VIII Conclusion

‘Squatter, c’est des fantasmes de gamin aussi, c’est des trucs d’île déserte. Le squat, c’est l’île déserte. Le coup de pied de biche, c’est quand la coque du rafiot touche la plage de sable fin et que maintenant c’est ça, c’est ton univers. Tu as une gigantesque promesse de vivre en squat : c’est l’île déserte, c’est le microcosme dans le sens quasi grec, c’est le fait que tu crées un monde qui enfin va être le tien. C’est une promesse qui est vachement belle et vachement haute, et justement la radicalité du discours la place extrêmement haute. Forcément, après tu as un décalage entre ce que tu arrives à vivre toi et puis ce à quoi tu rêves… (Extrait d’une interview avec Yann, ancien squatteur lyonnais, cité dans Guyard 2002 :4)’

J’ai choisi cet extrait d’une interview du squatteur Yann pour le début de cette conclusion parce qu’il habille de mots poétiques l’idée que les squatts sont des entités, des communautés à part : il parle d’» univers », de « microcosme », et même d’» île déserte ». J’espère avoir montré dans cette étude que les Lutinistes ont développé un mode de vie et une manière de communiquer qui justifie pleinement d’utiliser ces expressions pour désigner leur collectif. Yann comprend l’» île déserte » comme chance, comme possibilité de création d’un nouveau monde fondé sur ses propres idées et valeurs. Les Lutinistes se sont organisés et travaillent pour remplir cette tâche, pour fonctionner selon leurs idées politiques communes, au quotidien. Cela s’accompagne de l’élaboration d’un style communicatif qui reflète ces idées.

Mais on peut aussi comprendre l’île déserte comme lieu où s’enfuir du monde, où s’enfermer dans un monde à soi. Nous avons vu que les squatteurs ont des tendances à se distancier de la société, que ce soit par leur style vestimentaire, leur manière de se moquer et de ridiculiser les normes et valeurs « des autres », ou dans leur légère condescendance vis-à-vis des gens qui ne militent pas. D’un autre côté, il y a bel et bien une bonne volonté de justement s’ouvrir au reste du monde ; cette dernière est pourtant souvent liée à un missionarisme, à des tentatives de convaincre, de rallier à leur cause. Peut-être est-ce pour cela que leur auto-représentation oscille entre des images de squatteurs sages et de squatteurs rebelles, ou même méchants, comme je l’ai montré dans le chapitre IV.

Yann parle d’un rêve, d’une promesse, et aussi d’un décalage entre ce qu’on voudrait faire et ce qu’on parvient à faire. Nous avons vu que ce décalage entre idées et pratiques se montre de temps en temps dans l’interaction à la Lutine.

Après ces quelques réflexions, le moment est venu de tirer un bilan de mes analyses, et de revenir sur les trois points que j’avais envisagés comme axes de recherche au début de cette étude.

Le premier point postulait que la réunion comme genre, comme modèle ou type d’interaction singulière, joue un rôle crucial pour développer les idées des Lutinistes, pour élaborer des manières de se comporter, pour renforcer la cohésion de groupe.

Comme je l’ai souligné dans le chapitre III, il n’existe que peu de travaux qui s’intéressent à l’interaction verbale dans des réunions, qui l’analysent en tant que phénomène, et non comme outil pour décrire d’autres phénomènes. On ne trouve quasiment pas de travaux sur les réunions hors du monde du travail. Mon analyse se propose d’occuper cette place jusqu’alors laissée vacante.

Dans le chapitre IV, j’ai montré que les réunions des Lutinistes se situent sur un continuum entre formel et informel, avec des contraintes pour le cadre, l’organisation thématique, l’organisation des tours de parole et la structure. Une focalisation de l’attention est également nécessaire. Tout cela demande un certain effort, du temps et un certain degré de discipline. Le caractère contraignant de cette forme de rassemblement montre que le groupe prend la vie collective très au sérieux, qu’il ne s’agit pas « juste » d’habiter ensemble, mais bien de travailler politiquement ensemble, et ici le politique réside aussi dans la vie quotidienne, personnelle. Car dans les réunions, comme nous l’avons vu, les Lutinistes ne discutent pas seulement de leurs stratégies vis-à-vis de la Courly, mais aussi des problèmes que peuvent poser la vie collective et la gestion de ce genre d’habitat. En même temps, les réunions sont un lieu où les habitants et habitantes peuvent échanger des points de vue et exprimer des sentiments. La combinaison de deux principes, de vivre sans hiérarchies et d’avoir la volonté ferme de former un collectif, mène à une forme d’organisation des réunions qui me semble singulière : d’un côté, il importe de se discipliner (prise de notes, ordre du jour, etc.), d’un autre côté il faut aussi avoir du plaisir ensemble (abondance des moments ludiques, mise en scène des actions imaginaires, etc.). Le style qu’affichent les Lutinistes dans les réunions, que l’on peut caractériser comme consensuel et humoristique, mais aussi sérieux et ouvert au besoin à la controverse, y est adapté.

