V.2.5 « Normal »

Examinons l’exemple suivant. Il s’agit du début de l’enregistrement de R1 340 . Le groupe veut préparer la première rencontre avec son avocat qui va le défendre pendant la séance de tribunal qui va décider, dans tous les cas de figure, de l’expulsion, mais surtout du délai éventuel à y accorder. Juste avant notre extrait, Maryse a estimé « normal » que le groupe puisse rester dans le squatt. En conséquence, il n'y aurait qu'à demander cela au juge. Suit une discussion sur ce qui est « normal » du point de vue de la Courly (eux), l’exogroupe, et des Lutinistes (on), l’endogroupe :

R1/3-21
R1/3-21

Le mot normal est utilisé trois fois (4, 4, 13), dont deux avec une forte accentuation. Romain reproche à Maryse d’utiliser le terme normal sans le définir, sans fournir les éléments nécessaires à la compréhension de ce concept flou dans le contexte. La difficulté vient des deux sens les plus courants de ce mot : d'une part, le sens de « correct, honnête », d'autre part celui de « ordinaire, qui correspond à une norme ». Ce dernier sens s'étend jusqu'à « à quoi l'on peut s'attendre, logique ». Le premier sens du mot n'est pas souvent utilisé par les Lutinistes, sans doute parce qu'il tend à faire référence à une conception absolue de l'éthique, conception qu'ils rejettent, fidèles à des principes matérialistes. Le deuxième sens est souvent utilisé comme repoussoir, pour caractériser le monde extérieur, la « norme » étouffante avec laquelle il est valorisant d'avoir le moins de choses possibles en commun.

Le sens dans lequel Maryse vient d'utiliser le mot au moment où commence l'extrait est sans doute un composé. D'une part, il désigne une normalité éthique absolue ; il est « normal » que les Lutinistes restent dans l'immeuble, c'est-à-dire que c'est légitime, et tout le monde devrait le comprendre, même le juge. D'autre part, elle se base sur certains des principes affichés de la société majoritaire, principes qui affirment qu'il est « normal » que chacun puisse avoir la possibilité de se loger. Elle utilise donc ici le mot « normal » avec un sens imprécis, qui pour une part relève d'une catégorie qui n'est pas la sienne, une « norme » qu'elle ne reconnaît pas même si elle peut s'en servir. Tout ceci explique qu'elle se perde un peu dans son explication.

Romain est d'accord avec Maryse sur la tactique à adopter : fin chuis pas contre hein je dis que c'est bien de le demander (2). Le fait de l'affirmer lui permet d'assurer les autres de sa combativité. Mais il faut aussi considérer le « hedging » dans cette phrase : comme il va clairement contredire Maryse, il doit introduire cette agression de la face de Maryse avec des amplificateurs, en lui donnant d’abord raison en général et en ne la critiquant qu’après. Car Romain semble avoir une idée plus nette de ce qu'il faut entendre par « normal » et des pièges que recèle l'utilisation de ce mot. Il se rend compte en particulier qu'il est probable que le « normal » du juge ne coïncide pas avec celui de Maryse. Il l'exprime avec la tournure antithétique ça me paraît bizarre de dire c'est NORMAL (3/4), puis il montre l'inopérance du concept de « normal » dans le double sens où l'emploie Maryse en comparant la situation du droit au logement avec celle du droit au travail. L'affirmation d'un « droit » comme celle d'une « normalité » n'entraînent aucune conséquence pratique. Le « normal » comme catégorie vide est souligné par les expressions génériques tout le monde (4) et tout ça (5).

Maryse se défend maintenant ; elle rappelle que le groupe est quand même chez eux (8), dans un immeuble de la Courly (8/9), même si elle admet que c’est la Courly qui a le pouvoir de décision. Mais, comme si elle se rendait compte de l'erreur qu'elle avait faite en utilisant le concept de « normal », elle y ajoute celui de « logique ». Cette fois-ci, c'est d'intérêt qu'elle parle, en disant qu'il serait logique (12) que la Courly, à qui la présence des squatteurs ne crée pas d'inconvénient, évite de se risquer sur le terrain du rapport de force. « Logique » est évidemment plus scientifique, plus neutre, bref plus défendable que « normal ». En prononçant son propre LOGIQUE (12) dans la même prosodie que le premier NORMAL (4) de Romain et que son propre NORMAL (13) qui suit, elle tente de les faire passer pour interchangeables, ou bien de faire passer le mot « logique » pour une simple précision de ce qu'elle entendait par « normal ». Tout se passe donc comme si, acculée par Romain, elle tenait à justifier son utilisation de « normal », tout en la sachant injustifiable.

