VII.3.1.1 les mains tachées

Contexte : La réunion d’où est tiré l’exemple suivant sert à préparer l'entretien avec l'avocat du groupe en vue de la convocation pour l’action en référé Courly – Lutine. Lors de cette audience, le juge décidera si l'expulsion de l'immeuble doit être immédiate ou s'il accorde un délai. Le groupe vient de discuter pendant un long moment du comportement à avoir devant le tribunal. Comme personne n’a la moindre idée de la manière dont se déroule une telle audience 414 , le groupe reste plutôt perplexe. La discussion semble tourner en rond. Finalement, c’est après la relecture des notes, et quand Rémi et Maryse discutent encore de la possibilité de demander un nouveau logement pendant « le procès », que Romain déclenche l’action imaginaire 415  :

les mains tachées (R1/656-714)
les mains tachées (R1/656-714)

Romain commence son action imaginaire avec l’énoncé métadiscursif ben moi je vous avertis (12), neutre prosodiquement ; une formule qui semble annoncer un discours sérieux. Il formule son énoncé comme un vrai projet, au futur de l’indicatif (quand ça sera à moi […] je dirai, 12) – il n’utilise pas le conditionnel (*si c’était à moi […] je dirais) comme pour formuler des propos hypothétiques. Romain souligne ce sérieux par la suite avec les déclarations que je réfute euh le tribunal (12/13) et que je reconnais pas à ce:s hommes (13), des tournures que j’assimile au registre contestataire. Ici il lui manque apparemment le mot clé pour désigner l’ennemi, il utilise donc le quantificateur péjoratif ce:s hommes comme formule de remplacement (ce qui explique l’allongement du pronom démonstratif).

Rémi semble interpréter la manière hésitante de s’exprimer de son interlocuteur comme indice de la recherche d’un meilleur terme et propose en parfaite coupe morphosyntaxique (coénonciation) 416 l’expression (à) la justice bourgeoise (14). En proposant ce terme spécialisé (en parataxe) pour remplacer l’expression passe-partout de Romain, il rentre tout de suite dans son jeu : le « recognition point » (Jefferson 1979 : 81) est situé très tôt. Cela n’étonne guère dans ce groupe où tout le monde est « du même bord », où existe une conviction commune 417  : les tournures clefs réfute euh le tribunal et ne reconnais pas à ce:s hommes donnent l’information minimum nécessaire à l’interprétation en évoquant des éléments du savoir partagé du groupe. Christmann (1996 : 62), pour expliquer les réactions immédiates dans son groupe d’écologistes, parle de « […] l’arrière-plan du savoir spécialisé écologique et de l’idéologie commune […]418 ». Il en va de même pour les Lutinistes qui utilisent leur culture anarchiste.

Le terme « bourgeois(e) », extrêmement stylisé, n'est jamais utilisé de façon sérieuse dans la vie quotidienne du groupe pour catégoriser « les autres », « la société » ; il ne sert d'adjectif que pour décrire des immeubles ou des quartiers qui sont ainsi qualifiés comme bourgeois 419 . Il s'agit ici de vocabulaire anachronique de la lutte des classes du 19e siècle, conservé par une certaine gauche orthodoxe, et considéré par la mouvance politique des Lutinistes 420 comme ne s’adaptant plus aux besoins lexicaux de la lutte libertaire de nos jours.

Romain, de son côté, termine de façon impassible sa phrase (qui est maintenant aussi celle de Rémi). Ce n’est qu’au moment de la question sceptique provocatrice de Suzanne, c'est vrai que tu vas dire ça (16), que Romain arrive au point culminant de sa représentation. Suzanne taquine son interlocuteur d’une façon appelée « a challenge » (un défi) par Georgakopoulou (1999 : 131), et qui est « […] non-serious and ultimately lead[s] to collusion ». La fonction des défis est de trouver « common ground, retrieve insider knowledge and access to ingroup discourses [...], and, as a result, enhance group cohesion ». Romain répond à ce défi et continue en soulignant de manière prosodique (il élève la voix et scande mot à mot en séparant chaque mot avec un rythme grave) et gestuelle (en annonçant qu'il va se lever comme ça (17), il se lève effectivement, ce qui souligne le pathos de ses mots) l'aspect théâtral de son énoncé. Du côté lexical, il se trouve comme Rémi au 19e siècle : il cite, presque littéralement, l'anarchiste Emile Henri 421 . Le fait qu'il commette une erreur grammaticale au milieu 422 de sa déclamation ne fait qu'augmenter le succès comique, et tout le groupe éclate de rire.

