires et créer ainsi de (nouveaux) « types sociaux » complexes.

Soulignons encore une fois que la catégorisation sert à solidifier l’identité et l’unité interne d’un groupe et à se distancier d’autres groupes. Cela peut sembler étonnant quand on a affaire à une auto-catégorisation construite sur des stéréotypes 324 – mais un groupe peut se complaire dans (l’idée qu’il a) des stéréotypes ou des catégorisations négatives qui lui sont attribués par l’extérieur :

‘[La] stratégie consiste à inverser la polarisation de l’endogroupe par rapport à l’exogroupe. Ce qui auparavant était jugé comme négatif est retourné en positif […]. Ces formules peuvent constituer des leitmotivs, slogans souvent répétés par tous pour devenir un nouveau contenu relatif á la catégorie. Ces stratégies cognitives visent en quelque sorte à la restauration d’un équilibre cognitif cohérent avec une identité sociale positive et, sur le plan social, constituent des éléments qui peuvent participer à une certaine idéologisation du groupe. (Baugnet 1998 : 97)’

Pour Baugnet, ces stratégies sont surtout appliquées par des groupes minoritaires, ou dominés face à un groupe dominant. Elles servent à acquérir une certaine visibilité sociale face au statut minoritaire – obtenue par la rupture avec le discours dominant et par la contradiction des schémas de référence du système établi (cf. Baugnet 1998 : 98).

Les Lutinistes aiment jouer avec ces images négatives attribuées par l’extérieur. Il n’est pas toujours facile de distinguer les moments où le groupe ne fait qu’ironiser sur les stéréotypes des autres et ceux où il les intègre dans son auto-image, où il se les approprie. Seule l’analyse séquentielle peut éclaircir cela, comme nous allons le voir dans les exemples.

Mentionnons un dernier point important pour les catégorisations : l’ensemble des catégories évoquées dépend de leur fonction dans le contexte de l’interaction et de ce qui y est pertinent – les catégorisations dans un rassemblement d’extrême droite ont une autre pertinence que dans une réunion de squatteurs – et en même temps ces catégorisations « […] créent », de leur côté, « un certain système contextuel de pertinences » 325 (Quasthoff 1998 : 49-50). Ne lier la catégorisation que d’une façon unilatérale au contexte s’est avéré trop simplificateur et ne donne pas de résultats satisfaisants ; il faut toujours prendre en compte la fonction et la pertinence de l’image que le groupe développe dans un certain contexte. C’est ce que postule Watson (1994 : 153) quand il parle de la séquentialisation comme dimension du contexte : « l’analyse séquentielle des énoncés [porte] sur le fait que ceux-ci forment le contexte tout en étant formés par lui ». Hester (1994 : 230)  va encore plus loin : « D’un point de vue méthodologique, les catégorisations et leurs contextes s’élaborent mutuellement [...]. Le phénomène n’est pas les ‘catégories’ dans un ‘contexte’, mais plutôt les ‘catégories-en-contexte’ ».

Les buts des analyses suivantes sont de :

‘Identity construction does not require a conversational context of explicit self-categorization and does not even require that fixed or unchallenged categories be in use. Instead, what conversational analysis offers is a means of exploring the flexibility and variability, associated with self characterizations, which typify everyday interaction.’

La tâche consiste donc à « décrire, chaque fois que les membres font une catégorisation, comment ils la font, c’est-à-dire les méthodes qu’ils utilisent pour assurer la pertinence de la collection qui contient la catégorie » (Bonu/Mondada/Relieu 1994 : 133). Pour cela, je n’utilise que peu d’extraits des interviews que j’ai faites pendant mes études du terrain ; la plupart de mes exemples proviennent des réunions 327 . Cela pour deux raisons : (1) ce qui m’intéresse dans ce travail, c’est la construction d’une identité de groupe dans l’interaction, au travers d’un style social qui se montre justement dans la communication interactive dans le groupe, et (2) l’auto-catégorisation et la construction d’une auto-image dans le groupe même me semblent plus « naturelles », plus spontanées, que celles faites dans des situations d’interview.

Je me propose d'étudier d'abord les passages d'auto-catégorisation du groupe, en analysant aussi les passages où le groupe tient à se différencier d'autres groupes de squatteurs. Puis je me pencherai sur un phénomène annexe, celui du travail volontaire et conscient sur l'image que le groupe offre à l'exogroupe, travail effectué dans des buts tactiques, soit pour convaincre et gagner à sa cause, soit pour amadouer des gens dont il est dépendant (la Courly, propriétaire de l'immeuble, avec laquelle la Lutine est en négociation).