Après avoir donc relégitimé le mot « normal », elle le réemploie, cette fois-ci dans le sens de « logique », en termes d'intérêt de la Courly. Elle est plus à l'aise avec cette acception du mot, et utilise à la suite le concept de rapport […] de force (13/14), qui appartient davantage au langage des militants qu'à celui de la Courly. Elle cherche malgré tout à continuer à se placer du point de vue de « leur » logique, en les citant sous la forme du discours direct : non vous pouvez pas rester (14). Le résultat, c'est qu'elle se perd dans son argumentation, ce qui se voit aux anacoluthes, à la syntaxe confuse, à l'énoncé métadiscursif je veux dire (14), et à la construction personnelle fin ça me paraît (14/15) suivie d'un indice de retardement, un euh prolongé, à la fin.

Romain remarque la détresse de Maryse et commence une phrase qu’il termine tout de suite par une auto-interruption, probablement parce qu’il se rend compte que Maryse, malgré sa confusion, a encore quelque chose à dire.

Maryse répète la conjonction parce que (17) de Romain pour mieux légitimer le fait qu'elle reprenne la parole, et formule de manière plus explicite le fait qu’elle est en train de parler de « leur » logique, en les citant encore une fois dans un discours direct : c’est à moi et personne y va (xxx) tu paies pas un loyer pour ça (18/19), à compléter par « et donc tu ne restes pas ». Il s'agit de ce que Maryse considère comme les idées de normes de la Courly et de la société capitaliste en générale. Elle les exprime de façon caricaturale, en soulignant le côté enfantin (« c’est mon jouet à moi ») et l'égoïsme irrationnel du raisonnement, c'est-à-dire de la norme de l'exogroupe.

Mais il y a une autre norme à côté de cette norme : ce qui rend intéressant l’énoncé de Maryse, c’est qu’il dévoile la double norme de la Courly. A la norme c’est à moi et personne y va, elle répond par un bon d’accord (19) prononcé de manière légèrement rabaissante ; mais cette norme contredit une autre norme, celle du droit au logement, pourtant lui aussi en bonne place dans le catalogue des idées de la société démocratique. En montrant qu’il y a « deux Courly », avec deux normes qui se contredisent, elle montre que la société qui constitue l'exogroupe a un double langage. Cela explique aussi la confusion du début de son énoncé, pour eux peut-être pas pour eux [...] (17) dans lequel elle parle sans doute de deux « eux » différents.

Romain l’interrompt maintenant de manière définitive, sachant que la référence au droit au logement ne mène à rien devant le tribunal, car il ne s’agit pas d’un droit au libre choix du logement ; les gens qui veulent en profiter sont obligés au mieux de prendre ce que l’état leur offre. Les Lutinistes savent bien que leurs idées de vie collective ne rentrent pas dans le schéma des offres de logements des habitations que l’état considère comme « normales », c’est-à-dire adaptées à des familles ou des célibataires. Argumenter comme le fait Maryse, en se référant à des catégories et des normes de la société, ne peut donc mener qu’à un échec 341 .

Examinons cette discussion sous l'angle de la comparaison entre les normes de l'endogroupe et celles de l'exogroupe. D'une part, il y a une affirmation qui est la même : celle de l'idéal d'un logement pour tous. Le résultat dans la pratique diffère pourtant totalement : alors que du côté de la Courly, cela aboutit au mieux à la proposition de reloger les Lutinistes individuellement ou en couples 342 , les Lutinistes quant à eux en viennent à squatter une maison vide et à la considérer comme la solution à leur exigence d'habitat collectif. On voit que le conflit se fait sur la légitimité de la propriété de la maison, entre la conception qui dit qu'une maison est à celui qui a payé pour l'avoir et celle qui dit qu'une maison est à celui qui l'utilise.

Quelques instants plus tard, Maryse résume les exigences de la Lutine (elle est la personne qui prend les notes pendant cette réunion) avec assurance :

R1/45-57 :
R1/45-57 :

Maryse ne voit pas le groupe comme des quémandeurs qui doivent se contenter de ce qu’on leur offre ; au contraire, elle formule des exigences : d’abord, elle compte déjà demander (1) qu’on n’expulse le groupe qu’au moment de la vente de l’immeuble ; puis elle souligne prosodiquement, en intensifiant l’emphase, – elle accentue le QUE, elle « chante » (de manière agressive) le qu’ils nous relogent (3) et enfin elle scande le comme ça comme ça comme ça (3/5) – les critères exigés par le groupe pour son relogement. Maryse énumère ces critères effectivement comme une personne riche, très sûre d’elle-même, qui cherche une maison convenable : un truc assez grand euh . pour euh sept ou huit perso:nnes pour qu'on ait euh chacun chacune un endroit euh . à nous dont un collectif aussi (5-8), en n’oubliant pas la terminaison féminine politiquement correcte. Puis elle ajoute, toujours dans le même ton un peu hautain, qu’elle considère cela comme facile à réaliser. Rémi est du même avis, il trouve que le groupe pourrait demander les deux (12) 343 .

