VII.3.1.2 légumes pourris

Contexte : L’exemple suivant est un extrait d’une conversation entre amis. Sont présents trois Lutinistes : Marc, Romain et Rémi ; le petit frère des deux derniers, Raphaël, qui leur rend visite, Pierre de l’ALPIL et moi-même. Si Pierre travaille au moment de l'enregistrement dans une association plutôt institutionnelle, il a auparavant habité avec des membres de la Lutine dans d'autres squatts. Il faut donc le considérer comme proche de ce réseau squatt. Romain et Raphaël viennent d’entrer dans la chambre, et après quelques préliminaires (des compliments, du « small-talk » sur les derniers films au cinéma), Romain pose la question est-ce qu’on va aller en prison à Pierre. Pour comprendre cela, il faut savoir que Pierre, à cause de son travail à l’ALPIL, est en meilleure position pour savoir si les Lutinistes doivent craindre une expulsion ou pas.

légumes pourris (CONV 1/484-539)

ad 1) La question que Romain pose à Pierre au début de cet extrait (1) est prosodiquement marquée par la bonne humeur, la jovialité comme si il lui demandait *bon alors Pierre est-ce qu’on va aller au cinéma. Le décalage entre cette prosodie et le sens de l’énoncé indique qu’il s’agit d’une question non-sérieuse, hyperbolique, et signale que le locuteur se trouve dans un mode humoristique. Comme dans l’exemple précédent où il cite Henri, Romain augmente ici l’importance du groupe en suggérant le danger hypothétique d’une peine de prison 428 . Rémi accueille cette exagération avec un rire. Après quelques secondes de rires et de murmures incompréhensibles, Pierre répond à la question de Romain en donnant une suite à l'action imaginaire.

Comme je l’ai déjà dit dans l’introduction aux exemples, celui-ci se distingue des autres sur trois points, parmi lesquels le fait que dans le scénario qui sera décrit par Pierre les Lutinistes ont un rôle passif, ils ne peuvent pas agir, mais ils subissent. Cette action imaginaire « non-active », ou mieux : cette narration co-construite qui décrit une situation imaginaire, montre quand même les caractéristiques clefs des actions imaginaires : les participants se réjouissent dans la mise en scène d’une auto-image dans laquelle ils se plaisent, en faisant référence à des « Leitbilder » qui leur sont chers 429  ; ils construisent ensemble cette auto-image ; ils rient ensemble. Mais regardons cela de plus près.

Pierre répond à la question de Romain avec la confirmation vous allez en prison (9), formulée au présent de l’indicatif ; il rentre donc dans le jeu de Romain, et il va même plus loin : il affirme (au futur de l’indicatif) qu’ils auront un carcan autour du cou, qu’il décrit en détail (9/10). Romain, à son tour, rallonge la phrase de Pierre en y ajoutant en coénonciation 430 et les gens nous jetteront des légumes pourris hihihi (12). Son rire montre qu’il se plaît dans cette image de condamné méprisé par la foule, d’ennemi de la masse. Pierre le soutient en répétant avec insistance le terme pourris (14). Il continue en se référant au savoir partagé du groupe : comme ceux qui ont défoncé la vitrine de: de la maison de l’écologie les mêmes 431 (16/19). Les autres comprennent et répondent par le rire (Marc, 20), et par de feintes réactions d’inquiétude, de légère panique : Romain émet un ah merde (22), sans la prosodie d'une véritable inquiétude, et Rémi va jusqu’à formuler la fausse question merde tu crois qu’ils vont nous lancer des légumes pourris (24), en riant. Ensuite il se corrige et remplace le terme pourris par vieux : enfin des vieux légumes en fait (26). Tous les deux jouent mal leur rôle de futurs condamnés, mais ils le jouent.

Pierre insiste sur les légumes pourris (27) et surenchérit en y ajoutant l’adverbe superlatif très. Il poursuit son histoire moyenâgeuse en y mettant un autre ingrédient authentique (27/28) : la place de Grève, c’est-à-dire la place où avaient lieu les exécutions publiques, à Paris. On remarquera un certain parallèle avec l’exemple précédent : la référence historique, l’affection romantique pour le bon vieux temps idéalisé, son héroïsme, un regard dichotomique sur le monde (d’un côté « la société », de l’autre côté « nous »).

ad 2) Arrive le moment du défi de Romain : il sort de l’histoire, de la fiction, pour préciser que Pierre a commis une erreur 432 , puisqu’il n’a y pas de place de Grève à Lyon (31). Cela lui vaut un rire collectif et des applaudissements. La fin de la séquence imaginaire semble être atteinte, car après une longue pause, Pierre corrige sa première réponse à la question initiale de Romain : non vous irez pas en prison (41). Cependant, ce dernier reprend le jeu de la panique en simulant le soulagement : ah ouf non parce qu’alors moi je suis super stressé (42).

