V.2.11 hasta la victoria / tout dépend de ton attitude

Dans le prochain exemple sont réunis deux aspects centraux pour l’auto-catégorisation des Lutinistes en tant que squatteurs ; notamment :

On remarquera dans l’extrait que les deux nuances de l’image du squatteur sont évoquées, ou mieux, incarnées, par différentes personnes. Ce qui me semble intéressant dans cette séquence, c’est que les membres du groupe ne sont pas tous sur la même longueur d’onde, mais que ce fait n’est évoqué par personne, et ne mène pas à un conflit, une contradiction ou un problème quelconque : les deux facettes de l’image se complètent.

Mais voyons l’exemple, dont le contexte est le suivant : Alphonse a le projet de squatter un appartement proche de la Lutine, dans la même rue, parce qu'il a besoin de calme pour finir sa formation. Apparemment, il en a déjà parlé avec quelques personnes, et il a peur que son projet puisse avoir des conséquences pour la Lutine :

R7/2144-2250 :
R7/2144-2250 :

Paraphrasons ce qui se passe dans cet extrait, et résumons ensuite les différentes réactions à la question que pose Alphonse :

Alphonse commence à présenter son projet de squatter un appartement, avec des réserves, réserves qui lui ont apparemment déjà été faites ; il a du mal à les formuler (anacoluthes, allongement de syllabes, pauses oralisées) :

Alex l’encourage doucement et avec une légère indifférence (ben vas-y, 20) ; Sylvie affirme, sans prosodie ironique, que squatter toute la rue est justement le but du groupe (ben: pvvvt . c'est eu:h . c'est . c'est l'objectif tu vois . ce que je veux dire, 24/27). Gisèle est approbatrice (bien fait, 28), ainsi que Jacques, avec plus d’enthousiasme (hasta la victoria, 30), qui se rapproche du point de vue de Sylvie – les deux représentant l'image des « squatteurs conquérants ». J’y reviendrai.

Suit un petit passage où Gisèle et Jacques expriment leur approbation de façon explicite, mais formulée négativement (pas d’inconvénients, 31, 32) et où Raymond propose son aide (33) – ce qui fait rire Charles parce qu’il soupçonne des arrières-pensées derrière cette proposition ; arrière-pensées formulées explicitement par la suite (36) : sa phrase elliptique si il te reste une pièce je veux bien [l'utiliser] est tout de suite comprise par Romain qui s’y accroche (ouais moi aussi hhh, 37), et par d’autres personnes dans le groupe, qui expriment cette compréhension en riant. Ceci reflète également l’image des « squatteurs conquérants ».

Alphonse, Raymond et Sylvie plaisantent un peu à propos de la possibilité que d’autres personnes aient réservé l’appartement à squatter (40-54).

Rémi souligne qu’une interdiction de squatter de la part des Lutinistes serait paradoxale (non mais t’imagines il manquerait plus que ça […], 55/56), et Sylvie confirme avec véhémence (je trouve ça complètemen:t eu:h hors jeux, 58). Charles se montre plus prudent : ben . ça dépend comment c'est fait aussi (63).

Alphonse a toujours des réticences et promet d’être discret (64-70), ce qui provoque de nouveau des exclamations indignées de Sylvie (et alors qu’ils te voient, 71 ; […] qu’est-ce que ça fait qu’ils te voient, 73/76) et des explications de Elénie qui trouve que tout dépend de [s]on attitude et qui l’encourage à être tranquille (72/74/78) – qui tient à l’image de « squatteurs sages ». J’y reviendrai.

La discussion se termine avec Sylvie qui reste rebelle et qui espère que cela va encourager d’autres gens à occuper – elle utilise le mot « ouvrir » du jargon squatteur (j’en ai déjà parlé en II.1.2) – d’autres locaux (81/83).

Jacques coupe court au débat en demandant ben il y a quelqu’un qui est contre là (85), sans recevoir de réponse – de toutes façons, cette question peut être considérée de rhétorique, une manière de clore le sujet après la discussion qui a eu lieu. Alphonse promet ensuite de laisser son futur appartement aux autres dans les moments où il n'y sera pas (90/91) – proposition qui est d’ailleurs tout à fait conforme aux normes du groupe où il n’arrive quasiment jamais qu’une chambre non-occupée (pendant des vacances ou tout autre absence) soit laissée vide. Les opinions des interactants se résument comme suit :

Pour pouvoir analyser les deux nuances de la catégorie « squatteur », le « squatteur sage » et « le squatteur conquérant » dans cet exemple, il convient, comme je l’ai déjà dit, de regarder quels rôles sont intégrés 357 , et d’en déduire les deux images :

Comment ces deux aspects de l’image sont-ils développés dans le discours ?

‘The fact that categories are conventionally associated with activities, attributes, motives and so on makes them a powerful cultural resource in warranting, explaining and justifying behaviour. That is, whatever is known about the category can be invoked as being relevant to the person to whom the label is applied and provides a set of inferential resources by which to interpret and account for past or present conduct, or to inform predictions about likely future behaviour (Sacks 1979, 1992, cité par Widdicombe 1998 : 53);’
  • des phrases combatives comme et alors qu’ils te voient (71), combinées avec des questions du même genre (qu’est-ce que ça te fait qu’ils te voient, 73/76) qui constituent des actes menaçants pour la face des non-conquérants ;
  • l’expression d’idées utopiques, dans une modalité sérieuse (ça peut donner l'envie aux gens aussi d'ouvrir eu:h par leurs propres moyens (80/83), ou marquée (souvent prosodiquement) comme plaisanterie.

Résumons-nous : dans cet exemple cohabitent, sans conflit alors même qu'il y a une décision à prendre (le groupe doit-il ou non tolérer qu'Alphonse squatte un appartement dans la même rue), deux visions opposées de l'image à donner : celle du « squatteur sage » et celle du « squatteur conquérant ». Le premier se soucie de rassurer les voisins et de ne pas créer de nuisances, le deuxième se soucie de faire avancer la cause et d'ouvrir de nouveaux squatts. L'absence de conflit est à attribuer au fait que, si ce sont ici tel et tel membre du groupe qui portent respectivement telle et telle image, le groupe en tant que tel se reconnaît au final dans chacune de ces deux images.

Notes
356.

Métonymie : l’immeuble représente le groupe des Lutinistes.

357.

Même si certaines personnes ont certaines tendances vis-à-vis certains rôles, le côté individuel n’est pas ce qui nous intéresse ici. A priori, chaque Lutiniste peut incarner et construire les différents discours des différents types de squatteurs.

358.

« Normalitätsdemonstration aus der Eigenperspektive ».

359.

« [...] in der Modalität der Selbstverständlichkeit […] eine eher entspannte Form von Selbstbewusstsein ».