Après sa confirmation sceptique mais bien sûr (25),prononcé de manière ironique, Maryse détourne le scénario, et en change des éléments. Très plastique, en utilisant des moyens métaphoriques et onomatopéiques 423 , elle développe l’image d’un accusé contrit, terrorisé, et imite l’angoisse de celui-ci en discours direct (euh euh euh euh bonjouhouhouhour, 33/34). Elle reste dans le jeu et le décor créés par Romain, mais change les caractéristiques du personnage principal, en contrastant la prosodie de son propre discours direct avec celle de la citation qu’a faite Romain.

Romain nomme maintenant ses sources, les déclarations des anarchistes (36), et promet de les apprendre par cœur ; promesse qui, bien sûr, rentre dans le cadre de l’action imaginaire. Il utilise un énoncé métadiscursif pour se défendre (je leur dirai, 36)et « sort » ainsi pour un petit moment de la scène fictive. Son scénario est soutenu par Maryse qui se racle la gorge de manière désapprobatrice (45), en imitant un juge fictif 424 , et par Nicola qui, après un rire exaltant, propose de donner un fond musical anarchiste à la scène (moi je peux mettre la musique de des anarchistes . si vous voulez , 47). Maryse complète la performance en s’imaginant Nicola dans la salle avec son walkman à fond les patates (52/53) – un tableau dans lequel l’imagination emprunte un élément à une réalité triviale (et située dans un autre siècle – dans celui de Henri, le walkman n’existait pas encore).

Après un autre rire collectif, Romain, l’initiateur et le personnage principal 425 de l’action imaginaire, enchaîne avec un discours sérieux (58), reprend donc une autre modalité d’interaction et change de sujet par rapport à la discussion précédente.

Au niveau sémantique et prosodique, Romain se situe dans une tradition révolutionnaire. L’intertextualité, la citation de Henri, ajoute un côté authentique à sa déclamation. Ainsi, il augmente l'importance du « procès » (une simple audience en référé) et donc du groupe.

Il utilise des modi très expressifs, au niveau verbal (formules et citations pathétiques) et prosodique, avec un crescendo jusqu'à un point culminant. Ainsi souligne-t-il de façon hyperbolique l'aspect ludique de son énoncé. Maryse entre dans son jeu, mais en créant un autre scénario. Elle ridiculise Romain, en employant une prosodie fortement marquée d'une ironie tranchante, métaphorique et agrémentée d’onomatopées.

Cette petite scène au tribunal sert au groupe à conforter son image, celle dans laquelle il se plaît, à ses propres yeux. Le traitement ironique, badin de cette image montre que les Lutinistes ne seraient pas capables d’un tel comportement, que toutefois ils admirent. Le groupe essaie de compenser cette « incapacité » en utilisant une distance ironique. Kotthoff (1996b : 146) décrit l’importance pour la cohésion du groupe 426 de cette distance ironique combinée avec la plaisanterie :

‘Des représentations dans lesquelles on se confronte de manière humoristique avec le monde conservateur, mettent en scène de façon implicite ou explicite une identité propre progressiste. Ces mises en scène sont souvent marquées par l’auto-ironie 427 .’

Résumons les points importants dans cette action imaginaire :

  • Même si une personne réunit les rôles d’initiateur et de personnage principal, d’autres membres du groupe participent (ici de manière active) à la construction de l’action imaginaire, et rentrent dans le jeu du premier locuteur. Ce sont entre autres des personnes qui sont plutôt silencieuses pendant le reste de la réunion (comme Nicola).
  • Les participants montrent qu’ils ont des références (ici entre autres historiques) communes, qu’ils partagent un savoir collectif. Ils ont besoin d’indices de contextualisation minimaux (le point de référence est situé très tôt) pour cadrer l’action.
  • L’enjeu de l’intervention de Maryse est important pour la construction de l’action imaginaire, même si, à première vue, on pourrait la considérer comme rabat-joie. Comme nous l’avons vu, c’est son défi qui mène la performance à son point culminant.
  • Les « Leitbilder » évoqués appartiennent au spectre socio-politique du groupe, ils reflètent le point de vue, les idéaux des Lutinistes : si c’est la légende dorée anarchiste qui est citée ici, ce n’est pas un hasard.
  • L’action imaginaire fait rire le groupe (ou au moins une grande partie des participants) et remplit ainsi sa fonction d’interrompre pour un instant le déroulement sérieux de la réunion, sa fonction de détendre le groupe et de créer un petit intermezzo qui sert à retrouver une certaine légèreté et même un certain esprit de groupe de gens qui s’aiment bien, qui arrivent à se divertir ensemble, etc.
  • Au niveau grammatical, c’est l’utilisation de l’indicatif , plutôt que du conditionnel (ceci est le cas dans toutes les actions imaginaires, avec une seule exception) qui donne une couleur « authentique » au scénario.
  • La présence d’une coénonciation (lignes 13-15) montre que le mécanisme de la construction collective de l'action imaginaire fonctionne parfaitement.

