V.2.10.1 quinze personnes comme ça dans le vague

Le groupe a réussi à entamer des négociations avec la Courly concernant une éventuelle légalisation, et l’humeur pendant la réunion (R4) n'est pas aussi assurée que ce à quoi on pourrait s'attendre – justement parce que le groupe est en train d’obtenir ce qu’il a toujours demandé, et se rend compte qu’il faut se présenter d’une certaine manière pour ne pas perdre cette chance 347 .

Pénélope suggère dans le prochain extrait une image que la Lutine pourrait éventuellement évoquer à des gens de l’extérieur, une image qu’il faut éviter dans tous les cas :

R4/209-222 :
R4/209-222 :

Pénélope se met dans la peau de « l’ennemi » (en: essayant de me mettre à leur place, 4/5) et essaie de regarder, de catégoriser son propre groupe avec les yeux de cet autre. Elle suppose que les gens de la Courly considèrent les Lutinistes sur la base des caractéristiques suivantes :

  • (1) squatteurs = inorganisés, sans plan (quinze personnes comme ça dans le vague, 3/4), ceci étant lié à :
  • (2) squatt = non pas réellement lieu d’habitation, mais lieu de passage où il y a plein de gens (5/6)

J’ai parlé dans II.1.1 de la notion de « squatt » et de ses différentes réalisations. Ce que Pénélope décrit comme stéréotype ici désigne plutôt ce que la brochure ministérielle (1999 : 5) appelle un « habitat de fortune » et ce que j’ai attribué à l’imaginaire collectif (exprimé dans le discours du commissaire) comme image du squatt. Pourtant, surtout pendant des moments de « migration », les squatts, même politiques, sont, du moins à première vue, assez « chaotiques », entassant parfois beaucoup de monde dont personne ne sait s’ils habitent là ou pas : ceci arrive surtout au début d’une occupation, quand les squatteurs ne sont pas encore bien installés et passent leurs nuits à plusieurs (avec des invités, pour renforcer le groupe) dans une chambre, en prévision du risque d'une expulsion violente.

C’est l’absence d’ameublement tout au début de l’occupation, combiné avec un entassement de matelas, qui choque d’ailleurs le gardien 348 au tout début de la deuxième Lutine – quand Romain le rencontre, il se plaint de la manière suivante : ouais mais vous dites que vous habitez mais vous avez que des matelas euh (Rémi qui cite le gardien, R2/788). Pour lui, n’avoir que des matelas, ce n’est pas « habiter » : des personnes sans meubles ne peuvent pas rentrer dans sa catégorie « d’habitants » d’un immeuble – pour lui, les Lutinistes ne font que s’entasser et passer dans la maison ; ils ne forment ni un groupe, ni une famille. Du fait qu’ils ne sont pas des habitants, le gardien conclut qu’il n’est pas nécessaire de les traiter comme tels : il ne respecte pas leur sphère privée, entre dans les appartements, dérobe même une clef – ce qui lui vaut la catégorisation de Gisèle : hhh le gardien dans toute sa splendeur (R2/793).

Le matelas semble jouer un certain rôle dans l’image d’un squatt ; dans une de mes premières interviews, avec Bob et Zoë du Crève Lune 349 , je fais des louanges sur le joli décor du local et j'obtiens comme réponse que pour beaucoup de gens, n'avoir que des matelas par terre c’est l’image ouais c’est l’image (INT. BO&ZO) de ce qui est typique d’un squatt. Les deux continuent leur discours comme suit :

INT. Bob & Zoë :
INT. Bob & Zoë :

Encore une fois, l'image du squatt évoquée ici est celle de ce que la brochure ministérielle (1999 : 5) appelle un « habitat de fortune ». Les fameux matelas, ainsi que la crasse et les chiens (2) sont les trois éléments suffisant à évoquer une image caricaturale de ces habitations de fortune ou des gens qui foutent la merde à la Croix-Rousse dont j’ai parlé plus haut.

Bob commence une phrase que Zoë termine en coénonciation ; il prépare une catégorisation négative qu’elle complète avec les accessoires nécessaires, en interprétant sa marque d’hésitation euh (1) comme l’indice qu’il est à la recherche d’un mot. Ils se distancient ainsi ensemble de l’image négative qui, même pour eux, existe pourtant : ça impose pas spécialement (1) fonctionne ici comme « modifier », dans le sens de « ce n’est pas forcément toujours comme ça, comme notre cas le prouve ». Avec sa formule qui vont avec, Zoë lie des attributs typiques à la catégorie : notamment la crasse et les chiens 350 .

