Introduction générale

Les recettes commerciales représentent aujourd’hui 21% du financement des transports publics urbains (Groupement des Autorités Responsables des Transports, 2001), proportion en constante diminution depuis 20 ans. Les causes invoquées pour expliquer cette diminution progressive sont multiples, tant exogènes à la politique tarifaire menée par les réseaux (extension permanente des réseaux et des technologies afin de faire face à la concurrence de la voiture, ce qui implique une augmentation des coûts d’exploitation) qu’endogènes à celle-ci (augmentation de la fraude, multiplication des clientèles pouvant bénéficier de tarifs sociaux). Face à ces dynamiques, notamment les dynamiques exogènes, il paraît inéluctable pour certains que la part des recettes commerciales dans le financement des réseaux de transport public urbain continue à diminuer. Cela les conduit à envisager une solution « radicale », la gratuité des transports publics urbains, laquelle serait financée par un surcroît d’impôt ou par la taxation de l’usage de la voiture (sources de financement problématiques car la première présente l’inconvénient d’être inefficace du point de vue de la théorie économique, et la seconde paraît pour le moment bien délicate à mettre en œuvre en France, au moins d’un point de vue politique 1 ). Il nous semble que le principal problème posé par ce raisonnement « radical » réside dans le fait qu’il revient à « évacuer » les potentialités de l’outil tarifaire, en considérant finalement qu’il n’y a aucun gain à attendre d’une action sur les gammes tarifaires. Plusieurs raisons concourent à notre avis à avoir « diffusé » cette idée, qui explique pourquoi aujourd’hui, dans le domaine des transports publics urbains, les potentialités de la tarification restent un champ d’étude relativement peu exploré, alors même que la billettique ouvre des perspectives importantes en matière de création de titres.

D’une part, les réflexions en matière de tarification souffrent en général de l’idée que celle-ci n’a que peu d’influence sur l’intensité de l’usage des transports en commun par les clients par rapport à l’offre de transport. Les élasticités au prix couramment utilisées dans le secteur des transports publics urbains contribuent à perpétuer cette idée. En effet, on prend généralement comme référence une élasticité moyenne au prix de –0,3 (c’est-à-dire que lorsque le prix diminue de 10%, la fréquentation augmente de 3%) et une élasticité à l’offre de transport de 0,6 (c’est-à-dire que lorsque l’offre augmente de 10%, la fréquentation augmente de 6%), d’où l’idée qu’il y a peu à gagner à s’intéresser à la tarification. On oublie d’une part que ces chiffres sont anciens (ils datent des années 70/80) et ne correspondent sans doute plus à la réalité actuelle (accroissement de l’équipement des ménages en voitures, revalorisation des tarifs...). D’autre part, ces chiffres sont issus de travaux internationaux sans qu’il y ait eu de véritable vérification de la pertinence de leur application dans les réseaux français 2 . On peut douter de cette pertinence dans la mesure où les contextes urbanistique, sociologique, institutionnel qui conditionnent les réseaux de transport en commun dans leur offre et dans leur politique tarifaire sont souvent très différents entre pays. De plus, une élasticité moyenne masque des comportements très différents entre les catégories de clientèle (les réguliers/irréguliers, les assidus/occasionnels...) et selon les types d’offre (qualité, vitesse, fréquence...). Certains exemples confirment la diversité des réactions au prix : sur le réseau lyonnais, la baisse du prix de l’abonnement étudiant de 221F à 200F en 1997, donc de 10%, avec l’augmentation concomitante du carnet de 10 tickets de 55 à 58F a eu pour conséquence un report important des étudiants utilisant des carnets de 10 tickets ou des tickets unité de manière ponctuelle (avec peut-être un complément en fraude…) vers l’abonnement, ce qui a induit une augmentation des recettes de 15% et un accroissement du trafic de 15%, soit une élasticité au prix supérieure à 1, qui vient contredire l’élasticité couramment utilisée. On peut opposer à ce résultat qu’il s’agit d’une «niche» de clientèle ayant une sensibilité au prix très importante du fait de ses faibles revenus, « niche » qui représente quand même 15% des recettes et des déplacements totaux, et que cette élasticité n’est pas généralisable à tous les segments de clientèle. C’est probablement le cas, mais rien n’empêche de penser que d’autres segments au comportement spécifique existent. D’autres exemples montrent qu’une modification de la structure de la gamme peut également avoir une influence sur l’intensité de l’usage des transports en commun par les clients comme l’introduction du titre « Liberté » 2h en 1999 (qui permet de se déplacer en transport en commun en tout sens durant 2 heures, et qui constitue une solution partielle au problème du déplacement court) : si la première année, le succès de ce nouveau titre est probablement le fait d’anciens utilisateurs de tickets unité, voire de carnets de 10 tickets qui ont trouvé un produit plus adapté à leurs besoins, dès l’année suivante, les ventes de tickets unité, de carnets de 10 tickets et de tickets liberté 2h sont toutes en augmentation, ce qui montre que l’on peut très bien intensifier l’usage de la clientèle déjà présente ou attirer une clientèle nouvelle en développant un titre adapté à un besoin spécifique et bien ciblé. La structure de la gamme tarifaire est donc un levier que l’on ne peut se permettre de négliger, dans un contexte qui rend l’action sur les autres leviers de financement plus difficile.

