VI.2.4 à ce moment-là faut vraiment te proposer

Voyons une situation critique dans laquelle le point de vue féministe joue un rôle. Le contexte de cet exemple (qui se compose de trois extraits) se présente comme suit : le groupe parle de la préparation d’une réunion avec la Courly (propriétaire de l’immeuble), pour négocier un contrat de loyer. Maryse a précisé tout au début qu’elle ne serait probablement pas disponible pour cette réunion. Les Lutinistes hésitent : vaut-il mieux y envoyer une délégation, ou le groupe complet doit-il s’y présenter ?

R4/176-188 :
R4/176-188 :

La proposition de Maryse montre d’un côté, au niveau contenu, un féminisme « radical » – elle ne propose pas de faire parler des hommes et des femmes à égalité, mais que des filles (5), il s’agit là de « discrimination positive » – d’un autre côté celui-là est trahi par la formulation de l’énoncé ; elle atténue ses arguments en utilisant le conditionnel (trois fois ça serait bien, 3, 4, 7, ça changerait, 7), en ajoutant en paranthèse je trouve 369 derrière sa proposition et le conclusif c’est tout à la fin. La prosodie montre un haut degré d’ » engagement émotif » (« emotive Involviertheit », cf. Selting 1994) avec les intonations montantes, rythmiques (7) et une insécurité résignée (le conclusif qui est presque inaudible, le rire jaune à la ligne 10).

Personne ne réagit à cette proposition, une pause excessivement longue de 9 secondes crée une atmosphère tendue, ce qui est souligné par l’énoncé de Romain (12) qui se sent obligé de demander explicitement de prendre la parole (et qui par la suite refocalise la discussion sur la question d’envoyer une délégation à la réunion ou non). Ceci, comme nous l’avons vu dans IV.3.3.4, est exceptionnel pour l’organisation des tours de parole, et souligne qu’il y a apparemment un problème dans l’interaction : une proposition faite dans le vide, un silence embarrassé.

Une réaction explicite (qui nous donnera une piste pour savoir d’où exactement vient le problème) n’arrive que quelques minutes plus tard. Le groupe a continué à échanger des arguments sur le pour et le contre d’envoyer une délégation, et a opté pour une solution « mixte » : tout le monde ira à la réunion, mais trois personnes seront les porte-paroles. Après une pause de 13 secondes qui marque la fin de la discussion, Alphonse se focalise à nouveau 370 sur la proposition de Maryse :

R4/493-524 :
R4/493-524 :

La suggestion d’Alphonse de passer par dessus le:: l’histoire […] qu’il y ait que des filles (2/3) est un acte menaçant pour la face de Maryse 371 , mais aussi pour sa propre face, car il est en train de rejeter une proposition féministe, et il reprend un sujet qui a déjà créé un problème dans l’interaction. Il a donc d’énormes difficultés de formulation, son énoncé est rempli d’anacoluthes, de marqueurs de reformulation (‘fin aux lignes 2 et 3), de petites pauses (2,4,5), de pauses oralisées (2,3,4,6) et de prolongements de sons (2,3,5,6). Alphonse justifie sa proposition sur un niveau personnel – je trouve qu’il y a des trucs (3/4) et je trouve ça bizarre 372 (3) – et sur un niveau abstrait : la condition première c’est (5) et on peut pas dire (6). En utilisant ces constructions 373 généralisantes, impersonnelles, il formule une règle, une norme : pour qu’il y ait une délégation de filles, il faut que des filles se proposent pour en faire partie.

Maryse, qui a compris que la formulation indirecte on peut pas dire se réfère à elle, se défend : elle interrompt Alphonse avec la construction partiellement approbative oui mais (7) 374 qu’elle transforme tout de suite en négatif : non non mai:s (7). Elle avance l’argument qu’il s’agit d’une histoire politique 375 (8) qu’elle trouve importante ; avec la référence au caractère politique de sa proposition, elle renvoie aussi à une norme, qui plus est une norme de base.

Alphonse enchaîne immédiatement et essaye, lui aussi avec une construction ouais mais (9), de prendre la parole, mais Maryse gagne la lutte pour le droit de parole et commence une deuxième justification de sa proposition. Cette fois-ci elle se perd dans son argumentation : après son c’était juste comme ça (11/12) par lequel elle renonce à un sens quelconque de sa proposition, elle retrouve le vocabulaire politique en utilisant l’expression prendre position par rapport à ça (12). Elle continue au niveau personnel (je trouve, 12) et contredit finalement sa propre proposition : évidemment il y aura pas que des filles qui parleront (13).

