La production de données : choix méthodologiques

Nous avons choisi de recourir à une production de données originale car les informations dont nous disposons par l’intermédiaire des différentes enquêtes menées sur le réseau lyonnais ne sont pas suffisantes pour cerner les facteurs explicatifs du choix d’un titre de transport et leur attribuer un poids. En effet, une seule enquête concerne spécifiquement les titres ; elle est appelée « enquête Mobilité », et vise à obtenir des répartitions précises du niveau de mobilité des utilisateurs de chacun des titres des différentes gammes (grand public, étudiant, scolaire, senior, etc.). Cette enquête permet par exemple de savoir que, sur le réseau lyonnais, 3% des abonnés mensuels font 9 déplacements par semaine, 7% en font 10, 4% en font 11 etc.. Quelques caractéristiques socio-économiques sont également demandées aux enquêtés (sexe, âge, zone d’habitation, PCS), ce qui permet d’obtenir une description succincte de la clientèle utilisatrice d’un titre, mais ne permet pas de comprendre les motivations du choix de ce titre. D’autres enquêtes abordent le thème de la tarification, mais sur des questions très générales sans que l’on puisse en tirer de conclusion quant aux facteurs expliquant le choix d’un titre, ou sont circonscrites à des segments de clientèle spécifiques, les jeunes ou les multimodaux par exemple, alors que nous souhaitons travailler sur la clientèle dite « grand public ».

Pour ces raisons, nous devons recourir à une production de données originale, en deux étapes : une première étape consistera à identifier les principaux facteurs expliquant le choix d’un titre de transport par l’intermédiaire d’une enquête qualitative auprès de la clientèle du réseau de transport en commun. Pour la deuxième étape, visant à étudier les arbitrages que font les clients entre les différents attributs caractérisant chaque titre, nous avons choisi d’utiliser la méthode des « préférences déclarées », qui fait partie de la famille des méthodes de « réponses déclarées ». En effet, cette méthode nous semble adaptée à l’objectif poursuivi puisqu’elle consiste à placer les personnes interrogées dans une situation hypothétique et à les confronter à une série d’options fictives (mais réalistes par rapport à la situation qu’elles connaissent). Chaque option constitue une combinaison d’attributs du produit ou service étudié. Les personnes interrogées doivent indiquer ce qu’elles choisiraient dans la réalité, elles doivent déclarer leurs préférences (Gayda, 1994). Les réponses ainsi obtenues nous renseignent alors sur l'importance relative des caractéristiques testées lors de l'expérience, et sur les arbitrages que font ces consommateurs entre différents attributs. Le recours à une modélisation de choix discrets permet enfin d’estimer des fonctions de choix du titre et de simuler, dans certaines conditions, les conséquences d’une modification de la gamme tarifaire.

L’application que nous ferons de cette méthode d’enquête, limitée à l’étude de comportements des individus confrontés à un choix entre titres de transport, est, nous le soulignons, assez innovante car aucun travail de ce type n’a pu être mis en évidence par nos recherches. En effet, nous ne réduisons pas un titre à sa seule composante monétaire, un prix du déplacement le plus souvent, comme c’est le cas dans la plupart des enquêtes de préférences déclarées. Nous l’envisageons comme un véritable « produit tarifaire » constitué de plusieurs dimensions, un prix qui est une notion à affiner, mais également des modalités d’achat (nombre de lieux d’achat, mode de paiement, fréquence de l’achat), une durée de validité, un mode d’utilisation (personnel ou impersonnel, seul ou à plusieurs), etc., dimensions entre lesquelles les individus effectuent des arbitrages car tous n’ont pas la même importance à leurs yeux suivant leurs valeurs ou leurs priorités.

Sur le plan pratique, nous avons choisi de mener ces deux enquêtes sur le réseau de Transport en commun Lyonnais (TCL). En effet, notre questionnement intéressait Kéolis et sa filiale, la Société Lyonnaise de Transport en commun (SLTC), qui gère l’exploitation du réseau de Lyon. Nous avons bénéficié d’un soutien financier de 23 K€ de leur part pour réaliser les deux enquêtes. La SLTC nous a également permis de bénéficier de sa logistique et de ses compétences en matière de conduite d’enquêtes.

Nous signalons également que les niveaux de prix que nous utiliserons au cours de ce travail sont tous exprimés en francs car l’enquête préférences déclarées a été réalisée avant le passage à l’euro, et tous les questionnaires sont exprimés en francs. Par contre, les bilans des simulations de l’impact financier de l’introduction d’un nouveau titre dans la gamme seront exprimés en francs et en euros. Deux autres éléments importants ont trait au fait que depuis la réalisation de l’enquête de préférences déclarées, les prix des différents titres de la gamme « grand public » ont augmenté lors de leur passage à l’euro, et la billettique a fait son arrivée sur le réseau lyonnais, ce qui s’est essentiellement traduit par une modification de l’usage de l’abonnement, qui doit désormais être validé comme tous les autres titres.

