VII.2 Formes et fonctions des actions imaginaires

Avant de parler des formes et fonctions des actions imaginaires, j’aimerais présenter un exemple que je n’analyserai que plus tard, mais qui aidera à comprendre les explications qui suivent :

les mains tachées (R1/656-714)
les mains tachées (R1/656-714)

Les actions imaginaires sont, comme leur nom l'indique, des actions que le groupe ne réalise(ra) pas, dont les interactants se contentent de parler 392 sans avoir même l’intention de les réaliser. Ces actions ont un caractère irréalisable, il s’agit de plaisanteries, de projets utopiques « sérieux ».Ce sont des séquences qui, comme j’ai pu le constater dans les interactions communicatives quotidiennes, jouent un rôle important dans la vie collective du groupe.

On en trouve aussi quelques exemples dans les réunions. L’emploi de cette forme communicative pendant les réunions est un indice de leur côté informel (cf. IV.3.3.1) et de leur aspect consensuel. Il y a même des moments, comme me l’a confirmé un membre du groupe, où cela prend des proportions pénibles pour certains, où le caractère sérieux de la réunion est mis en danger parce que le groupe se perd dans ces actions imaginaires 393 .

Ces actions imaginaires sont des séquences de plaisanterie, de petites mises en scène non sérieuses, qui reflètent le point de vue politique et idéologique du groupe d’une manière exagérée et déformée. Ce sont des « joint productions » 394 , des productions collaboratives, de situations qui, en s’appuyant sur le comique et/ou la caricature, servent en même temps à renforcer la solidarité à l’intérieur du groupe et à se moquer du « reste du monde ». Christmann (1996) analyse un phénomène comparable dans son article L’action de « se moquer » comme satire conversationnelle. Comment des écologistes militants se moquent de « Monsieur-Dupont-le-consommateur’ 395  » ; comparable aux actions imaginaires en ce qui concerne sa fonction et, en partie, son mode d’interaction. Contrairement aux faits que je vais décrire ici, il ne s’agit pas chez Christmann d’actions qui sont construites de manière interactive et « vécues » de manière verbale, mais de satires conversationnelles. Les séquences qu’elle étudie sont caractérisées par l’abstraction qu’elles font du concret, par une représentation qu’elle appelle « neutre » (c’est-à-dire sans formulation ou marquage de position vis-à-vis de ce qui est dit) et un fort marquage de distance, traits qui ne se trouvent pas, comme je vais le démontrer, dans mes exemples.

Les parallèles entre les deux types d’activités sont quand même frappants : la démonstration de supériorité du groupe, la distanciation d’avec le reste du monde, « le rire d’accueil » (terme utilisé, par opposition au « rire d’exclusion », par Dupréel 1928 : 228 396 ) qui renforce la cohésion du groupe. Dans les deux cas, il s’agit d’un groupe avec un arrière-plan politique, de gauche, en dehors de la société de « monsieur-Dupont-le-consommateur », dont il se moque en utilisant des stéréotypes. Cette forme communicative est intéressante « […] parce que les thèmes abordés sont traités en riant, même – et c’est ce qui est frappant – s’ils sont tout à fait sérieux du point de vue écologiste et au fond pourraient susciter l’indignation » 397 . (Christmann : 1996 : 49).

En plus d’une consolidation du groupe et d’une distanciation d’avec le monde extérieur, les actions imaginaires prennent, au niveau de la structuration et de la fonctionnalité de la conversation, la fonction d’une « pause oralisée », ou mieux d’un intermezzo, marqué par le changement de la modalité de l’interaction. Dans ces séquences, le groupe prend ses distances par rapport à sa propre idéologie, se détache (et se repose) de son propre rôle, se moque de ses propres idées : c’est une parenthèse dans le déroulement de la réunion.

Une troisième fonction des actions imaginaires est de détendre l'atmosphère 398 et/ou d’introduire ainsi des sujets potentiellement conflictuels qui peuvent ensuite être traités de manière beaucoup plus légère 399 . Cela explique le fait que les actions imaginaires soient essentiellement produites dans les contextes suivants :

  • à des moments où la discussion est arrivée à un point mort, où elle tourne en rond
  • à la fin d'une discussion
  • à la fin d'une réunion.

Les actions imaginaires, comme la plupart des moments détendus, c’est-à-dire des moments de rires, de plaisanteries, etc., offrent au groupe entier ou au moins à la plupart des membres la possibilité de participer, ne serait-ce que par les réactions des participants ; comme nous l’avons vu, ceci n’est pas le cas pendant le reste des réunions. L’action imaginaire sert donc, à travers sa construction polyphonique, à l’intégration de celles et ceux des participants qui sont d’habitude plutôt passifs (quatrième fonction) 400 . Ce sont d’ailleurs souvent les mêmes membres du groupe qui introduisent ces actions ; il s’agit d’une fonction assurée par certains qui jouent soit le rôle de « clown » (comme Romain), soit celui de « rebelle ou bonne conscience anarchiste » (comme Sylvie).