Alphonse souligne (ici encore avec d’énormes difficultés de formulation) maintenant qu’il ne voulait pas attaquer l’idée politique derrière les propos de Maryse, mais la pratique politique, le comportement, ou mieux : non-comportement de Maryse. Il fait des commentaires métadiscursifs – c’est que je veux dire (14/15), là je suis en train de me dire (15), et exprime ainsi ses idées qui sont en train de se développer : il est sûr que ça va être encore un truc (17) où les filles reprocheraient aux garçons de s’imposer. Avec le pronom personnel nous (17) il montre que lui, faisant partie du groupe des hommes, se sent à tort suspecté d’un hypothétique comportement incorrect ; en se référant à d’autres incidents comparables (ça va être encore un truc), il se stylise comme victime. En citant le contenu du reproche « typique » des filles – on laisserait pas la parole aux filles (18) – il montre qu’il est bien conscient du problème politique qui est derrière les propos de Maryse. La fin de son discours est une attaque directe à la face de Maryse : à ce moment-là faut vraiment te proposer là c’e::est vraiment exactement le moment où (20/22). L’utilisation du verbe de modalité il faut, de l’adresse directe avec le pronom personnel te et des deux adverbes renforçants vraiment et exactement soulignent le caractère agressif de son énoncé.

Maryse reste sans défense ; sa réponse c’est ce que j’ai dit ouais (23) est un exemple d’une argumentation perturbée (cf. Schank 1987 : 36) : on ne comprend pas à quelle partie de l’énoncé d’Alphonse elle se réfère, et de plus elle trahit ainsi ses propres propos (« Verdrehung », Schank 1987 : 37), qui n’avaient rien en commun avec ceux d’Alphonse.

Après qu’Alphonse ait répété son argument (24), Maryse abandonne sa cause avec un non mais laisse tomber (25) résigné : elle refuse d’une manière démonstrative de poursuivre sa participation (cf. « demonstrative Verweigerung », Kallmeyer 1979 : 72-73), elle bloque l’interaction. Après un marqueur conclusif d’Alphonse (26) et une pause, elle ajoute je disais n’importe quoi (28). Le fait que cette renonciation à ses propres propos vienne juste après son refus de continuer la discussion, et un manque d’explication de la part de Maryse semblent indiquer qu’il s’agit ici de nouveau d’un blocage démonstratif de l’interaction.

Après une longue pause de 7,5 secondes, Romain refocalise l’attention sur le fait que lui-même voudrait faire partie des porte-paroles.

Plus tard dans la réunion, on revient encore une fois sur ce point, cette fois-ci sans Maryse :

R4/1063-1073 :
R4/1063-1073 :

Dans cet extrait, la question d’une possible domination est abordée sous un angle différent : Alex, qui est un des plus actifs dans le groupe, veut bien faire partie de la délégation, mais il trouverait bien que ça soient pas toujours les mêmes (2). Il craint une inégalité dans la distribution des rôles dans le groupe, qui s’exprime dans le fait qu’il y a des gens qui parlent rarement (4/5) : une domination de ceux qui savent bien parler, s’exprimer sur ceux qui ne l’osent pas.

C’est Rémy qui refocalise sur les filles : il ne formule pas sa phrase jusqu’au bout, mais il est clair qu’il n’est pas content du fait que dans la délégation il n’y ait que des mecs (9) : ceci représenterait l’autre extrême de ce que Maryse avait proposé. Et enfin une femme, Gisèle, se propose (12).

Qu’est-ce que ces extraits nous apprennent sur la sensibilisation aux questions féministes dans le groupe ?

On a vu dans l’interview avec Jean (cf. supra) que les garçons à la Lutine sentent, selon lui, une pression très forte à propos de questions féministes. Notre exemple confirme que c’est effectivement le cas, au moins en ce qui concerne Alphonse. Il se stylise comme victime de reproches sans fondement des filles, montre que lui-même est de bonne volonté pour agir d’une manière politiquement correcte, mais que les filles, de leur côté, ne font pas le nécessaire pour mettre leur théorie en pratique. Il n’attaque pas l’idée politique de Maryse, mais Maryse elle-même qui n’est pas prête à porter ses idées féministes sur un plan concret. En utilisant le pronom personnel nous, il parle en tant que représentant des garçons.

