Pour décrire le style social d’un groupe, il s’est avéré très utile de regarder de près comment les participants plaisantent, quelle sont leurs pratiques humoristiques – pensons au recueil de textes dans Kotthoff 1996a, 1996c et 1998 386 , à Schütte 1991 387 ou à Norrick 1994, pour ne mentionner que quelques exemples. La modalité non-sérieuse 388 est un élément clef dans l’interaction communicative d’un groupe, un trait caractéristique qui peut nous instruire du monde social, des valeurs et des systèmes de référence des interactants. Les plaisanteries illustrent « l’empreinte socio-stylistique du comportement communicatif comme expression de l’identité sociale » 389 (Kallmeyer 1995b : 12).
Dans I.6.2, j’ai prévu de « décrire le style dans sa fonction de signalisation de l’appartenance à un groupe, dans le groupe même (signalisation interne des membres d’un groupe) et dans sa fonction de définition et de stabilisation de l’identité du groupe ». Les plaisanteries sont un excellent moyen pour y parvenir : qui ne s’est pas encore senti exclu d’un groupe parce qu’il ne comprenait pas les plaisanteries, parce qu’il ne suivait pas les indices de contextualisation, parce qu’il ne connaissait pas les mots clefs ? Ceci s’explique par le fait que « nous n’agissons, parlons, interagissons pas simplement : nous mettons en scène nos actes, notre parler, nos interactions, en les munissant – pour nous et pour les autres – d’instructions d’interprétation et de réalisation 390 » (Soeffner 1989b : 150).
Il existe des mécanismes développés à l’intérieur du groupe qui servent d’instructions pour la compréhension de ces moments humoristiques ; des mécanismes que l’on peut décrire à l’aide d’une analyse conversationnelle ethnographique. Je me suis donc intéressée aux moments humoristiques, aux rires, aux plaisanteries, dans mes données, en cherchant des « phénomènes récurrents dans la manière de s’exprimer, des comportements énonciatifs qui se ressemblent dans leur forme » (cf. I.6.2).
Entre autres formes, j’ai trouvé des passages de mise en scène ludique des Lutinistes qui me semblent assez complexes et révélateurs pour tenter de les décrire en détail, et même pour leur donner un nom : je les ai baptisés des « actions imaginaires ». Nous allons y rencontrer des sortes d’auto-représentations qui ne sont pas forcément consistantes en elles-mêmes, mais qui reflètent assez bien certains aspectsde l’auto-image du groupe, des éléments clefs de sa construction en tant que groupe avec son propre système de normes et de valeurs. Cela confirme ce que dit Luhmann (1975 : 112) quand il postule que chaque organisation doit développer son identité de façon idéalisée, et n’en communiquer que des bribes à l’extérieur :
‘Au cours de sa propre mise en scène, une organisation – ainsi que d’ailleurs chaque actant – se perd nécessairement dans certaines difficultés et paradoxes, qui ne sont solubles qu’en réduisant la mise en scène à une partie de la réalité, en ne rendant accessibles que quelques pièces de sa maison. De la même façon que les symboles et les attentes sont à généraliser pour les fonctions internes des systèmes formels, il faut des idéalisations pour l’interaction externe 391 .’Je dirai que l’idéalisation dont parle Luhmann ne se fait pas seulement pour l’interaction externe, mais aussi pour l’interaction à l'intérieur du groupe, justement pour se confirmer mutuellementquelques réalités par trop complexes sous une lumière idéalisée et ainsi bien claire et certaine. « Envelopper » cette mise en scène d’une modalité non-sérieuse est typique des Lutinistes.
Voir le chapitre V de cet ouvrage pour un aperçu des travaux (socio-) linguistiques sur la communication humoristique.
Sur les plaisanteries entre des musiciens d’un orchestre.
Ainsi que, par exemple, la gestion de situations conflictuelles.
« die soziostilistische Prägung des kommunikativen Verhaltens als Ausdruck der sozialen Identität ».
« Denn wir handeln, sprechen, interagieren nicht einfach : wir inszenieren unser Handeln, Sprechen, Interagieren, indem wir es für uns und andere mit Deutungs- und Regieanweisungen versehen ».
« Bei ihrer Selbstdarstellung verwickelt sich eine Organisation – wie übrigens jeder Handelnde – notwendig in gewisse Schwierigkeiten und Paradoxien, die nur dadurch lösbar sind, daß man die Darstellung auf einen Teil der Wirklichkeit beschränkt, daß man nur einige Räume seines Hauses zugänglich macht. Wie für die internen Funktionen der formalen Systeme Symbole und Erwartungen generalisiert werden müssen, so sind im externen Verkehr Idealisierungen erforderlich ». C’est Luhmann qui souligne.