La coopération du groupe joue un rôle important dans ces séquences. Coopération désigne ici non seulement l’insertion d’éléments dans l’histoire fictive, mais surtout des activités de soutien, de ratification, qui accompagnent la présentation (« darstellungsbegleitende Unterstützungshandlungen »), l’écoute active dans le sens de la production de signaux d’écoute, de particules de feed-back, de rires, de questions, etc. 401 . Pour Dannerer (1999 : 152), la coopération conversationnelle se montre par les activités langagières suivantes – dont on trouve maints exemples dans les actions imaginaires :

  1. la répétition d’énoncés ou de parties d’énoncés (à condition qu'il ne s'agisse pas d'exclamation, mais de répétition sur un ton calmeJe ne suis pas d’accord avec cette restriction ; une répétition en forme d’exclamation peut être tout à fait coopérative dans certains cas. Imaginons une réunion en entreprise où un employé fait le rapport sur les derniers chiffres : « En tout, on a augmenté notre production de 2,5% ». Le chef s’exclame : « 2,5% ! Mais c’est formidable ! »)
  2. l’essai de compléter le tour de parole d’un autre locuteur (ce que j’appellerai « coénonciation », cf. infra), ou de le poursuivre dans le même sens
  3. la tentative de préciser le contenu de l’énoncé d’un autre locuteur
  4. le fait de tirer des conclusions de l’énoncé de l’autre
  5. des questions non introduites, non atténuées, auxquelles on répond tout de suite.

De telles manifestations de coopération, surtout l’accomplissement du tour de parole d’un autre locuteur, demandent ce que Pelose (1987 : 178) appelle « precision timing », et pour le réussir, deux facteurs sont favorables : la « topic familiarity » et la « relationship intimacy ». Ces deux facteurs sont présents à la Lutine où les membres ne possèdent pas seulement une histoire interactive commune et un savoir partagé, mais habitent aussi ensemble, ce qui favorise forcément des relations intimes.

Les contributions coopératives sont placées dans la conversationde manière à ce que « les évaluations et les points de vue [soient] produits de façon visiblement collective » 403 . Elles sont, comme je vais le montrer dans les exemples, fortement marquées par l’émotion, en ce qui concerne le contenu aussi bien qu’en se qui concerne leur prosodie. Ainsi elles expriment « […] un grand investissement, une grande proximité sociale et relationnelle » 404 (Schwitalla 1993 : 83) et le sentiment de solidarité et de collectivité dans le groupe. Je parlerai ici d’une « synchronisation affective » de la participation émotionnelle « […] dans laquelle se manifeste la validité intersubjective des normes et valeurs, ce qui soutient encore la construction interactive d’une identité morale collective » 405 (Drescher 1997 : 305).

La spécificité des actions imaginaires dans ce groupe (car ce phénomène n’est pas limité à la Lutine, comme je l’ai souvent observé) est la manière qu’il a de « [créer des] frontières par la création de contrastes » 406 et « le choix de modèles pour son propre comportement et [...] le choix de modèles concurrents à ces modèles-là » 407 (Kallmeyer 1995a : 9). Ces « Leitbilder » ou modèles sont formés selon l’auto-représentation politique et sociale du groupe et soulignent, par le recours au savoir partagé, la congruence des systèmes de valeur, voire les systèmes de référence (Goffman 1975 : 165) des participants. Ceci se montre aussi à travers l’intertextualité qui peut jouer un rôle dans les actions imaginaires : le choix des textes cités, auxquels on fait allusion, n’est évidemment pas innocent. Kotthoff (1996b : 148), se référant à Bachtin, souligne l’importance de l’intertextualité dans des histoires humoristiques qui « […] sont souvent intertextuelles. Des conversations antérieures y surgissent et influencent leur forme, fonction et signification. Elles peuvent être mises en scène comme un petit drame » 408 . Georgakopoulou (1999 :130), qui analyse des narrations dans un groupe de jeunes filles, constate « a bricolage-type of discourse that invokes a multitude of voices and texts » dans la construction collective de narration entre ces amies. Les références sont, dans la plupart des cas, des citations courtes. Ces textes partagés représentent, pour elle, des normes et valeurs partagées et portent du capital linguistique et symbolique (dans le sens bourdieusien) pour le groupe. Ils représentent donc « the complex product of a history of conversations and interactional moments [...] experienced individually and collectively over time » (Jacoby/Ochs 1995 : 178).