Maryse, de son côté, fait une proposition radicalement féministe et n’arrive ni à la défendre jusqu’au bout, ni à l’appliquer dans la pratique. Pourtant, cette « discrimination positive » est considérée comme un moyen tout à fait légitime par le groupe 376 . Comme aucune fille ne se propose, pas même Maryse 377 , il semble difficile de mettre en pratique même une position théorique modérée qui consisterait en une parité au sein du groupe de porte-paroles. Ceci représente effectivement une situation embarrassante pour tout le groupe, ce qui explique les silences et les pauses dans les extraits, et ce qui mène à la situation conflictuelle entre Alphonse et Maryse : le problème politique crée des problèmes dans l’interaction.

Le fait que la même proposition féministe est abordée trois fois dans la réunion montre qu’il s’agit d’un problème important pour le groupe. N’oublions pas que la délégation parlera, portera le point de vue du groupe : on touche donc directement au droit de parole ici, un problème sur lequel le groupe a déjà réfléchi. Quand il s’avère que la délégation risque de ne se composer que de garçons, solution qui serait gravement en opposition avec les idées de base du groupe, c’est Gisèle qui sauve la situation.

L’exemple nous montre que la sensibiliation est là, mais que l’application des idées féministes pose toujours problème.

Voyons maintenant comment se présente la situation concernant la féminisation grammaticale.

Notes
369.

L’utilisation de telles verba sentiendi a souvent été considérée comme typique d’un style féminin et à attribuer à un manque de capacité de s’imposer (cf. Bierbach 2002 : 336). La discussion sur ce phénomène dans la linguistique féministe n’est pas close. Ce qui semble pourtant sûr est le fait qu’il s’agit d’un élément d’un discours peu assuré, qu’on le trouve dans l’énoncé d’une femme ou dans celui d’un homme.

370.

Je n’ai pas d’explication pour l’action retardée d’Alphonse, sauf qu’apparemment il tient tellement à ce point qu’il ne peut pas le laisser dans le non-dit.

371.

Il ne s’adresse pas directement à Maryse, mais il est clair qu’elle est la destinataire de ce reproche ; cf. la plainte de Rémi que j’ai analysée dans IV.3.3.7.1. Tandis que la discussion entre Rémi et Véronique était consensuelle, nous avons ici une situation antagonique.

372.

Alphonse dit qu’il trouve ça bizarre d’entendre une décision comme ça (3). Le groupe n’a pourtant pas pris de décision concernant la proposition de Maryse ; après la pause embarrassée du premier passage, il n’en a même plus parlé. Je suppose qu’Alphonse voulait dire « proposition » au lieu de « décision » ici, mais cela n’est qu’une supposition : il a pu aussi considérer que le silence qui a suivi la proposition vallait acceptation.

373.

Cf. Günthner (2000 : 95-97) qui décrit des constructions avec « man kann doch nicht … » (on ne peut pourtant pas …) dans les plaintes.

374.

Maryse coopère formellement en confirmant d’abord ce que dit Alphonse (oui), puis restreint cette confirmation (mais). Kotthoff décrit ce « partial agreement » qui sert de point de départ pour des énoncés non-consensuels comme suit : « Partial agreements can help to develop the main point of disagreement, provided there is such a main point. Strong agreement on minor points can be understood as a prestep to further disagreement on that point, on minor points, or on the main point. This is the typical way of topical development in a dispute » (Kotthoff 1993 : 208).

375.

Cf. aussi l’exemple dans VI.2.3.

376.

On peut se demander pourquoi personne ne la soutient. Peut-être est-ce parce que les gens savent que pour parler dans les réunions avec la Courly, mieux vaut des « grandes gueules », et que les hommes arrivent mieux à jouer ce rôle.

377.

J’ai déjà souligné que Maryse précise au début de la réunion qu’elle ne sera pas disponible pour la réunion avec la Courly. Elle n’avance pourtant pas cet argument quand Alphonse lui reproche de ne pas se proposer.