Voyons maintenant le deuxième exemple.

Notes
414.

Ou alors un « tel procès », pour employer l’expression dont se servent à tort les participants à la réunion.

415.

Le début de l’action imaginaire est marqué en gras.

416.

Jeanneret (1999 : 2) définit la coénonciation comme suit : « le terme [...] désigne une forme de solidarité entre deux unités produites par deux locuteurs différents qui leur donne l’apparence d’avoir été produites par un seul locuteur », et (2001 : 81) : « […] un événement langagier que l’on dira, dans une définition schématique, être constitué de deux tours de parole dont le second est la continuation syntaxique du premier ».

417.

« Gleichgesinnte », terme utilisé par Christmann 1996 : 62.

418.

« […] Hintergrund des gemeinsamen ökologischen Sachwissens und einer gemeinsamen Ideologie […] ». C’est Christmann qui souligne.

419.

Raymond l’utilise en R7/402 : (c’est les bourgeois qui habitent ici) quand il voit la belle tapisserie dans la chambre de Rémi et Sabine. La chambre est effectivement rénovée, avec nouvelle tapisserie et moquette, ce qui peut être considéré comme un luxe dans une maison abandonnée. Alphonse se demande un peu plus tard si la frise a été ajoutée par Rémi et Sabine, ce qui est nié avec véhémence par Rémi (R7/544 et 548) ; ceci effectivement parce qu’une frise ne rentrerait pas dans les goûts d’un squatteur et est considérée comme « kitsch », voire « bourgeoise ».

420.

Précisons qu’il reste des groupes qui utilisent ce terme tout à fait sérieusement, même aussi proches de la Lutine que la Fédération Anarchiste.

421.

En fait, Romain mélange ici les mots du juge et ceux de l'anarchiste Henri, lors de l'interrogatoire pendant son procès en 1894 ; le dialogue original se déroule de la manière suivante : (D= demande du juge, R= réponse de l’accusé Henri) :

D: Ecoutez ; je crois qu’il y a un aveu qui coûte à votre fierté. Vaillant a avoué qu’il avait touché 100 Francs d’un cambrioleur ; vous, vous ne voulez pas reconnaître que vous avez tendu cette main pour recevoir l’argent du vol, cette main que nous voyons aujourd’hui couverte de sang.

R: Mes mains sont couvertes de sang, comme votre robe rouge l’est elle-même! D’ailleurs, je n’ai pas à vous répondre.

D: Vous êtes un accusé et mon devoir est de vous interroger.

R: Je ne reconnais pas votre justice! (Maitron 1992 : 94)

422.

Corrigée par une réparation auto-effectuée.

423.

Les genoux qui font clac clac clac sont manifestement empruntés à la tradition des dessins animés ; en français standard ce sont les dents, pas les genoux, qui claquent.

424.

En se mettant dans le rôle du juge et en feignant de partager son point de vue, elle effectue un changement de perspective (« Perspektivenwechsel »).

425.

Le vocabulaire du domaine théâtral est voulu ici. Turner (cité par Wulf 2001) parle de « drame social » quand il décrit la construction performative (dans le rituel) de communautés. Goffman (1959, 1967, mais surtout 1974 chap.V : The Theatrical Frame, etc.) utilise des expressions comme « stage », « performance », « audience », « set », etc.

426.

Elle parle même de la plaisanterie comme facteur (re)constituant du groupe (cf. Kotthoff 1996 : 146).

427.

« Darbietungen, in denen man sich auf humoristische Weise mit der konservativen Welt konfrontiert, inszenieren implizit oder explizit eine eigene progressive Identität. Dieser Inszenierung wohnt oft auch Selbstironie inne ».