Les points de vue qui sont traités ne sont pas seulement importants pour la vision du monde et l’auto-définition du groupe, mais aussi pour la pérennité de ce dernier.

L’introduction d’une action imaginaire marque un changement de modalité 409  : les interlocuteurs (c’est-à-dire le locuteur et les auditeurs) passent du réel à l’éventuel, à la fictionalisation. Bergmann 410 (1994a : 187) décrit ce phénomène comme reposant sur l’accord tacite des interlocuteurs :

‘Le discours fictionnel repose au contraire sur l’accord (le plus souvent tacite) entre locuteur et auditeur de suspendre momentanément la maxime de vérité et de déplacer provisoirement l’accent de réalité qui caractérise la conversation.’

Comment les interlocuteurs se mettent-ils d’accord sur le changement de modalité, comment le remarquent-ils, quels en sont les indices de contextualisation ? Car dans la plupart des cas, les fictionalisations ne sont pas introduites de façon métadiscursive 411 , mais « font irruption soudainement dans le déroulement de la conversation » (Bergmann 1994a : 188). Nous allons voir dans les exemples qui suivent que le changement de modalité n’est même pas toujoursmarqué prosodiquement ; les débuts des actions imaginaires sont formulés de façon neutre. « La rupture de modalité [...] est vécue comme un brusque changement du cadre de référence et constitue par là même un événement humoristique pour les auditeurs » (Bergmann 1994a : 191).

C’est justement le côté humoristique, ludique, des actions imaginaires qui est important pour la cohésion du groupe. Pour Wulf/Zirfas (2001 : 341), le ludique dans la mise en scène collective sert à consolider le groupe, car il réduit la nécessité de réflexion sur le statut théorique et l’origine de la communauté ; réflexions dangereuses puisqu’elles peuvent évoquer des sentiments d’altérité et des problèmes de contingence. Kotthoff (1996b : 145) exprime ce fait de la manière suivante : « Le groupe peut s’assurer en plaisantant des modes de pensée et du climat émotionnel partagés, sans être obligé de les expliciter 412  ».

Après avoir présenté ces caractéristiques des actions imaginaires, je voudrais encore les comparer aux rituels comme ils sont définis par Wulf (2001a : 7-8) :

‘Les rituels sont des modèles institutionnels dans lesquels le savoir collectivement partagé et les pratiques de comportement collectivement partagées sont mis en scène, et dans lesquels une auto-représentation et une auto-interprétation de l’ordre institutionnel ou commun sont confirmées. Leur arrangement scénique contient des moments de reproduction, de construction et d’innovation 413 .’

Le critère qui distingue les deux formes de mise en scène est leur degré d’institutionnalisation, puisque les actions imaginaires ont un caractère plus spontané que les rituels, et elles sont beaucoup moins figées. Mais elles sont devenues une façon de plaisanter que les membres du groupe reconnaissent, en interprétant les indices de contextualisation qui les accompagnent. Beaucoup d’éléments rapprochent, par contre, le rituel et les actions imaginaires : le savoir et les pratiques collectivement partagés qui sont mis en scène ; leur fonction, c’est-à-dire leur importance pour l’auto-représentation et l’auto-interprétation pour la collectivité, et leur arrangement scénique qui combine des composants reproductifs (dans le cas des actions imaginaires : l’intertextualité), constructifs (la construction sociale), et innovateurs (par exemple des jeux de mots basés sur le savoir partagé).

Nous allons maintenant étudier des extraits de réunions. Pour la plupart des exemples, je combine la description et l’analyse ; pour quelques-uns, j’ajoute une liste des points importants à la fin. Le premier exemple réunit les deux modes de présentation et sert de prototype, ou mieux : de référence, pour les autres.

Notes
392.

Schwitalla (1987 : 148-149) parle brièvement de la représentation de scènes ou actes irréels, « juste imaginés » ou comiques, produisant un changement de style dans une situation. Ces phénomènes peuvent être des outils pour atténuer des conflits.

393.

Ceci n’est pas le cas dans les réunions que j’ai enregistrées ; néanmoins, il y a un cas ( grève des poubelles ) où l’action imaginaire est terminée par un rappel à l’ordre.

394.

« Joint production » : un des concepts centraux de l’analyse conversationnelle que Schwitalla (1993 : 68) définit de la manière suivante : « la production commune de l’étape de l’interaction verbale et de sa signification communicative » (« die gemeinsame Hervorbringung des jeweiligen Standes sprachlicher Interaktion und seiner kommunikativen Bedeutung »). Tannen (1989 : 12) paraphrase la notion de « joint production » de la manière suivante : « Not only is the audience a co-author, but the speaker is also a co-listener ».

395.

