V.2.11 hasta la victoria / tout dépend de ton attitude
Dans le prochain exemple sont réunis deux aspects centraux pour l’auto-catégorisation des Lutinistes en tant que squatteurs ; notamment :
- (a) Les « squatteurs sages » : ce que les Lutinistes considèrent comme une bonne image à donner vis-à-vis des voisins, c’est-à-dire discrétion, calme, absence de bruit
- (b) Les « squatteurs conquérants » : la fierté d’être des rebelles et le jeu avec l’image d’un squatteur qui se jette sur toute occasion pour profiter d’un espace à occuper (cf. aussi on ira chez vous, VI.3.2.1)
On remarquera dans l’extrait que les deux nuances de l’image du squatteur sont évoquées, ou mieux, incarnées, par différentes personnes. Ce qui me semble intéressant dans cette séquence, c’est que les membres du groupe ne sont pas tous sur la même longueur d’onde, mais que ce fait n’est évoqué par personne, et ne mène pas à un conflit, une contradiction ou un problème quelconque : les deux facettes de l’image se complètent.
Mais voyons l’exemple, dont le contexte est le suivant : Alphonse a le projet de squatter un appartement proche de la Lutine, dans la même rue, parce qu'il a besoin de calme pour finir sa formation. Apparemment, il en a déjà parlé avec quelques personnes, et il a peur que son projet puisse avoir des conséquences pour la Lutine :
Paraphrasons ce qui se passe dans cet extrait, et résumons ensuite les différentes réactions à la question que pose Alphonse :
Alphonse commence à présenter son projet de squatter un appartement, avec des réserves, réserves qui lui ont apparemment déjà été faites ; il a du mal à les formuler (anacoluthes, allongement de syllabes, pauses oralisées) :
- ça pouvait peut-être faire . des nuisances (11)
-
le quartier pouvait peut-être considérer que c’était l’immeuble
356
qui faisait une euh une colonisation: (11/12)
- ça pouvait peut-être nuire . fshl . auprès de la Courly eu:h à notre image de: de gens sages et tout (13/14)
Alex l’encourage doucement et avec une légère indifférence (ben vas-y, 20) ; Sylvie affirme, sans prosodie ironique, que squatter toute la rue est justement le but du groupe (ben: pvvvt . c'est eu:h . c'est . c'est l'objectif tu vois . ce que je veux dire, 24/27). Gisèle est approbatrice (bien fait, 28), ainsi que Jacques, avec plus d’enthousiasme (hasta la victoria, 30), qui se rapproche du point de vue de Sylvie – les deux représentant l'image des « squatteurs conquérants ». J’y reviendrai.
Suit un petit passage où Gisèle et Jacques expriment leur approbation de façon explicite, mais formulée négativement (pas d’inconvénients, 31, 32) et où Raymond propose son aide (33) – ce qui fait rire Charles parce qu’il soupçonne des arrières-pensées derrière cette proposition ; arrière-pensées formulées explicitement par la suite (36) : sa phrase elliptique si il te reste une pièce je veux bien [l'utiliser] est tout de suite comprise par Romain qui s’y accroche (ouais moi aussi hhh, 37), et par d’autres personnes dans le groupe, qui expriment cette compréhension en riant. Ceci reflète également l’image des « squatteurs conquérants ».
Alphonse, Raymond et Sylvie plaisantent un peu à propos de la possibilité que d’autres personnes aient réservé l’appartement à squatter (40-54).
Rémi souligne qu’une interdiction de squatter de la part des Lutinistes serait paradoxale (non mais t’imagines il manquerait plus que ça […], 55/56), et Sylvie confirme avec véhémence (je trouve ça complètemen:t eu:h hors jeux, 58). Charles se montre plus prudent : ben . ça dépend comment c'est fait aussi (63).
Alphonse a toujours des réticences et promet d’être discret (64-70), ce qui provoque de nouveau des exclamations indignées de Sylvie (et alors qu’ils te voient, 71 ; […] qu’est-ce que ça fait qu’ils te voient, 73/76) et des explications de Elénie qui trouve que tout dépend de [s]on attitude et qui l’encourage à être tranquille (72/74/78) – qui tient à l’image de « squatteurs sages ». J’y reviendrai.