ad 3) L’insistance de Romain, qui apparemment ne veut pas arrêter le jeu, mène Pierre à la deuxième action imaginaire. Il prolonge la phrase qu’il avait déjà terminée, en y ajoutant une phrase subordonnée restrictive sauf si vous vous faites expulser manu militari et que ça tourne mal (43). Il fait allusion à une forme d’expulsion assez improbable pour notre groupe : comme je l’ai expliqué dans le chapitre ethnographique, les Lutinistes ne sont pas prêts à se battre avec la police quand l’expulsion ne peut être évité 433 , même s’ils s’y préparent mentalement, en attendant le pire des forces de l’ordre. Cet entraînement mental et moral peut prendre des formes d’action imaginaire, comme dans le petit scénario que font naître Pierre et Rémi :

En décrivant les détails d’un affrontement possible avec la police, Pierre reste toujours dans l’indicatif. En mentionnant les tuyaux (46), il a recours au savoir interne du groupe : dans la cour de l’immeuble, il se trouve effectivement des gros fils électriques qui ressemblent à des tuyaux en caoutchouc, entreposés là pour pouvoir se défendre contre des « intrus » au cas où (c’est Rémi qui en fournit la désignation d’expert à la ligne 50 : il s’agit de « matraques » 434 ) ; dans la cour sont également placés des outils, dont des tournevis. Rémi a d’autres idées pour le policier ; par la deixis locale (la fenêtre là, dans la cour, 50/51), il ajoute un brin de réalisme, de probable, à la mise en scène. Il accroche sa phrase à la phrase de Pierre de la ligne 43 (et que ça tourne mal qu ’on le balance qu ’on l’achève) – dans une coupe morphosyntaxique adaptée, donc en coénonciation.

Après la ratification de Pierre (voilà, 52) et un rire de Rémi, Romain termine l’action imaginaire en assurant enfin bon on n’est pas comme ça nous (54). Ceci est dit avec la même persuasion nonchalante, avec la même prosodie « hypocrite » que le nonnon (55) de Rémi. Tous les deux expriment ainsi que ce qu’ils nient est en fait quelque chose dont ils tireraient une certaine fierté s’ils le faisaient. La prosodie « hypocrite » sert à laisser l’interlocuteur dans le doute, à laisser entendre que ce qui vient d’être dit n’est pas toute la vérité. Il s’agit d’une assertion déguisée, une antiphrase ironique (cf. Fromilhague 1995 : 104). Avec cette figure de style, Romain et Rémi restent dans l’action imaginaire, en se représentant toujours comme des héros secrets.

Ce dernier point est justement ce qui me semble le plus important dans cet extrait : le fait de rêver d’abord d’une situation où les Lutinistes seraient dans la position de victimes, de méconnus, pour ensuite s’imaginer leur vengeance. Que les deux scénarios soient situés dans deux époques différentes n’y change rien : les pratiques du Moyen Age sont choisies pour leur pittoresque, puisqu’un carcan et des légumes pourris sont plus concrets que, par exemple, des articles méprisants de journaux. Et puis l’idée d’une foule enragée augmente le sentiment de la valeur propre des Lutinistes, qui peuvent se sentir comme des martyrs de la cause.

La construction collective (imaginaire) de batailles contre les « flics », est un des sports favori des Lutinistes. La fonction de ce divertissement est claire : c’est le renforcement du sentiment de groupe qui se produit quand on se réunit contre un ennemi commun, et surtout, par l'exagération de leur force et de leur extrémisme, un ancrage politique clair et positif.

L’exemple partage les caractéristiques suivantes avec le premier : la signalisation des références communes, un défi, l’évocation des « Leitbilder » communs, le rire collectif, la coénonciation et l’utilisation de l’indicatif.

Notes
428.

Les audiences contre des squatteurs où l’on décide du délai de leur expulsion se déroulent devant des cours civiles ; il ne s’agit pas de délits pénaux.

429.

Dans ce cas : les martyres persécutés pour la bonne cause.

430.

Il s’agit d’une forme de coénonciation différente de celle de l’exemple précédent. Tandis que là, on avait affaire à une contribution par parataxe ou « une coénonciation en réparation » (Jeanneret 1999 : 189), ici il s’agit d’une « coénonciation par attachement ».

431.

Il se réfère ici à un incident qui s'est produit quelque temps auparavant à la Croix-Rousse : lors d'un débat sur l'antispécisme, des militants qui avaient des griefs contre l'intervenant sont entrés dans la Maison de l’Écologie, ont lancé des fruits et légumes pourris et ont cassé la vitrine du local.

432.

Etant donné le caractère imaginaire du scénario, il ne s’agit pas d’une « vraie » faute.

433.

La première maison de Loziz a été expulsée dans le calme, la première Lutine quittée quelques jours avant l’expulsion.

434.

Ces tronçons de fil électriquene sont gardés que pendant une certaine période dans la cour, période durant laquelle le groupe a des problèmes avec une personne qui envoie des menaces. Comme ce sont des problèmes personnels, je n’en parlerai pas ici. Les Lutinistes ont également peur d’une expulsion pendant laquelle la police pourrait les agresser physiquement.