Die Aktivität des « Sich-Mokierens » als konversationelle Satire. Wie sich Umweltschützer/innen über den « Otto-Normalverbraucher » mokieren.

396.

Pour Dupréel, le rire est un phénomène de groupe. Tandis que le rire d’accueil renforce la cohésion du groupe, le rire d’exclusion sert à la distanciation, à l’exclusion de celui ou du groupe duquel on se moque ; ce dernier a d’ailleurs aussi « l’effet secondaire » de renforcer l’esprit de groupe.

397.

« [...] weil die besprochenen Themen hier lachend behandelt werden, obwohl sie – und das ist bemerkenswert – unter Umweltschutzgesichtspunkten durchaus ernst sind und im Grunde ebenso Anlaß für eine Entrüstung [...] hätten geben können ».

398.

Cf. Pizzini (1996 : 202) : « Dans un groupe de travail ou un groupe de gens qui ont une occupation sérieuse, une plaisanterie peut être un moment de détente pendant l’activité en cours, et peut ainsi contribuer au consensus ». (« In einer Arbeitsgruppe oder einer Gruppe von Leuten, die mit einer ernsthaften Aufgabe befasst sind, kann ein Witz oder Scherz einen Moment kollektiver Erholung von der aufgenommenen Tätigkeit darstellen und so dazu beitragen, Gruppenkonsens herzustellen »).

399.

Cf. Bergmann (1998 : 288) : « Moral activities frequently are mitigated, covered, and neutralized or are positioned within a nonserious humorous or ironic frame ».

400.

Cf Pizzini (1996 : 202) : « ‘L’humour est une forme de comportement communicatif qui demande plus de participation que d’autres formes de comportement de groupe’ (Coser) et dévoile ainsi le réseau relationnel dans la structure sociale spécifique, et ces mécanismes de conservation ». (« ‘Humor ist eine Form kommunikativen Verhaltens, die mehr aktive Teilnahme erfordert als andere Formen von Gruppenverhalten’ (Coser), und enthüllt dadurch das Beziehungsnetzwerk in der speziellen sozialen Struktur und dessen Erhaltungsmechanismen ».) Le rire permet ainsi aux uns et aux autres d’exister dans l’interaction tant sur le plan psychologique que sur le plan sociologique.

401.

Norrick (1994), dans un article sur des anecdotes humoristiques, des plaisanteries et l’engagement des interlocuteurs, montre que ces derniers produisent régulièrement des rajouts pour soutenir la chute.

403.

« [dass die] gemeinsame[n] Wertungen und Sichtweisen auch hörbar gemeinsam hervorgebracht werden ». Schwitalla (1993 :82) décrit ce phénomène dans son analyse de la démonstration de l’effet de collectivité dans le discours d’accompagnement.

404.

« [...] grosses Engagement, grosse soziale/beziehungsmässige Nähe ».

405.

« [...] affektive(n) Synchronisation […], in der sich die intersubjektive Gültigkeit von Normen und Werten manifestiert, was wiederum die interaktive Konstruktion einer kollektiven moralischen Identität unterstützt ».

406.

« Abgrenzung durch Kontrastierung ».

407.

« Leitbilder für das eigene Verhalten sowie [...] mit ihnen konkurrierende(n) Leitbilder ».

408.

[...] sind oft intertextuell. Vorangegangene Gespräche tauchen in ihnen wieder auf und beeinflussen ihre Form, Funktion und Bedeutung. Sie können wie ein kleines Drama inszeniert werden ».

409.

Ou un changement du « keying » dans la terminologie de Hymes (1974b). Le keying ou la modalité de l’interaction représentent un sous-groupe des procédés d’encadrement qui règlent la référence à la réalité et la cohérence. Dans la plaisanterie, la référence à la réalité est évidemment assouplie – ce qui demande un plus grand travail d’interférence des interactants.

410.

Dans son article intitulé « Authentification et fictionalisation dans les conversations quotidiennes » (1994), où il décrit entre autres les mécanismes utilisés pour le développement de « productions imaginaires » dans la conversation.

411.

Même mon premier exemple n’en fait pas exception : le locuteur annonce de façon métadiscursive ce qu’il va faire, mais il ne le marque pas comme fictionalisation.

412.

« Die Gruppe kann sich scherzend geteilter Denkweisen und Gefühlslagen versichern, ohne diese explizieren zu müssen ».

413.

« Rituale sind institutionelle Muster, in denen kollektiv geteiltes Wissen und kollektiv geteilte Handlungspraxen inszeniert werden und in denen eine Selbstdarstellung und Selbstinterpretation der institutionellen bzw. gemeinschaftlichen Ordnung bestätigt wird. Ihr szenisches Arrangement enthält Momente der Reproduktion, Konstruktion und Innovation ».