V.2.4 Le squatteur méchant et la peur des gens

Même lorsque les squatteurs veulent éviter de faire peur, ce n'est pas au prix de leur identité de rebelles. Ne pas faire peur sert à montrer justement qu'on peut remettre en question l'ordre social, donc être rebelles, sans pour autant être dangereux pour les gens, ceux du moins qui ne sont pas des ennemis. Mais s'affirmer, s'afficher comme rebelles, c'est aussi faire peur, jouer avec la peur des autres. On n'en sort pas.

L’auto-catégorisation comme « les squatteurs méchants » a deux fonctions : d’un côté, on se complaît dans cette réalisation d’un stéréotype (on verra cela aussi dans le chapitre VI) qui souligne le côté antiautoritaire, révolutionnaire, le fait qu’on ne veut pas s’intégrer dans cette société, le plaisir qu’on éprouve en choquant les braves citoyens – tout cela se fait d’une manière ludique, en utilisant des formules, des slogans, et souvent avec des rires ; l’expression en est souvent distordue, exagérée, dans un style qui « [...] ne montre pas seulement ce que quelque chose est ou comment on peut le catégoriser, mais aussi ce que quelque chose est et ‘veut être’ pour quelqu’un à un certain moment  333 » (Soeffner 1986 : 318).

Il me semble pourtant y trouver aussi un côté bien sérieux, qui souligne l’importance de se ressentir comme un groupe qui se distingue du reste de la société de façon positive, même ou surtout si cette distinction est perçue par cette société comme négative, ou comme Soeffner (1986 : 320) l’exprime dans son étude sur les punks : « D’un autre côté, cela arrive que des individus fassent beaucoup d’efforts pour être et pour sembler ‘uniques’ ou, dans le vocabulaire actuel, ‘authentiques’. Alors ils sont [...] pour un observateur extérieur, les membres conformes d’un groupe de non-conformistes 334  ».

INT. Rémi :
INT. Rémi :

Ce petit passage de l’interview avec Rémi montre les deux facettes de l’image que les squatteurs veulent se donner et qui ne peuvent pas toujours très bien aller ensemble. Ce sont ici les « squatteurs méchants » et les « squatteurs sages » dont je reparlerai. Examinons d’abord l’image des squatteurs méchants :

Rémi introduit ici le mot peur (1). Il dessine l’image d’une influence réciproque : la peur des gens semble éveiller – inconsciemment et pas forcément volontairement – l’envie des squatteurs de leur faire peur. Ceci comme réaction au comportement des « gens », du reste de la population (7/8), l’exogroupe, une masse indéfinie dont le comportement est considéré comme borné. Les Lutinistes ne peuvent et ne veulent pas échapper à leur propre peau, malgré le discours aussi sincère qu’ils peuvent avoir (5/6) qui prétend vouloir – en gros – transmettre l’image des squatteurs sages. Leur « peau », c’est déjà leur look (les vêtements et les cheveux par exemple, 10), et leurs manières de parler (10) : deux éléments qui jouent un rôle central dans l’auto-représentation, nous l’avons vu entre autres dans l’application du concept de la « Community of Practice » (II.6.2.3) à la Lutine ; ces deux éléments ne font qu’illustrer leur mode de vie, qui les marque comme non-conformes, qui les distingue […] du reste de la population (7/8).

Rémi est persuadé que l’image du squatteur méchant est plus ou moins consciente et plus ou moins volontairement entretenue.

Voyons un exemple où elle sort de l’inconscient.

Le contexte se présente comme suit : Jeanne, une étudiante en vidéo et squatteuse dijonnaise, demande aux Lutinistes si elle peut tourner un petit film sur leur squatt. A un moment, elle considère comme opportun de prévenir les Lutinistes que les trois étudiants qui viendront filmer avec elle ne connaissent pas le milieu :

R7/1388-1401 :
R7/1388-1401 :

Jeanne a des difficultés à formuler son énoncé quand elle doit donner un nom à l’entité que les gens ne connaissent pas ; elle la désigne d’abord comme lieu : ben ‘fi:::n ici (3) et ensuite comme faisant partie de et comme représentant un mode d’habitation, de vie : les squatts en général (3/5).

La petite plaisanterie d'Elénie, qui amuse bien ses camarades, passerait à mon avis inaperçue sans les informations ethnographiques et les réflexions ci-dessus. Jouer un peu avec des intrus, à leur faire un peu peur, est un phénomène que l'on peut retrouver dans n’importe quel groupe. Pourtant, la réaction à la question de Jeanne est révélatrice : avant même de savoir ce que Jeanne veut demander, Elénie suppose que des non-initiés sont forcément craintifs devant la Lutine. Les rires de plusieurs personnes et la réaction de Charles (12) montre que le groupe se plaît à s’imaginer dans un rôle de croquemitaine 335 .