La discussion se termine avec Sylvie qui reste rebelle et qui espère que cela va encourager d’autres gens à occuper – elle utilise le mot « ouvrir » du jargon squatteur (j’en ai déjà parlé en II.1.2) – d’autres locaux (81/83).
Jacques coupe court au débat en demandant ben il y a quelqu’un qui est contre là (85), sans recevoir de réponse – de toutes façons, cette question peut être considérée de rhétorique, une manière de clore le sujet après la discussion qui a eu lieu. Alphonse promet ensuite de laisser son futur appartement aux autres dans les moments où il n'y sera pas (90/91) – proposition qui est d’ailleurs tout à fait conforme aux normes du groupe où il n’arrive quasiment jamais qu’une chambre non-occupée (pendant des vacances ou tout autre absence) soit laissée vide. Les opinions des interactants se résument comme suit :
- Sylvie et Jacques voudraient que toute la rue soit squattée, et ce dans un but politique ; ils voudraient donc aussi que cette occupation soit visible
- Rémi, Alex et Raymond estiment que les membres de la Lutine n’ont pas à déterminer ce qu'Alphonse a le droit de faire ou non
- Charles et Elénie voudraient qu'Alphonse ne fasse pas n’importe quoi, se donnent un droit de regard sur la manière dont il gérera son habitation
Pour pouvoir analyser les deux nuances de la catégorie « squatteur », le « squatteur sage » et « le squatteur conquérant » dans cet exemple, il convient, comme je l’ai déjà dit, de regarder quels rôles sont intégrés
357
, et d’en déduire les deux images :
- Le « squatteur sage », incarné ici par Alphonse, Charles et Elénie : le squatteur très prudent, très conscient de l’avis des autres, qu’il s’agisse des voisins ou de ses co-squatteurs.
- Le « squatteur conquérant », incarné ici par Sylvie et Jacques, mais aussi Rémi, Jacques et Romain : le squatteur persuadé de la cause, sans compromis. L’avis des voisins lui est égal, un peu de provocation bienvenue.
Comment ces deux aspects de l’image sont-ils développés dans le discours ?
- La fourniture d’explications, de justifications (et éventuellement d’excuses) pour ses actes et ses plans, et ceci toujours en se souciant de l’opinion des autres. Le soucis de satisfaire les deux côtés, c’est-à-dire l’endogroupe en justifiant son acte, et l’exogroupe en limitant les possibles dégâts et nuisances d’une occupation :
-
- pour l’endogroupe, c’est-à-dire ses co-squatteurs, Alphonse fournit une longue explication concernant son besoin de calme parce qu’il doit travailler pour réussir dans sa formation ; il souligne en outre que l'appartement ne sera ouvert qu'à usage d'habitation, c'est-à-dire qu'aucune « activité » ne risquera de perturber les voisins. Son discours est lent et prudent, il anticipe les critiques (du moins, celles qui pourraient être faites sur le moment : il semble que des critiques lui aient déjà été faites : mais du coup euh quand j'en parlais l'autre jour euh il
s'avérait que…, 8/9). Son discours est marqué par un « hedging » extrême (pauses, nombreuses pauses oralisées, trois fois l’adverbe atténuant peut-être, anacoluthes, etc.). Enfin, à la fin de l'extrait, il souligne l'intérêt collectif de sa démarche individuelle : ça fait du logement en plus (90) ;
- face à l’exogroupe (et là le discours qui nous intéresse n'est plus seulement celui d'Alphonse, mais aussi celui d'Elénie et de Charles), il s'agit avant tout de ne pas inquiéter et de ne pas déranger. Cependant, attention : il serait erroné de croire qu'il s'agit ici d'attention aux autres pour eux-mêmes (sans quoi le groupe n'aurait aucune raison de donner son avis sur les futures relations de voisinage d'Alphonse). C'est bien plus de gestion de l'image du groupe à des fins tactiques qu'il est question. Alphonse précise le contenu exact des inquiétudes : ça pouvait peut-être nuire . fshl . auprès de la Courly eu:h à notre image de: de gens sages (13/14). Encore une fois, le groupe se soucie donc de la catégorisation qui peut être faite par l'extérieur, et cherche consciemment à l'influencer dans le sens positif. À cette fin, l'attention est portée sur deux points :
