VII.3.2.2 madame Debazeille

Contexte : Romain raconte que la maire du septième arrondissement, donc de l’arrondissement dans lequel se trouve La Lutine, Mme Debazeille, est à l’hôpital. Mme Debazeille avait promis depuis longtemps de s’employer à la légalisation de la Lutine ; jusqu’à ce moment-là, elle n’a pourtant pas soutenu ce projet. Cela et le fait qu’elle soit une élue 440 , de droite qui plus est, explique l’hostilité du groupe vis-à-vis de Mme Debazeille.

madame Debazeille (R2/1423-1460)
madame Debazeille (R2/1423-1460)

L’annonce madame Debazeille la maire du septième est à l’hôpital (1/2)ne suscite au premier moment que des questions peu intéressées et des rires amusés. Romain propose de lui envoyer des fleurs (9) – un geste tout à fait conforme à l’usage social, mais marqué ici de manière ironique, par le contexte, vu les sentiments du groupe vis-à-vis d’elle, ainsi que par la prosodie (ce qui se remarque dans le rire à la fin de son énoncé). Soulignons que Romain formule cette proposition à l’indicatif.

Alex poursuit l’idée de Romain en formulant le texte d’une carte qui pourrait accompagner les fleurs. Il commence avec une formule standardisée, avec tous nos remerciements (11), qui ne s’utilise pourtant pas pour une carte de vœux à une malade. Son énoncé n’est pas marqué d’une intonation ironique. Il ajoute, au lieu du nom de l’expéditeur, la phrase voilà [...] on a été expulsés (15), comme accusation contre la maire – qui n’y est pour rien, car Alex parle de l’expulsion de Loziz 441 qui a eu lieu à la Croix-Rousse et non pas dans le septième ; ceci n’a pourtant pas d’importance pour le groupe, car les maires sont considérés comme des représentants du pouvoir hostile, et donc tous à « mettre dans le même sac ». Gisèle accompagne ces propos avec des rires brefs.

Gilles propose une autre formulation, et s’adresse finalement directement à la maire : voilà pour vous […] (20). Son grand merci (20) est fortement ironique. La suite de ses idées sur le sujet se perd malheureusement dans son propre rire que les autres partagent – il s’agit, comme dans l’exemple précédent, d’un rire qui invite les autres à participer, dans la seule attente d’une idée amusante.

Alex fournit ensuite le point culminant de l’action imaginaire. Il complète la lettre à la maire avec une fleur brodée, un pied de biche et une corde (32). Ce mélange curieux symbolise une sorte de sceau, d’armoiries du groupe : la fleur brodée comme concession au dessin usuel des cartes de vœux et le pied de biche et la corde dans la tradition de symboles comme le marteau et la faucille ou le calumet de paix et la mitraillette 442 . Le pied de biche est l’outil le plus important, l’» arme » de la lutte des squatteurs. 443 La corde est sans doute le symbole du sort qu’il faut réserver aux « oppresseurs » dans la bonne tradition anarchiste 444 . La corde pourrait aussi constituer une invitation au suicide pour la maire (« prenez cette corde et pendez-vous »).

Ici plusieurs personnes, entre autres Gilles qui d’habitude ne participe pas (ou très peu) activement aux moments sérieux des réunions, coopèrent pour développer ensemble l’action imaginaire qui, cette fois-ci, n’a pas le caractère scénique des premiers exemples. Son contenu est la composition ou bien la description de la carte de vœux à la maire.

L’hostilité envers le monde « ennemi » extérieur est atténuée par la « vengeance » fictive collectivement construite. Une action réelle n’est plus nécessaire, l’imagination et surtout la construction collective de cette action imaginaire suffisent pour renforcer le sentiment de groupe, de collectivité, ne serait-ce que par l’emploi du pronom personnel on (9, 15) et du pronom possessif nos (11, 20). La caricature de l’usage social d’envoyer des vœux à des notables malades exprime comme en passant une critique de cet usage, ressenti comme hypocrite.

L’exemple se distingue par une coopération entre les participants, par la participation active d’une personne qui est plutôt passive pendant le reste du temps, par l’évocation de références communes, par le rire collectif et par l’utilisation de l’indicatif.

Notes
440.

N’oublions pas que nous sommes dans un milieu anarchiste.

441.

Ou d’une éventuelle expulsion de la Lutine que rien n’annonce pourtant dans un futur proche.

442.

Symbole de la « coalition » entre les Black Panthers et les Yippies, 1969. Les Yippies étaient des Hippies politiquement engagés du « Youth International Party », une organisation protestataire (cf. Kemper 2001 : 345).

443.

Le pied de biche sert à ouvrir des portes et/ou des fenêtres de maisons ou appartements vides.

444.

« Si tu veux être heureux, nom de Dieu, pends ton propriétaire ! » (La chanson du Père Duchesne, fin XIXe siècle).