Quelques instants après, Maryse revient à son idée que trouver un immeuble qui conviendrait au groupe est vraiment facile pour la Courly :

R1/112-127 :
R1/112-127 :

Dans ce passage, on remarque surtout deux phénomènes intéressants : d’une part, l’utilisation d’un langage rude (on nous donne ça et fait pas chier quoi, 5), jeune (l’exagération quinze mille de lieux comme ça, 1/2 ; l’anglicisme bien clean,3/5) avec lequel Maryse souligne son appartenance à un groupe qui ne respecte pas les normes, ni les gens de la Courly, d’autre part, le rire des autres qui soutient les exigences de Maryse. Le rire vient du fait que tout le monde est conscient que ça marchera jamais (7) mais qu’il faut quand même demander ça (12).

Après avoir discuté d’autres choses, Maryse, dans sa fonction de celle qui prend les notes, résume ce qui a été dit à la fin de la réunion :

R1/468-478 :
R1/468-478 :

Maryse résume ici les notes qu'elle a prises durant la réunion. Il ne s'agit donc pas uniquement de son avis ou de ses idées, mais c'est elle qui a formulé les notes et c'est elle qui formule leur restitution. Je considère donc ce qu'elle dit ici comme venant d'elle, d'autant plus que je ne la considère pas ici comme un individu dont je ferais le portrait psychologique, mais bien comme membre du groupe que j’étudie.

Elle commence par affirmer ce qu'est et n'est pas le groupe, dans une perspective de communication, c'est-à-dire de l'image qu'il veut se donner face à la Courly : alors on veut pas jouer aux miséreux miséreuses (1). Elle craint une catégorisation par l'extérieur, un rôle (cf. le verbe jouer) que la Courly attendrait des Lutinistes, et elle le refuse. Le choix . d'habiter à plusieurs (2) est aussi une affirmation de l'identité du groupe, puisque c'est une de ses spécificités fondatrices (cf. V.2.10.3). Puisqu'elle en est à affirmer l'identité du groupe, elle n'oublie pas, bien sûr, la féminisation qui en est une des marques (miséreux miséreuses).

C'est ce moment fort d'affirmation et de refus, ce moment de volonté de maîtrise de l'auto-image, ce moment enfin de rejet de l'identité de miséreux miséreuses qu’un camion choisit pour passer dans la rue, devant la fenêtre ouverte, et perturber l'atmosphère sonore dans laquelle Maryse fait entendre la voix du groupe. Il est donc logique que Maryse, en tant que porte-parole d'une si forte affirmation d'identité et de dignité, ordonne le silence à ce camion, et cela avec une grossièreté (ta gueule, 3) souveraine, qui montre son profond mépris.

Puis elle énonce les exigences du groupe évoquées au cours de la réunion, avec leurs justifications (le raisonnement est le suivant : il est fait mention dans la Constitution du droit au logement, mais le parc privé n'offre pas un éventail de choix suffisant pour que les Lutinistes y trouvent leur bonheur. Le parc public, si : la preuve en est l'immeuble même de la Lutine. Les pouvoirs publics doivent donc assumer les conséquences de leurs discours, et fournir aux Lutinistes un logement adapté). L'énoncé de ce raisonnement lui permet de se resservir du mot « normal » dans le sens de « logique », et de le faire suivre de près par le mot « raisonnable », qui qualifie ici la convention que le groupe propose, donc le groupe lui-même. Enfin, son intervention se termine par un royal selon notre désir (12).

Toute sa déclaration est donc une affirmation de l'identité du groupe, fort, sûr de lui, qui exige certes, mais qui n'exige, de son point de vue, que ce qui lui est dû, des choses « raisonnables », que la Courly serait bien mesquine de lui refuser.

Voyons maintenant un extrait de la même réunion où les Lutinistes s'amusent de cette insouciance qui fait partie de leur identité.

Notes
340.

Je dis bien « début de l’enregistrement » – il ne s’agit malheureusement pas du début de la réunion ; celle-ci est atypique en ce qui concerne le fait qu’elle se développe à partir d’une conversation à table après un repas ; c’est quand même une réunion prévue, annoncée, sauf que la discussion du premier point commence plus tôt que prévu, alors que le matériel pour l’enregistrement n’est pas encore prêt.

341.

La proposition de loger les Lutinistes individuellement dans des petits appartements avait déjà été faite par la Courly – et rejetée par les Lutinistes.

342.

Cf. Bouillon (2002) : « On est de manière globale dans une pensée de ménage, dans le sens administratif du terme, et les individus qui ne correspondent pas, pour différentes raisons, à cette forme d’organisation sociale, ne trouvent pas ou ne trouvent que très difficilement à se loger ». Elle précise que c’est entre autres le cas des gens qui souhaitent une forme de « vie collective ou communautaire » et « qui trouvent très très peu de résonance face à l’ensemble des institutions qui ne les reconaissent pas comme un collectif. Donc on renvoie les gens à une individualité dans laquelle ils ne se reconaissent pas. Le collectif n’existe pas ».

343.

Rémi ne réalise apparemment pas que Maryse vient de dire la même chose.