La peur qu’ont les gens des squatts n’est pas limitée à la Lutine ; voici un extrait d’une interview 336 d'un squatteur dijonnais :

‘De toutes façons, la plupart des gens n'ont pas les clefs en main pour comprendre notre démarche, pétris qu'ils sont de clichés et de craintes. Je ne leur en veux pas, j'aimerais juste leur permettre de changer, et ça peut prendre du temps, je crois. Nos tracts et affiches sont là pour ça, pour que la mémé d'à côté ou le petit garçon d'en face viennent nous rencontrer, plutôt que de s'enfermer dans les peurs et préjugés. (Anonyme 2002 : 25)’

Le squatteur dijonnais explique la peur des gens par leur manque de compréhension, leur aliénation par le système. Les expressions qu’il utilise pour décrire la situation sont fortes : les gens sont pétris de clichés et de craintes, tellement figés dans leurs attitudes que des rencontres sont devenues quasiment impossibles. Ils se sont construit leur propre prison de peurs et de préjugés, où ils s’enferment eux-mêmes. Les squatteurs, de leur côté, voudraient bien faire le pas, leur permettre de changer. On remarquera ici la condescendance, la certitude d’avoir raison, d’avoir les clefs en main pour comprendre mieux que les autres : le squatteur est un clairvoyant au milieu d'une population bornée.

Kallmeyer (2001 : 415) parle, à propos des migrants de la deuxième génération, du « style émancipateur » (« emanzipatorischer Stil »), utilisé entre autres comme « réaction à la discrimination » 337  :

‘Les mondes sociaux importants pour l'expression du « style émancipateur » sont marqués par l'activité politique. Ils visent la construction d'une conscience et d'une présence politique visible, dans le sens d'une nouvelle conscience de soi des migrants de la deuxième génération, qui ne se considèrent pas comme étrangers, et qui revendiquent pour eux les droits normaux à être partie prenante de la vie sociale 338 .’

Ce style utilise entre autres le « renversement des comportements de domination » 339 . Dans les cas étudiés par Kallmeyer, ce renversement se fait de façon ludique et provocatrice, mais ici nous avons un exemple de ce que peut donner le même phénomène quand il se produit de manière sérieuse et condescendante. On pourrait résumer le raisonnement par : « Les gens croient que nous ne sommes pas capables de rentrer dans leur monde. En réalité, ce sont eux qui sont incapables de rentrer dans le nôtre ».

Rémi, de son côté, parle aussi de tentatives d’approche du reste de la population :

INT. Rémi :
INT. Rémi :

Si le squatteur dijonnais compte sur les tracts et les affiches pour amadouer et convaincre la mémé d'à coté, Rémi, de façon sans doute plus réaliste, décrit une démarche qui vise à travailler sur l'image du groupe, plus qu'à asséner un discours jusqu'à ce que les autres le comprennent. Ce que l'on a ici, de façon plus nette qu'ailleurs, c'est l'utilisation de l'image du « squatteur sage » comme stratégie du « squatteur conquérant » (je vais entrer plus en détail dans la description de ces concepts ; cf. infra).

Passons maintenant à l'exemple suivant, où le groupe constate que le terme « normal » n'a pas, ne peut pas avoir, la même signification pour lui que pour l'institution, ici représentée par la Courly.

Notes
333.

« [...] zeigt nicht nur an, was etwas ist oder wohin es zugeordnet werden kann, sondern auch, was etwas für wen und zu welcher Zeit ist und ‘sein will’ ».

334.

« Andererseits können sich Individuen [...] mit großem Eifer darum bemühen, ‘einzigartig’ oder, im Vokabular der Aktualität, ‘authentisch’ zu sein und zu erscheinen. Dann sind sie [...] für einen Außenbeobachter die gruppenkonformen Mitglieder einer Gruppe von Nonkonformisten ».

335.

Il s’agit ici d’une « mini » action imaginaire (cf. chapitre VI).

336.

L’interview est publiée dans le fanzine dijonnais abstraction (2002).

337.

« Gegenwehr gegen Diskriminierung ».

338.

« Die für die Ausprägung des ‘emanzipatorischen Stils’ wichtigen Sozialwelten sind durch politische Aktivitäten geprägt. Diese zielen auf Bewusstseinsbildung und politische Präsenz in der Öffentlichkeit im Sinne eines neuen Selbstbewusstseins von Migranten der zweiten Generation, die sich nicht als Ausländer betrachten und für sich die normalen Rechte einer Beteiligung am gesellschaftlichen Leben in Anspruch nehmen ».

339.

« Umkehrung von Dominanzverhältnissen » (Kallmeyer 2002 : 418).