Cette thèse est constituée de quatre chapitres. Dans le premier chapitre, nous chercherons à mieux définir les dynamiques dans lesquelles s’inscrit notre travail. Nous nous attacherons en particulier à démontrer que l’analyse des préférences des individus est un élément central à la mise en œuvre de toute politique tarifaire, et que leur révélation constitue un véritable enjeu dans le contexte actuel pour les réseaux de transport public urbain. Ce chapitre s’organise en trois parties. La première partie constitue une analyse de l’apport de différents courants théoriques au problème de la tarification « optimale » d’un monopole public, afin de poser un certain nombre de jalons qui nous serviront de fil directeur tout au long de ce travail. Dans une deuxième partie, nous nous intéresserons aux principales évolutions qu’ont connues les gammes tarifaires en France depuis les années 70, période qui marque un renouveau pour les transports publics urbains. Nous analyserons l’adéquation de ces gammes aux changements que l’on observe aujourd’hui du côté de la clientèle, ce qui nous permettra de mettre en évidence les enjeux en matière de tarification auxquels sont confrontés les responsables de réseaux. Enfin, dans un troisième temps, nous nous intéresserons aux pratiques tarifaires actuellement en vigueur dans d’autres secteurs afin de profiter de l’expérience qu’ils ont acquise en faisant face à des situations de ruptures par rapport à des tendances précédentes.

Dans le deuxième chapitre, nous présenterons la conception sur un plan « technique » d’une enquête basée sur la méthode des préférences déclarées. Ce chapitre s’organise en trois parties : dans la première partie, nous nous intéresserons aux fondements théoriques de la méthode des préférences déclarées, puis nous examinerons les procédures permettant d’analyser les données issues de ce type d’enquête, ainsi que les développements les plus récents ; enfin, nous détaillerons ses avantages et inconvénients afin de mettre en évidence l’intérêt de cette technique d’enquête ainsi que ses limites. Dans la deuxième partie, nous examinerons les étapes à suivre pour construire l’enquête préférences déclarées dans « les règles de l’art », étapes qui seront complétées par une application pratique dans la mesure où nous construirons notre questionnaire en même temps, ce qui nous permettra de mettre en évidence la délicatesse de cette partie du travail. Enfin, dans une troisième partie, nous examinerons certaines procédures permettant d’améliorer la capacité de « prédiction » des données issues d’enquête préférences déclarées en les combinant à des données issues de l’étude du comportement réel des individus appelées données de préférences révélées.

Le troisième chapitre constitue en quelque sorte la validation de l’intérêt que les répondants ont manifesté vis-à-vis du thème de l’enquête, et la validation de leur compréhension par rapport à l’exercice qui leur était demandé, présenté sous une forme tout à fait nouvelle pour la majorité de ces personnes, c’est-à-dire sous forme de marchés fictifs appelés trade-off, inhérents à la technique des préférences déclarées. Ce chapitre est organisé en trois parties : dans la première partie, nous examinerons les différentes étapes du recueil de données, du choix de mode de passation du questionnaire à la sélection de la population enquêtée. Dans la deuxième partie, nous réaliserons une première analyse de cette population afin de vérifier la qualité des informations recueillies (respect des quotas par exemple), d’étudier les attitudes des répondants face aux trade-off (difficulté de l’exercice, intérêt des choix proposés par rapport à leur situation) et d’identifier certains biais potentiels liés à la technique des préférences déclarées. Enfin dans une troisième partie, nous utiliserons les informations socio-économiques demandées aux répondants ainsi que les caractéristiques principales de leur mobilité en transport en commun afin de caractériser les différents profils qui existent au sein d’un groupe d’utilisateurs du même titre de transport. Ce travail, outre son intérêt en terme de connaissance de la clientèle, nous guidera tout au long du quatrième chapitre.

Le quatrième chapitre constitue le cœur de notre travail puisque nous aborderons l’analyse des réponses faites aux marchés fictifs proposés aux personnes enquêtées. Ce chapitre s’organise en deux parties : dans la première partie, nous visons, à partir des réponses aux trade-off, à construire une typologie de la clientèle enquêtée en différents sous-groupes de comportements homogènes afin de mettre en évidence les préférences différenciées de ces sous-groupes vis-à-vis des différents attributs du choix d’un titre de transport mis en évidence dans l’enquête qualitative, ainsi que les sensibilités à l’aspect mise de fond et à l’aspect prix du déplacement. Dans une deuxième partie, nous utiliserons les résultats précédents afin de réaliser une simulation de l’impact financier de l’introduction d’un titre à deux composantes dans la gamme tarifaire (par rapport à la situation actuelle), pour différents niveaux de prix de ce titre.

Nous conclurons par une synthèse de nos résultats, tout en discutant des limites de notre travail, et des prolongements de recherche possibles pour améliorer la connaissance des comportements de la clientèle sur le plan tarifaire.

Nous soulignons enfin que notre objectif n’est pas de rechercher une structure tarifaire optimale qui permettrait de satisfaire aux objectifs d’augmentation des parts de marché et de fidélisation de la clientèle tout en assurant la couverture des dépenses de service public. Il faut à notre avis dépasser cette vision quelque peu statique (et utopique) pour se diriger vers un objectif plus dynamique. L’idée est alors que le système n’étant pas à son optimum, il faut rechercher le surplus potentiel encore disponible qui correspond, pour un bien donné, à la quantité maximale de ce bien que le passage d'un état économique à un autre peut dégager à la condition que, dans ce passage d'un état économique à un autre, la satisfaction d'aucun des agents ne diminue, que les ressources utilisées n'augmentent pas et que les productions mises à disposition du reste de l'économie ne soient pas réduites (Baumstark, 1997).