Au début de mes recherches, je n’avais choisi d’enregistrer des réunions qu’à défaut d’autres possibilités de collecter mon matériel. Je suis maintenant persuadée que ce qui était une contrainte s’est avéré profitable : c’est dans la réunion qu’une partie importante de ce qui définit le groupe comme tel, que l’identité même du groupe est développée, comme j’ai pu le montrer dans le chapitre sur l’auto-catégorisation et l’auto-représentation ; dans la réunion se concentrent et sont visibles les normes communicatives, les attentes et les idéologies, bref le budget communicatif du groupe.

En deuxième point, j’avais postulé que l’interaction verbale dans ce groupe est marquée par un haut degré de coopération, de consensus, et un grand respect de la face de l’autre.

Parlons d’abord de la coopération. Celle-ci se montre à tous les niveaux de l’analyse, que ce soit dans des micro-phénomènes dans la structure séquentielle, dans la construction collective de l’auto-image ou dans le fait que les réunions fonctionnent sans modérateur ou personne qui les dirige.

Comme micro-phénomènes, nous remarquons surtout le grand nombre de coénonciations, d’accomplissements du tour de parole d’un autre locuteur ; ceci n’étonne guère quand on sait que les facteurs favorables à ce phénomène sont une histoire interactive commune, un savoir partagé, et une relation intime. J’aimerais quand même souligner que leur quantité me paraît exceptionnelle et constitue pour moi le signe d’un haut degré de cooperativité.

Un autre point important concernant la coopération est la manière dont les interactants se font comprendre mutuellement dans quelle modalité d’interaction ils se trouvent ; nous avons vu comment l’intertextualité, l’évocation de certains « Leitbilder », la référence à l’histoire interactive commune fonctionnent comme des indices de contextualisation, par exemple lors de la mise en scène des actions imaginaires.

La tendance au consensus est visible premièrement dans la rareté des situations conflictuelles. Ceci ne veut pas dire que les interactants soient toujours d’accord, qu’il n’y ait pas de discussions avec des positions antagonistes, mais qu’on ne trouve à presque aucun moment (avec une exception que je décris dans le chapitre VI) de moments critiques ou ouvertement conflictuels dans mon corpus. Ceci est dû à un travail interactif que fournissent les interlocuteurs pour que l’interaction reste consensuelle, en utilisant des « Frotzeleien » et d’autres plaisanteries pour détendre l’atmosphère ou en faisant un effort dans leurs formulations, etc. Le respect de la face de l’autre y joue naturellement un rôle important, et est directement lié aux théories politiques du groupe, ce qui nous mène au troisième centre d’intérêt formulé au début de cette thèse.

Les idées politiques des Lutinistes se reflètent dans l’interaction verbale, que ce soit leur refus de la domination, le féminisme, leur conception des rapports interindividuels, la conviction que « le personnel est politique », ou l’idée d’être différents du reste du monde. Un décalage entre théorie et pratique se fait pourtant parfois sentir.

Le refus de la domination sous toutes ses formes (des hommes sur les femmes, des adultes sur les enfants, etc.) et le rejet de toute hiérarchie, nous l’avons vu dans le chapitre ethnographique, est un des principes de base des Lutinistes. Ce principe trouve son reflet dans l’interaction ; ainsi, j’ai montré quelques exemples qui me semblent typiques de la gestion de l’interaction entre hommes et femmes à la Lutine. Au travers une hypersensibilisation concernant le respect du droit à la parole, qui se manifeste entre autres par des auto-interruptions, et concernant la gestion des tâches dans l’interaction, on remarque une volonté parfois agissante de débarrasser l’interaction verbale des rapports de force.