Notes
312.

Plus précisement « MIR (Membership Inference-rich Representative) device » : « a great deal of the knowledge that members of a society have about the society is stored in terms of these categories » (Sacks 2000a : 40).

313.

« Which-type » parce que des questions concernant ces éléments peuvent être formulées ainsi : « Which, for some set, are you ?». La réponse « None » n’est pas possible.

314.

Cf. Bonu/Mondada/Relieu (1994 : 137) : « Selon lui [=Sacks, S.K.], ce regroupement de catégories en collections n’est pas une propriété logique des catégories, mais une caractéristique du raisonnement pratique : les membres de la société considèrent que certaines catégories ‘vont ensemble’ ».

315.

Sacks introduit ce concept de la manière suivante : « One of the ways that a problematic occurrence is resolved, is by assigning to the doer of it, some category about which it can be said that the activity done, is ‘bound’ to that category, i.e. if you knew in the first place that he was a such-and such, it wouldn’t be any problem as to why he did the thing he did » (Sacks 2000a : 179). Un exemple serait l’activité « border son enfant dans son lit », évoqué par la catégorie « mère », et vice versa.

316.

Cf. Watson (1994 : 153) : « [Sacks] a de plus en plus mis l’accent sur les questions de contexte dans les activités de catégorisation. Il ne voyait pas les catégories comme des ‘dépôts’ de significations décontextualisés, ou comme des significations intégrées à une grille sémantique supra-contextuelle dont elles feraient partie indépendamment des occasions de leur emploi ».

317.

« Ainsi, les personnes peuvent-elles internaliser ces catégories sociales pour se définir subjectivement et agir en conséquence » (Baugnet 1998 : 65).

318.

Cf. Hester (1994 : 222) : « leur sens est un sens situé, dépendant d’un contexte ».

319.

« So kann beispielsweise die Selbstdefinition in Reaktion auf den Blick von außen erfolgen, also in Reaktion auf Fremddefinitionen ; in diesem Fall steht die Arbeit am Selbstbild in Reaktion auf positive oder negative Fremdbilder im Fokus der Kategorisierungsarbeit ».

320.

Il me semble qu'on néglige trop souvent de nuancer ce fait.

321.

Ceci est un point central dans les études de Kallmeyer et de son équipe (1994, 1995) sur le comportement communicatif à Mannheim. Cette variation langagière est un phénomène qu’on ne trouve pas ou guère à la Lutine – ce qu’on peut évidemment attribuer au fait qu’à Lyon le dialecte ne joue pratiquement plus aucun rôle. Les quelques petits passages où un locuteur essaie d’imiter un accent régional, ne sont en rien systématiques et ne constituent pas de formes classables pour la description de catégories. C’est plutôt la prosodie, par exemple dans des citations, qui joue un certain rôle à la Lutine.

322.

Cf. Grosjean/Lacoste (1999 : 35) : « Il n’y a pas, donnée à l’avance, une homogénéité a priori du groupe, un savoir égal des membres du collectif ; chacun est au contraire différent par sa place, son point de vue sur l’activité, son histoire [...] ». Précisons que « le savoir commun partagé » dont je parle ne couvre pas exactement « le savoir » dont parlent Grosjean/Lacoste. Le « savoir commun partagé » se réfère à une histoire commune, à des valeurs généralisées et des normes abstraites a priori partagées (même si elles peuvent diverger sur des points particuliers, concrets). Le savoir dont parlent Grosjean/Lacoste me semble plus concret et plus situationnel.

323.

« [...] oft nicht von einem Interaktanten allein [...] ».

324.

Ainsi que je l’ai déjà souligné, le stéréotype n’est que rarement neutre, et j’ai proposé la catégorie comme entité non-marquée. Kesselheim (1998 : 133) distingue les deux concepts sur la base de leur caractère psychologique et donc relativement stable (stéréotype) ou conversationnel et donc interactivement construit (catégorie).

325.

« […] schaff[en] [...] ein bestimmtes kontextuelles Relevanzsystem ».

326.

Je n’utiliserai la forme masculine et la forme féminine que lorsque cela joue un rôle pour l’analyse.

327.

La plupart des travaux sur la catégorisation utilise des interviews, médiatisées ou non, pour l’analyse. Les travaux de l’Institut für deutsche Sprache, que j’ai déjà mentionnés, sont une exception.