VII.3.2.3 la grève des poubelles

Contexte : Le groupe est en train de parler du ménage de la cage d’escalier, ce qui peut être la raison pour laquelle Sylvie pense à un autre élément de l’hygiène quotidienne, les déchets. Elle évoque la « grève des poubelles », c’est-à-dire celle des éboueurs, qui dure depuis quelques jours, et elle demande au groupe de se pencher sur la question de ce qu'il y a à faire. Dans le groupe, c’est par des slogans comme soutien à ... ! (9, 10) qu’on souligne rituellement ce qui est parçu comme étant le « vrai » rôle du groupe.

la grève des poubelles (R7/2442-2488)
la grève des poubelles (R7/2442-2488)

C’est Sylvie qui introduit le thème « grève des poubelles ». Elle propose deux attitudes et comportements qui y sont adaptés: : on jette les poubelles à la déchetterie (2)(la solution « propre ») ou on les laisse s’entasser et on fout le ouaille (2/4). La première solution est celle d’un citoyen responsable, qui règle les problèmes lui-même et qui n’attend pas de manière passive qu’ils soient réglés par l’État. La deuxième solution serait un soutien à la grève : ce n’est pas seulement l’attente passive (on les laisse s’entasser), mais c’est aussi foutre le ouaille. Ce qu’elle entend par « foutre le ouaille » (expression argotique qui veut dire « semer le désordre ») n’est pas claire – peut-être mettre des ordures autour des poubelles, renverser les poubelles, etc. – il s’agit en tout cas d’une activité qui dépasse le simple rajout d’ordures.

Comme personne ne réagit, elle répète la deuxième proposition (6) – celle qui demanderait le moins d’effort. Maika 445 approuve avec enthousiasme (7), et cela fait rire tout le groupe. Ceci brise la glace : une personne scande soutien à la grève 446 (9); Sylvie répète avec la même intonation 447 (10), comme on le ferait pendant une manifestation. Raymond et Alex surenchérissent : on met toutes les poubelles/on en rajoute 448 (12, 16). Ces propositions sont formulées à l’indicatif, et cela indique – à première vue paradoxalement – qu’il ne s’agit pas de propositions sérieuses, contrairement à celle que Rémi exprime au conditionnel juste après : faudrait commencer à récup des cartons (17). Tandis que Raymond et Alex restent dans l’action imaginaire, Rémi réfléchit réellement à ce que le groupe peut faire, ce qui se montre par le mode qu’il emploie, mais aussi par la longueur et le contenu de son tour de parole pendant lequel il formule de façon posée l'idée qui lui vient, en prenant en compte les passants et la réalité quotidienne (les voitures garées devant la maison, le trottoir étroit, etc.) – prévenances qui contrastent avec l'aspect asocial mis en avant dans l'action imaginaire.

C’est Sylvie qui coupe l’élan de Rémi en s’indignant : tu vas pas laisser devant: non c’est crade (22/23). Il s’agit d’une fausse irritation ici, quand on la juge par ce qu’elle avait dit au début de l’exemple, et perçue comme telle par Gisèle qui rit. Rémi et Jacques la prennent au sérieux et donnent des réponses adaptées, Rémi en précisant que cela sera sale aussi chez les autres (26), et Jacques en faisant un petit discours sur la manière dont fonctionne un soutien à la grève (28/29). Tout ce petit passage, depuis la longue intervention de Rémi, marque un retour au mode de discussion sérieux (même la fausse indignation de Sylvie et le rire de Gisèle en font tout à fait partie).

Le groupe retombe pourtant dans l’action imaginaire quand Sylvie propose de mettre les poubelles sur le trottoir d’en face (30/31), ce qui lui gagne le rire (légèrement retardé) des autres, et une paraphrase en écho de Gisèle : hahaha devant chez les autres (35). Dans la paraphrase, Gisèle concrétise ce que Sylvie vient de dire et met le doigt sur le fait que des libertés qu’on prend peuvent toucher le bien-être des autres. Son énoncé est accompagné de ses propres rires et de ceux de Rémi.

Alex met fin à l’hilarité générale en demandant (il s’agit de son deuxième essai après la ligne 33) qu’on continue avec les points de l’ordre du jour (38). Sylvie, en tant que « coupable » de l’introduction d’un thème hors sujet et d’une action imaginaire, s’excuse auprès du groupe (44) – l’intonation de ses excuses ne montre pas si elle est sincèrement désolée ou si elle n’est pas en train de traiter Alex de rabat-joie.

Soulignons les points importants de cet exemple :

  • L’action imaginaire tourne cette fois-ci autour d’un autre thème du monde des squatteurs : le soutien à une cause politique, avec des allusions à une manifestation (soutien à la grève).
  • Il y a une interruption de l’action imaginaire par Rémi, qui se met à faire des propositions sérieuses, ce qui initie une courte discussion. Le changement de mode de l’interaction est indiqué par un changement de mode grammatical (indicatif  conditionnel). Nous avons déjà rencontré ce phénomène dans légumes pourris .
  • La coopération se manifeste ici, entre autres, par la répétition d’un énoncé (soutien à la grève), une surenchère (on met toutes les poubelles; on en rajoute ) et la précision du contenu de l’énoncé d’un interlocuteur (hahaha devant chez les autres).
  • L’action imaginaire est interrompue par Alex, qui y avait participé à un moment, mais qui veut revenir à l’ordre du jour.
  • Le petit côté méchant, le malin plaisir qu’on a déjà rencontré dans madame Debazeille se dirige contre les voisins ici – des gens qu’on a l'habitude de prendre en compte. Le politiquement correct qui guide normalement l’interaction 449 (entre autres verbale) du groupe peut être mis de côté dans ces moments d’action imaginaire, qui ne représentent donc pas seulement des intermezzos dans le déroulement sérieux de la réunion, mais qui peuvent aussi offrir un « moment de repos du politiquement correct ».

Ceci nous mène directement aux prochains exemples.

Notes
445.

Maika est l’aînée de la famille sans papiers qui habite à la Lutine.

446.

Avoir l’idée de soutenir une grève des poubelles est, à mon avis, une idée qui viendrait aussi difficilement à l’esprit d’un citoyen lambda (je ne trouve pas de meilleur terme) qu’un soutien à une grève de bus. Ce sont des grèves dont on peut comprendre la motivation, mais qui créent tellement d’inconvénients pour la vie quotidienne que la population ne les endure la plupart du temps qu'avec agacement.

447.

Elle ajoute l’exclamation arabe zarma, et ce n'est pas la première fois pendant cette réunion. Sylvie est la seule personne dans le groupe qui utilise abondamment le parler jeune (et donc souvent influencé par l’arabe), de façon quelque fois arbitraire.

448.

Cette escalade n’est pas la première que nous rencontrons dans la description des actions imaginaires (cf. le très pourris de Pierre dans légumes pourris , pourtant moins prononcé que l’exemple ici). Ajouter une couche à ce que développent les interlocuteurs est un excellent moyen de construction collective d’une action ou histoire imaginée.

449.

Le fait que ces efforts pour interagir de façon politiquement correcte ne réussissent pas toujours semble évident. L’analyse de cet écart entre désir et réalité est justement un des points les plus intéressants de l’analyse de l’interaction verbale à la Lutine (cf. chapitre VI).