V.2.8 La délimitation vis-à-vis d’autres squatteurs

Dans le passage que nous allons voir maintenant, c'est devant la Courly que Romain tient à faire une différence entre différents groupes de squatteurs. Mais ce qui est important ici, c'est bien que cette différence est significative pour lui, qu'il ne s'agit pas que de stratégie.

Dans R4, le groupe parle des stratégies à adopter vis-à-vis de la Courly. On voudrait bien garder la maison, et si possible légaliser l'occupation. On se demande si la menace de réoccuper un autre immeuble agira ou non dans le sens d'une décision positive de la part de la Courly. C’est à ce point là que Romain fait la réflexion suivante :

R4/1513-1541 :
R4/1513-1541 :

Dans cet extrait, malheureusement interrompu par la fin de la bande audio 344 , Romain soulève le problème de la connotation négative qu’ont, selon lui, des expressions comme « squatt, squatteur, squatteuse ». Il a peur que le groupe ne se fasse classer dans la même catégorie que les gens qui foutent la merde à la Croix-Rousse (11/12), et ne soit marginalisé. Cf. Goffman : « Instead of allowing an impression of their activity to arise as an incidental by-product of their activity, they can reorient their frame of reference and devote their efforts to the creation of desired impressions » (Goffman 1959 : 250).

Romain souligne le fait qu’il y a différentes sortes d’occupations (cf. aussi II.1.1), mais même si les médias parlent effectivement d’une façon plutôt bienveillante des squatteurs politiques à Lyon (cf. Bloch 1999, Collectif 1992), ce sont peut-être les squatteurs « destroy » – pour utiliser une expression des Lutinistes – qui se font le plus remarquer par la population lyonnaise, particulièrement croix-roussienne, justement parce qu’ils y foutent la merde, c’est-à-dire qu’ils squattent un lieu sans se soucier de leur image : leurs squatts se font remarquer par du bruit, des bagarres, etc. Nous allons voir plus loin que le fait d'essayer d’éviter de faire du bruit et de bien se comporter avec les voisins est un point essentiel dans l’image que veulent se donner les Lutinistes pour pouvoir être reconnus comme des « voisins normaux ».

Dans l’exemple, il s’agit de se distancier de cette image négative des gens qui foutent la merde (et pas uniquement face à la Courly : le mépris contenu dans l'expression ne laisse pas de doute à ce sujet), ne serait-ce qu’en évitant de verbaliser l’auto-catégorisation comme squatteur (= mettre de côté [le mot qu’on emploie souvent parce qu’on s’y reconnaî:t, 2], 5) dans un certain contexte (= ce genre de réunion, 5). Marc trouve la solution à ce problème, qui est un problème de dénomination, en proposant d’utiliser l’expression réoccuper (14) au lieu de squatter. Il s’agit d’une auto-catégorisation explicite, construite pour l’extérieur.

Est-elle en même temps une distanciation, un reniement d’appartenance à une catégorie qu’on utilise d’habitude (= le mot qu’on emploie) pour s’auto-définir ? Romain ne semble pas très à l'aise : son discours est marqué de nombreuses hésitations : plusieurs euh, des phrases et un mot interrompus. Il craint sans doute de soulever une vague d'indignation contre le reniement qu'il propose ; l'interruption de la bande ne nous permet pas de savoir si c'est ou non le cas, mais on voit que Marc tient compte de ce qu'a dit Romain, même s'il fait attention à ne pas se l'approprier (14) : 'fin si il faut éviter le mot. N’oublions pas que pour les Lutinistes, la marginalisation n’est d’habitude pas forcément une chose à éviter, elle peut même être souhaitable (cf. II.1.1 où je parle de la marginalité positive et II.3.1 de marginalité comme choix). Ils auraient d’ailleurs du mal à ne pas se présenter comme occupants illégaux de la maison vis-à-vis de son propriétaire. Nier l’appartenance à la catégorie n’est donc pas possible ; la modifier en modifiant la désignation, si : la litote (car réoccuper est utilisé comme telle ici) est employée comme ce que Sacks appelle un « modifier » (cf. Sacks 2000a : lecture 6).

Un « modifier » est un élément qui fonctionne selon un mécanisme « Il est un X, mais on ne peut pas dire qu’il est YZ  », le X étant la catégorie et YZ les caractéristiques que le locuteur attribue d’habitude à cette catégorie. Notre exemple n’est pas aussi net ; on pourrait le formuler comme suit : « Nous sommes X, mais quand nous parlons à telle personne, qui considère que les X sont YZ, nous ne devons pas nous appeler X ». C'est-à-dire qu'ici, le locuteur n'attribue pas lui-même à la catégorie X les caractéristiques YZ, mais il part du principe que l'auditeur les attribuera.

Les Lutinistes se trouvent ici devant un problème comparable à celui décrit par McKinlay/Dunnett (1998 : 40). Dans leur article « How Gun-owners Accomplish Being Deadly Average », ils décrivent la stratégie de deux membres d’un gun club américain de se présenter (dans une interview médiatisée) comme des citoyens « normaux ». Pour cela, ils doivent, entre autres, prendre des distances vis-à-vis d’autres propriétaires d’armes qui ont une réputation négative :

‘Ted contrasts the « biggest proportion » of gun-owners with criminals and vigilantes. The actions of criminals can be understood to be unacceptable. […] By contrasting gun-owners with vigilantes and criminals, the implication is that while the activities of the latter are unacceptable, the activities of the former are not. (McKinlay/Dunnett 1998 : 40)’

Si c'est de l'image du groupe que Romain se soucie, nous allons voir que Rémi, dans l'extrait suivant, exprime ses craintes de voir le groupe se comporter réellement comme ces autres squatteurs, et rentrer ainsi dans une catégorie qui n'est pas la sienne.

Notes
344.

De telle façon qu’on ne sait pas exactement pendant combien de temps la discussion n’a pas été enregistrée (moi-même je n’étais pas présente à cette réunion).