V.2.2 je suis pas une vraie squatteuse

L’exemple suivant montre une auto-catégorisation marquée par l’ironie ; il s’agit d’une réaction à une définition négative d’un camarade qui partage un appartement squatté avec Pénélope, son copain Alphonse et d’autres personnes. Pénélope parle avec une amie des problèmes avec ce co-squatteur, Franck. C’est l’amie qui enregistre la conversation – détail important pour comprendre un passage dans la deuxième moitié de la conversation où Pénélope remarque qu’elle ne se rend plus compte que le magnétophone l’enregistre :

CONV 3 :
CONV 3 :

L’amie en question m’avait promis d’enregistrer des conversations avec ses copains et copines qui habitaient dans des squatts. En acceptant d’une manière ironique et en riant l’étiquette de fausse squatteuse que lui a attribuée Franck ou, plus précisément, de ne pas être une vraie squatteuse, (2), Pénélope suggère qu’aux yeux de son co-squatteur, elle n’est pas la bonne personne à « interviewer ». Les mêmes indices – le rire et l’ironie – montrent que, à ses propres yeux, elle est tout au contraire la bonne personne ; cf. Hartung (1998 : 163) qui parle de la reprise de perspective (« Perspektivenübernahme ») ironique : une citation d’un autre point de vue à l'aide de laquelle le locuteur exprime son rejet de ce point de vue.

Quelques minutes avant, elle avait raconté l’histoire suivante :

Extrait de CONV 3 :
Extrait de CONV 3 :

Pour cet étude, je considérerai sans distance critique la conversation décrite par Pénélope : c'est le concept de vrai squatteur qui m'intéresse ici, et je ne considère pas comme douteux que Franck l'ait employé. Les reproches que le co-squatteur formule nous donnent une définition négative de ce que représente pour lui un vrai squatteur ou une vraie squatteuse. L’épithète « vrai(e) » suggère que pour lui existent aussi des « faux » squatteurs 330 . Comme il ne peut pas nier le fait que Pénélope soit une squatteuse 331 , il doit modifier la catégorie « squatteurs », en créer une nouvelle, la sous-catégorie des « vrais squatteurs » ou « vraies squatteuses » pour pouvoir exclure Pénélope du groupe dans lequel il se plaît, car elle ne vi[t] pas en COllectivité (1), elle ne sai[t] pas vivre en communauté et n’a[…] aucun esprit communautaire (8). Frank dénie à Pénélope ces deux attitudes, liées à la catégorie, et l’exclut ainsi de la catégorie générique « squatteurs » 332 . Pénélope n’accepte pas cette « disqualification », ce qui se montre par le fait qu’elle se met à rire chaque fois qu'elle utilise l’épithète « vrai(e) » (lignes 9 et 11 ; et avec un léger retardement à la ligne 6 aussi).

Pour Franck, c’est donc le comportement vis-à-vis de ses cohabitants, la manière de vivre ensemble, qui définit un vrai squatteur, qui représente les caractéristiques importantes, primordiales du squatteur. Nous avons vu (cf. II.3.1) que la collectivité représente effectivement une des valeurs phares de l’auto-catégorisation des Lutinistes. L’extrait suivant (Pénélope cite Franck qui parle d’elle sans se rendre compte qu’elle entend. Encore une fois, je considérerai comme suffisamment fidèle le compte-rendu de Pénélope) nous montre comment il complète cette catégorie de façon plus détaillée :

Extrait de CONV 3 :
Extrait de CONV 3 :

Il précise ici ce qu’il entend par avoir l’esprit communautaire ; les reproches qu'il fait sont des reproches typiques que se font des co-locataires dans des « Wohngemeinschaften » (cf. Schülein 1980) sur le ménage et le fait que souvent les personnes qui se plaignent le plus sont celles qui en font le moins, sur la non-attention aux autres, etc. Seul le reproche elle habite toute seule (2/3) va au-delà de ça : dans un squatt plus que dans une autre co-location, le fait de s’investir dans la collectivité est considéré comme extrêmement important.

Le rire pendant l’imitation de Franck (dans le deuxième extrait), la distanciation ironique de Pénélope montrent qu’elle se sent touchée par les insultes, fait qu’elle exprime au niveau verbal par une sémantique (utilisation d’expressions familières comme balancer, râler) fortement marquée par l’émotion, et par la prosodie (rythme staccato, volume augmenté, rire). Ceci est souligné aussi par le fait qu’elle revienne à ce sujet à quelques minutes de distance, alors que le contexte a changé.

Après avoir parlé de « l’esprit communautaire », voyons dans le prochain paragraphe un deuxième élément qui joue un rôle pour la catégorie « squatteur/squatteuse » : celle-ci peut être complétée par des caractéristiques de l’apparence extérieure.

Notes
330.

Ce qu’il va effectivement formuler par la suite, comme nous allons le voir.

331.

Pour la simple raison qu’elle habite dans un squatt qu’elle-même a ouvert avec ses camarades. Cette caractéristique n’est que contingente, marginale pour la définition de la catégorie « squatteur » de Franck.

332.

Cf. Kesselheim (1998 : 139-140) qui montre comment des personnes interviewées justifient leur manque de solidarité vis-à-vis des membres de leur propre catégorie d’immigrants en développant deux sub-catégories, celle des immigrants européens et celle des immigrants américains, qui se distinguent par leur manière de vivre dans le pays d'accueil. Franck n’utilise pas tout à fait la même stratégie ici, car sa sub-catégorie « faux squatteur » ne représente pas autre chose que le refus fait à Pénélope de l’appartenance à la catégorie générique, tandis que les immigrants dans l’analyse de Kesselheim restent des immigrants, même s’il faut bien en distinguer différents groupes.