Par ailleurs, la politique tarifaire des réseaux français de transport public urbain est marquée par une logique de service public qui s’est développée à partir des années 70, qui a conduit à proposer des gammes tarifaires basées sur le respect de la péréquation tarifaire. Cela se traduit par un tarif unique ou « plat » sur le périmètre de transport urbain (PTU) quels que soient la distance, l’heure du déplacement ou le type de service utilisé (bus, tramway, métro), donc par une déconnexion entre le prix que paye le client et le coût de production du service qu’il utilise. Le principe de la péréquation est l’objet d’un très fort attachement, notamment de la part des élus locaux, décideurs en matière de tarification des transports publics urbains, qui n’envisagent absolument pas de le remettre en cause, ce qui limite considérablement le champ des possibles concernant les évolutions potentielles de la gamme et constitue probablement un frein à toute réflexion prospective sur le futur des gammes sortant du champ de la péréquation. Or, si ce type de tarification a le mérite de produire une gamme relativement simple et lisible pour les clients, son inconvénient majeur réside dans son manque de souplesse, et donc sa difficulté à répondre à certains besoins nouveaux de la clientèle. On peut citer par exemple le problème de la tarification des « déplacements courts », qui à l’heure actuelle n’a toujours pas trouvé de solution totalement satisfaisante. Il faut également souligner que ce type de tarification ne favorise pas la mobilité induite car aucune « prime » n’est donnée à l’intensification de la consommation de transport (sauf à choisir l’abonnement) alors que l’augmentation de la fréquentation constitue un enjeu aussi important que celui de l’augmentation des recettes commerciales pour les réseaux. D’autre part, la structure de la clientèle évolue, vers une diminution des clientèles traditionnellement captives, les jeunes et les personnes âgées, et une augmentation des déplacements pour des motifs non contraints, plus occasionnels, moins facilement captables par les transports en commun que ne le sont les déplacements contraints de type domicile-travail, car se déroulant aussi bien durant les heures de pointe que les heures creuses, seul ou à plusieurs, pour un ou plusieurs motifs, etc.. De plus, les évolutions du monde du travail, et notamment l’augmentation des temps partiels, des contrats à durée déterminée, et du travail intérimaire relativisent l’intérêt des forfaits mensuels actuels pour des personnes ayant des besoins ponctuels nécessitant des titres plus adaptables à des situations spécifiques.