Bob et Zoë se distancient ensemble de l’image négative qui, même pour eux, existe : ça impose pas spécialement fonctionne ici comme « modifier », dans le sens de « ce n’est pas forcément toujours comme ça, comme notre cas le prouve », ou « on peut être squatteurs sans la crasse et les chiens », car ces attributs sont, pour eux, à la périphérie de ce qui caractérise un squatteur, ils ne sont pas centraux.

  • (3) squatteurs = « fainéants » (qui traînent et tout ça, 6)

Le stéréotype « les squatteurs fainéants qui ne font que traîner pendant toute la journée » est lié à une réalité : effectivement, la plupart des habitants de la Lutine sont RMIstes ou chômeurs (cf. II.2.2) et ne gagnent donc pas leur vie avec du travail payé. Et qui dit RMIste ou chômeur dit personne qui « ne fait rien », « traîne », « se lève tard », etc.

Quand Pénélope emploie le verbe traîner ici, surtout en combinaison avec le quantificateur et tout ça, elle suppose qu’elle n’a pas à détailler et à préciser son image : avec ces bribes ou « formes de référence minimale » (Sacks/Schegloff 1979), elle vient d’exprimer tout un concept, tout un mode de vie. Les Lutinistes ne se plaisent pas forcément dans ce supposé mode de vie. Contrairement aux punks dont Soeffner décrit la mise en scène « d’une pièce qui pourrait porter le titre ‘alcoolisme juvénile’ ou ‘longue beuverie’ 351  » (Soeffner 1986 : 332) pour provoquer le reste du monde et dont le message est qu’ils n’en ont pas, les Lutinistes ne veulent d’habitude pas passer comme des provocateurs sans buts ni idées. Attention, cela ne veut pas dire qu’ils ne se complaisent pas de temps en temps dans telle ou telle petite provocation – ne serait-ce que dans la façon de s’habiller selon la « mode anar 352  ». Mais, et ceci est important, le groupe ne veut ni se considérer comme des gens qui ne font que traîner, ni comme une accumulation de personnes qui ne forment pas un groupe.

Il me semble intéressant de rapprocher ce discours de Pénélope du discours de Rémi dans l'exemple personne avertit personne. On peut remarquer les points communs suivants :

  • les quinze personnes comme ça dans le vague de Pénélope correspondent aux points où tout le monde fait ce qu’il veut (17/19) et tout le monde fait ses petits trucs dans son coin (19/21) de Rémi ;
  • le lieu de passage où il y a plein de gens n’est rien d’autre que l’endroit à tout le monde où personne avertit personne.

Tandis que Rémi critiquait un fonctionnement dont il craignait la mise en place, et dont il croyait remarquer les premiers signes, Pénélope craint une catégorisation stéréotype par l’extérieur. Le discours de Rémi est tenu dans un moment de grands changements pour la Lutine (le groupe Loziz est en train de s'installer), changements qu'il craint de ne pas maîtriser ; celui de Pénélope intervient à un moment où les fonctionnements à l'intérieur du groupe sont plus stables, et elle n'a pas à se préoccuper des mêmes dangers. Mais dans un cas comme dans l'autre, le fonctionnement de type « habitat précaire » fonctionne comme une catégorie repoussoir. Dans un cas il faut éviter de tomber dedans, dans l'autre il faut s'en démarquer face à l'extérieur. Dans les deux cas, hors plaisanterie ou fanfaronnade, laLutine tient à être un lieu dont les habitants sont responsables, et maîtres de leur cadre de vie.

Notes
347.

« It is apparent that care will be great in situations where important consequences for the performer will occur as a result of his conduct. The job interview is a clear example » (Goffman 1959 : 225).

348.

La présence du gardien s’explique par le fait que, à ce moment-là, il y a encore des locataires au quatrième étage – peut-être aussi est-ce le propriétaire qui l’envoie regarder ce qui se passe dans la maison.

349.

Cf. II.3.2. où j’ai précisé qu’il s’agit d’un squatt avec un décor exceptionnel.

350.

Citons ici un extrait de l'interview d'un squatteur dijonnais dans le n° 3-4 de Abstraction (2001) : « Une voisine nous a traité de ‘nantis‘ parce qu'on a des téléphones portables, l'eau et l'électricité. Les ‘vrais squatteurs‘ doivent-ils vivre dans la merde ? » Cette voisine a sans doute l'eau et l'électricité, peut-être un téléphone portable, et ne se considère sans doute pas comme une « nantie » pourautant. Mais la possession de ce confort ne correspond pas à ce qu'elle attend de la catégorie « squatteur ».

351.

« ein Stück, das den Titel ‘Jugendalkoholismus’ oder ‘ Dauergelage’ tragen könnte ».

352.

Sur la « mode anar » et le « terrorisme du look » dans le milieu, qu’elle considère comme aussi opprimant que dans des « milieux top model/Elle » cf. Lola 1998 : 131-137, et II.6.1.2.