Un autre aspect de lutte contre la domination et de féminisme mis en pratique dans la communication est la féminisation grammaticale dont j’ai analysé maints exemples dans le chapitre VI. Il existe dans le groupe une sensibilisation à l’utilisation de ces formes politiquement correctes, qui se manifeste surtout (mais pas exclusivement) dans des contextes spécifiques que j’ai décrits comme des moments de prise de décision, d’élaboration de l’auto-image, de discussions sur l’habitat collectif ou sur des problèmes dans l’interaction entre hommes et femmes, bref dans des situations où le groupe travaille son identité politique ou prend position. Concernant la féminisation grammaticale, on constate un clivage entre désir et réalité : les Lutinistes montrent une sensibilisation à la question, mais n’appliquent pas d’une manière consistante leurs idées théoriques dans la pratique. Comme je l’ai précisé dans le chapitre VI, il me semble évident que l’on ne peut pas s’attendre à une transcription « iconique » de la théorie dans la pratique. Un exemple où des idées féministes créent un moment critique dans l’interaction souligne bien ce fait-là.

L’idée d’être différents du reste du monde apparaît surtout dans l’auto-catégorisation. Celle-là est construite de façon à différencier nettement l’endogroupe de l’exogroupe, avec parfois un renversement de perspective dans le sens d’une catégorisation selon des spécificités perçues comme négatives par l’exogroupe et transformées en positives par les Lutinistes. Ceci n’étonne guère quand on regarde les buts politiques et le mode de vie alternatif du squatt, et encore moins quand on considère les attentes de la société vis-à-vis des squatteurs – attentes auxquelles ceux-ci réagissent parfois par une attitude de bravade, de rébellion.

L’auto-représentation est marquée par un désir de maîtriser l’image que le groupe donne à l’extérieur ; elle a des buts tactiques. Les Lutinistes utilisent à cette fin tout un spectre d’images-ressources : le squatteur sage, le squatteur rebelle, le squatteur méchant ou le squatteur qui fait peur. Ces images sont construites collectivement entre autres pendant les réunions. Pourtant, le groupe ne fait pas semblant quand il se présente ou comporte de telle manière ou de telle autre : tous ces aspects lui appartiennent, aussi contradictoires qu’ils puissent paraître. L’auto-catégorisation et l’auto-représentation sont complexes, incluent des éléments parfois complémentaires, parfois contradictoires.

Ajoutons un dernier point d’intérêt que je n’avais pas prévu au début de ce travail.

Lors d’analyses qui je comptais faire sur la manière de plaisanter des Lutinistes, j’ai trouvé des passages complexes et fascinants qui me semblaient assez révélateurs pour les étudier en détail : je leur ai donné le nom d’actions imaginaires. Il s’agit d’un petit genre communicatif où la mise en scène ludique, l’auto-stylisation et la confirmation d’une auto-image sous une lumière idéalisée jouent un rôle. Les actions ont un caractère irréalisable et sont présentées comme de petites mises en scène qui reflètent le point de vue politique et idéologique des Lutinistes d’une manière exagérée et déformée. La coopération, la construction collective de ces séquences servent à renforcer l’identité et la solidarité du groupe, souvent en se moquant du reste du monde. Ainsi, ils font office de démonstration de la supériorité des Lutinistes, et de moyen de distanciation d’avec les autres, ce qui a pour effet un renforcement de la cohésion du groupe. Une autre fonction est leur caractère de pause, d’intermezzo pendant lequel les Lutinistes peuvent se reposer de leur propre rôle, du politiquement correct : il s’agit d’une parenthèse dans le déroulement de la réunion. Le passage à une modalité non-sérieuse, qui se fait dans la plupart des exemples d’une façon plus ou moins abrupte, souligne cet aspect.

Les actions imaginaires, comme d’autres moments de détente, offrent la possibilité de participer à des membres du groupe qui normalement parlent peu ou ne parlent pas ; à travers leur construction polyphonique, elles servent donc à l’intégration. Comme je l’ai déjà dit, la manifestation de coopération est un des traits les plus importants de ces passages ludiques. Elle se montre à travers l’insertion d’éléments dans l’histoire fictive, et des activités de soutien et de ratification, comme le rire, la production de signaux d’écoute, de particules de feed-back, de questions, etc. Ces contributions coopératives sont placées de manière spontanée, de façon à ce que les images, les valeurs ou les points de vue représentés soient visiblement produits collectivement.