Un autre élément, historique celui-là, joue en défaveur des réflexions concernant la tarification : traditionnellement en France, mais également dans d’autres pays européens, les préoccupations en matière de transport étaient axées sur les enjeux technologiques, qui ont largement primé sur les réflexions et les études dans l’optique des sciences sociales (Kaufmann, 2000, p. 12). Si depuis quelques années, les études socio-économiques se développent pour analyser la demande (les jeunes, les seniors, les multimodaux), et les flux de déplacement dans toute leur diversité : les flux principaux de la périphérie vers le centre, les flux transversaux, mais aussi les micro-flux (Soupault, 2002), l’expérience est encore récente.

L’encadrement des prix des titres de transport public urbain effectué par l’Etat limite également le champ des possibles sur les actions potentielles que pourraient exercer les autorités organisatrices sur les niveaux de prix des différents titres. Il faut cependant souligner que cet encadrement, qui concerne les prix des titres plein tarif a été assoupli par le décret du 31 octobre 2000. Les tarifs des titres comportant des réductions sont quant à eux fixés « librement », bien que cette liberté soit toute théorique, leurs prix ne pouvant raisonnablement être indépendants de celui du tarif plein. Toutefois, pour le moment, cet assouplissement reste très limité. Nous reviendrons sur cet encadrement dans le premier chapitre de la thèse.

Ces raisons concourent au fait que l’on connaît assez mal les effets d’une modification de la gamme tarifaire car les différents ressorts psychologiques qui sous-tendent le choix de titre de transport sont peu explorés. Cela conduit les réseaux à faire certaines hypothèses simplificatrices, notamment l’hypothèse que l’acteur individuel fonde ses pratiques quotidiennes de transport sur la base d’un choix économique rationnel (Kaufmann, 2000), en faisant un arbitrage entre son niveau de mobilité et le prix des différents titres. Il choisirait alors le titre le plus rentable pour lui d’un point de vue financier étant donné sa mobilité. Or le comportement de choix d’un titre de certains clients laisse supposer que d’autres rationalités que la rationalité économique sont présentes. En effet, il s’avère qu’une partie non négligeable de la clientèle ne “ rentabilise ” pas son titre de transport (sa mobilité en transport en commun est trop faible ou trop élevée par rapport au titre qu’elle a choisi, elle devrait se rabattre sur un autre titre) et cela quel que soit le titre. Nous présentons ci-dessous quelques exemples provenant du réseau TCL, permettant de se rendre compte de l’importance du phénomène :

*12% des utilisateurs de ticket à l’unité ont une mobilité en transport en commun suffisamment importante pour rentabiliser un abonnement mensuel, et 45% font au moins 3 déplacements par semaine : le carnet de 10 tickets serait, pour eux, beaucoup plus avantageux sur le plan financier que le ticket unité ;
*18% des utilisateurs de carnets de 10 tickets ont une mobilité suffisamment importante pour acheter un abonnement mensuel ;
*12% des abonnés ont une mobilité suffisamment faible pour logiquement acheter des carnets de 10 tickets plutôt qu’un abonnement, et 39 % sont à la limite de rentabilité entre abonnement et carnets de 10 tickets.
(Source : enquête Mobilité 2001 SYTRAL)

Dans ces conditions, étudier les glissements tarifaires susceptibles de se produire lors de l'introduction d'un nouveau titre dans la gamme sous le seul angle de l'interaction entre les niveaux de prix des titres et les niveaux de mobilité des clients, comme c’est le cas aujourd’hui dans les réseaux, ne peut conduire qu’à des résultats surestimés ou sous-estimés selon les cas, donc entachés d’erreurs et peu fiables.

Notes
1.

L’expérience de péage urbain dans le centre de Londres, introduit en février 2003, devrait rapidement montrer si une telle mesure a un intérêt.

2.

A l’exception des résultats très contrastés résultant de l’étude suivante : UTP-CERTU-DTT-GART, [2002], Structures et élasticités tarifaires dans les transports publics urbains de province, rapport de recherche, n°37, FIER, 104 p.