V.2.10.3 on n'est pas juste des

Voyons maintenant trois extraits de cette même réunion (R4). Dans les deux premiers, le groupe se prépare présenter à la Courly un discours qui lui tient à cœur, celui de son choix d'un mode d'habitation, de l'originalité et de l'utilité sociale d'un tel projet. Dans le troisième, c'est au contraire une proposition de reniement trop grave qui va susciter une réaction.

R4/886-903
R4/886-903

Dans cet exemple, plusieurs personnes construisent ensemble une auto-catégorisation.

Pour, d'une part, justifier que c'est bien dans cet immeuble que les Lutinistes veulent vivre, et d'autre part souligner le caractère sérieux du groupe, Romain suggère de mentionner l’espace dont le groupe a besoin pour vivre (en plus de l’espace pour les activités collectives). Selon lui, il faut souligner l’importance du projet commun, et là les mots lui manquent : on est pas juste de:s ‘fin on: (7). Il ne complète pas la catégorie, mais Alphonse semble comprendre et acquiesce ; après un murmure non-compréhensible de Romain, il complète la phrase de celui-ci, puisqu’il commence la sienne non pas comme proposition indépendante, mais comme subordonnée. Il ne s’agit pas d’une coénonciation, parce que la coupe morphosyntaxique n’est pas parfaite, mais d’une manifestation de co-production. Les deux propositions s’accordent aussi au niveau sémantique : le on est pas juste de:s de Romain correspond parfaitement avec le il suffit pas de nous d’Alphonse, puisque si quelque chose ou quelqu’un est plus que juste X, il est plus difficile de « fournir ce qui est nécessaire à…, de satisfaire à (qqch.) » (Nouveau Petit Robert 1994 : suffire). Ce que Alphonse formule comme demande est aussi une paraphrase et une spécification du besoin d’espace pour vivre (1) de Romain : la spécification consiste en pas nous reloger indépendamment (= vivre ensemble, 14, comme Maryse le dit par la suite).

Maryse fournit la quintessence des deux propositions en précisant que l'habitat collectif est un choix fait par le groupe. Nous pouvons nous demander pourquoi elle utilise pour dire cela une prosodie ironique, comme si elle citait quelqu’un d’autre. Pour l’expliquer, une analyse séquentielle n’est pas suffisante ; il me faut recourir aux informations ethnographiques que je possède par ailleurs : Maryse cite une explication courante, déjà souvent répétée pratiquement mot pour mot, pour justifier le besoin d’un espace assez grand pour tout le groupe. Elle ironise ce qu’elle dit parce que si c’est une évidence pour l’endogroupe, c’est une chose qu’il faut toujours répéter à des gens de l’extérieur, un propos tellement usé qu’il est quasiment vidé de son sens. C'est aussi dans ce sens qu'il faut comprendre les phrases non-terminées de Romain et d’Alphonse : même s'ils n'arrivent pas à formuler exactement ce qu'ils veulent dire, tous savent exactement de quoi il s'agit. Le thème du collectif, de son besoin d'être ensemble, de la différence que cela constitue par rapport à d'autres locataires, est assez réccurent dans les conversations et les argumentations pour que tout le monde soit capable de compléter.

Pénélope habille le tout de mots soutenus : habitat collectif (16) et mode d’habitat (18) sont justement les expressions à utiliser devant les représentants de la Courly, des expressions qu’utilise le Ministère de l’Emploi et de la Solidarité dans sa brochure déjà citée.

Nous avons ici quatre membres de la Lutine qui développent ensemble l’auto-catégorisation comme squatteurs sages, qui ont des valeurs, des buts et qui savent les défendre – pour bien montrer qu’ils ne sont pas « juste des… ».

Même s'il s'agit ici de la construction d'une image à destination d'autrui (la Courly), le groupe est bien en train de se construire une identité dans laquelle il se reconnaît.

Un autre exemple du même type se trouve un peu plus tard dans la réunion :

R4/1330-1336 :
R4/1330-1336 :

Cette fois-ci, la modalité de l’énoncé de Maryse est tout à fait différente. Elle parle sans ironie, avec une prosodie sérieuse et un choix lexical qui reflètent le contenu de sa remarque. Comme Pénélope dans l’exemple précédant, elle utilise l’expression soutenue habitat (2), mais avec l’épithète nouveau. Ceci est une auto-catégorisation dirigée vers, formulée pour l’extérieur : cette sorte d’habitat est nouvelle pour l’exogroupe, pas pour les Lutinistes. La reformulation vivre autrement (6) est, au contraire, exprimée dans une perspective endogroupe, ainsi que la féminisation politiquement correcte dans chacun chacune (5) : les deux principes constituent une distanciation vis-à-vis du monde extérieur. A la suite de ces propos, elle prononce son c’est un choix quoi (6/7) sans ironie, puisqu’il s’agit d’une répétition sincère d’un des principes fondamentaux du groupe : la liberté de choisir son mode de vie et son habitat.

R4/964-1004 :
R4/964-1004 :

L’auto-catégorisation selon la situation sociale se déroule au début d’une manière tout à fait sérieuse : on liste les différents cas, en commençant par le seul salarié 354 , et par les gens au chômage. Pénélope mentionne les étudiants 355 puisqu’elle en fait partie, Gisèle les RMIstes pour la même raison. Puis Rémi reformule le (xx) chômage (5) de Pénélope en utilisant l’euphémisme en recherche d’emploi (9). Cette expression atténuée sert à jeter une lumière nouvelle sur les personnes en question, car au lieu de se retrouver dans la catégorie « chômeur » avec tous les préjugés qui en découlent (« de toutes façons ils ne veulent pas travailler »), elle situe les personnages dans une catégorie dont les enjeux sont socialement mieux acceptés, celle des « chercheurs d’emploi ». Cette expression suggère une personne active, qui veut changer sa position sociale. Devant des représentants de la Communauté Urbaine de Lyon, cela fait évidemment meilleure impression que les gens qui traînent de l’exemple quinze personnes comme ça dans le vague (V.2.11.1).

Cette mauvaise foi fait rire Nicola (11) et pousse Maryse à la remarque tu dis il y a des mineurs en fugue aussi (15). L’idée d’une solidarité avec des mineurs en fugue est une de ces idées que les Lutinistes défendent en théorie sans avoir jamais eu l’occasion de la mettre en pratique ; il s’agit d’une forme de fantasme. Dans le même temps, Maryse est bien consciente que cette solidarité ferait partie des choses extrêmement mal vues par la Courly et le monde extérieur en général. Sa remarque, prosodiquement non marquée, part dans la direction opposée de celle de Rémi : tandis que lui essaie de donner une bonne image des Lutinistes vis-à-vis de la Courly en catégorisant les membres au chômage comme « chercheurs d’emploi », Maryse fait son travail pour l’auto-catégorisation comme « squatteurs rebelles », en contre-point de Rémi.

Le plus probable, c'est que Maryse trouve que Rémi va vraiment trop loin, dans la concession aux valeurs de la Courly en proposant sérieusement l'expression en recherche d'emploi, et que sa réaction montre sa désapprobation en préservant la face de Rémi, sans même remettre en cause la proposition.

Notes
354.

Cf. ligne 2 : Pénélope a peur que cela ait des conséquences négatives pour les négociations sur le loyer, car la proposition des Lutinistes était de payer dix pour cent de leurs revenus (cf. R4/950), et demande aux autres si on cache l’existence de ce salarié.

355.

Soulignons qu’elle n’utilise pas la forme féminine ici. Je n’ai pas d’explication pour ce faux-pas politique (Pénélope est féministe convaincue).