J’ai souvent observé le même phénomène, sans pouvoir lui donner un nom, dans l’interaction verbale autour de moi, et j’ose dire que la spécificité des actions imaginaires réside dans le choix des modèles ou des « Leitbilder » et, s’il y a intertextualité, des textes qui y sont évoqués et cités. Ainsi le recours au savoir partagé, la congruence des systèmes de valeur, des systèmes de références sont soulignés d’une façon directe dans l’interaction verbale. Je distingue entre différents types d’actions imaginaires : l’auto-exaltation dans une image positive dans laquelle le groupe se complaît, l’auto-stylisation dans une image négative, et l’appropriation et la ridiculisation des normes de la société. Il s’agit d’un classement selon les exemples trouvés dans mon corpus, la liste serait sûrement à élargir.

Avant de clore cette conclusion avec des remarques sur de possibles perspectives de poursuite de ce travail, j’aimerais brièvement revenir sur le choix de mes outils d’analyse, ma méthode.

La méthode herméneutique qu’est la sociostylistique m’a permis de développer des thèses au fur et à mesure de mes analyses ; ainsi s’est fait, par exemple, la « découverte » des actions imaginaires dont j’ignorais l’existence au début de mon travail. Faire un portrait sociostylistique m’a de plus donné la possibilité de me pencher sur des phénomènes aussi divers – mais entre lesquels j’espère avoir montré un lien – que l’auto-catégorisation, la féminisation grammaticale, la réunion comme type d’interaction, etc. Mon but était de faire un tour d’horizon et de présenter la manière de communiquer des Lutinistes, et cela sous des aspects divers, pour montrer comment leurs idées et valeurs sociopolitiques influencent leur interaction verbale.

Plusieurs pistes me semblent ouvertes pour une possible continuation de ce travail.

Premièrement, je n’ai utilisé que des fragments de mon corpus. Certains enregistrements n’ont trouvé que peu de résonance dans cette étude, comme la sixième réunion ou la discussion sur les poils ; une réunion n’y est pas du tout utilisée (la réunion non-mixte hommes). Mes données me semblent particulièrement riches, et recueillies dans un contexte social difficile d’accès. Comme je l’ai déjà dit, le monde des militants et militantes me semble particulièrement fascinant et fait partie d’une subculture qui n’est pas assez prise en compte par la linguistique.

Voyons deuxièmement les possibles voies d’investigation qui s’ouvrent avec mes données. Tout d’abord, des études comparatives, sur différents niveaux, s’imposent. Ne donnons que trois exemples : les actions imaginaires et leur expression dans d’autres groupes, pour confirmer ou infirmer ma thèse selon laquelle le trait qui distingue les actions imaginaires de différents groupes est l’évocation des « Leitbilder » et le choix des références, ou peut-être pour trouver d’autres éléments qui devraient être pris en compte. Une deuxième question qui gagnerait à une perspective comparative serait l’analyse de la réunion comme type d’interaction dans différents groupes non-hiérarchisés, leurs manières d’accomplir les tâches communicatives, et les possibles problèmes dans l’interaction liés à l’absence d’une structure hiérarchique. Un troisième exemple serait évidemment l’étude de l’interaction verbale dans d’autres squatts.

Une possibilité d’élargir la voie d’investigation serait de collectionner plus de données avec les Lutinistes. Un des points les plus intéressants serait d’observer le groupe en interaction avec l’extérieur, de voir par exemple comment les différentes facettes de l’auto-image y sont portées.

Mais le corpus comme tel donne encore de nombreuses possibilités de recherche. N’évoquons que les questions liées aux rôles des différentes personnes dans le groupe, à la prise de décision – comment se déroule-t-elle dans un groupe non-hiérarchique et non-démocratique ? – ou à la comparaison des réunions mixtes avec les deux interactions non-mixtes, qui pourrait s’effectuer sur différents niveaux.

Mais qu’en pensent les Lutinistes ? Laissons-leur une dernière fois la parole :

R6/1635-1664 :
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