- - ne pas faire peur aux gens : le quartier pouvait peut-être considérer que c’était l’immeuble qui faisait une colonisation : le monde est vu ici d’une manière dichotomique (nous – l’immeuble, c’est-à-dire les Lutinistes vs
eux, le quartier, c’est-à-dire les autres vus comme un tout. Les deux parties sont représentées par des métonymies). Si les Lutinistes squattaient d’autres locaux dans le quartier, cela pourrait avoir un effet négatif, car les autres pourraient considérer cela comme une invasion, une menace d'extension des occupations à l'infini ;
- - ne pas faire de bruit ; les mots clefs ici sont : le plus discrètement possible (16), justement pour le calme (18), être discret (64/65), si tu mets ton sound system jusqu'à trois heures du matin (72/74), si tu te tiens tranquille (74/78). Comme je le redirai à propos du prochain exemple le bruit, les Lutinistes se soucient perpétuellement du bruit. Il est donc logique que le « squatteur sage » soit avant tout silencieux.
- l’utilisation de mots ou tournures clefs comme hasta la victoria (30) qui, empruntés à la culturelle révolutionnaire, font référence au savoir partagé du groupe et fonctionnent comme des « formes de référence minimale » (Sacks/Schegloff 1979) ;
- des formulations hyperboliques, des exagérations comme si la rue elle est squattée eh ben: […] c’est l’objectif (24/27). Il s'agit ici de ce que Kallmeyer (2002 : 419) appelle la « démonstration de normalité depuis sa propre perspective »
358
, où est pratiquée, « […] sur le mode de l'évidence […] une forme détendue de la conscience de soi »
359
: Sylvie est une squatteuse, une squatteuse militante, et elle fait partie d'un groupe de squatteurs militants. L'évidence est telle que le mot « objectif » est introduit par un article défini et singulier, puisqu'il est évidemment l'objectif par excellence du groupe ;
- des rappels au bon sens : non mais t'imagines il manquerait plus que ça que: à la Lutine on dise oh non non tu vas pas ouvrir un squatt dans notre quartier (55/56), qui revient en définitive au même que l'exagération sus-mentionnée : « Nous sommes des squatteurs, nous sommes donc pour l'ouverture de nouveaux squatts ». Il s'agit ici du phénomène que Sacks décrit ainsi :
‘The fact that categories are conventionally associated with activities, attributes, motives and so on makes them a powerful cultural resource in warranting, explaining and justifying behaviour. That is, whatever is known about the category can be invoked as being relevant to the person to whom the label is applied and provides a set of inferential resources by which to interpret and account for past or present conduct, or to inform predictions about likely future behaviour (Sacks 1979, 1992, cité par Widdicombe 1998 : 53);’
- des phrases combatives comme et alors qu’ils te voient (71), combinées avec des questions du même genre (qu’est-ce que ça te fait qu’ils te voient, 73/76) qui constituent des actes menaçants pour la face des non-conquérants ;
- l’expression d’idées utopiques, dans une modalité sérieuse (ça peut donner l'envie aux gens aussi d'ouvrir eu:h par leurs propres moyens (80/83), ou marquée (souvent prosodiquement) comme plaisanterie.
Résumons-nous : dans cet exemple cohabitent, sans conflit alors même qu'il y a une décision à prendre (le groupe doit-il ou non tolérer qu'Alphonse squatte un appartement dans la même rue), deux visions opposées de l'image à donner : celle du « squatteur sage » et celle du « squatteur conquérant ». Le premier se soucie de rassurer les voisins et de ne pas créer de nuisances, le deuxième se soucie de faire avancer la cause et d'ouvrir de nouveaux squatts. L'absence de conflit est à attribuer au fait que, si ce sont ici tel et tel membre du groupe qui portent respectivement telle et telle image, le groupe en tant que tel se reconnaît au final dans chacune de ces deux images.