1.1.4.3.La réalisation du surplus comme enjeu de la discrimination

Nous présentons dans ce paragraphe un exemple simple qui illustre bien les principales idées sur lesquelles repose la théorie des surplus. Cet exemple est issu des travaux de Baumstark (1997), mais il a été adapté à notre propre sujet d’étude.

Admettons un service de transport pour l'usage duquel est prélevée une certaine somme nécessaire pour assurer son financement. Il est possible de construire une courbe de demande globale en constatant simplement que plus le tarif est faible plus le niveau de la demande est élevé. On supposera le coût marginal constant pour simplifier les calculs.

Figure 2 : variation de surplus et couverture des coûts (Baumstark, 1997)
Figure 2 : variation de surplus et couverture des coûts (Baumstark, 1997)

On maximise le surplus sur ce pont par une tarification minimale égale au coût marginal. L’exploitant ne peut aller en dessous de ce prix sous peine d'enregistrer à chaque usage une perte d'exploitation. Le surplus maximal correspond donc à l'aire a + b + c + d + e + f.

Admettons maintenant que l’exploitant souhaite équilibrer son budget et qu'il doive pour cela augmenter le tarif appliqué au service. Il choisit de fixer un nouveau prix à p0 de telle manière que les sommes ainsi prélevées assurent la couverture totale des coûts 34 . La surface b + c correspond alors au montant des coûts que la société souhaite recouvrer. Mais dans ce cas, le surplus des usagers du service de transport est amputé de b + c car le prix, en augmentant, s'éloigne du coût marginal. Cette perte de surplus pour les usagers peut se justifier, mais il y a également une perte de surplus pour la collectivité du fait de la baisse du niveau de trafic qui passe de Qà Q0. En effet, l’augmentation de prix contraint certains usagers à renoncer à utiliser le service, ce qui représente une perte sociale de d + e + f. Autrement dit, pour réduire l'inefficacité générée par la non-couverture des coûts, la collectivité paye le prix nécessaire en excluant des usagers.

Si on pousse plus loin l'analyse, entre ces deux prix, d'autres solutions moyennes sont possibles. On introduit par exemple un nouveau tarif p1 plus proche du coût marginal (en passant de p0 à p1 ), alors il y a diminution de la perte sociale de b + d ; par contre l'exploitant perd b mais gagne e. On constate que ce qui se dessine là est un arbitrage entre le surplus des usagers et le surplus de l’exploitant, voire entre les usagers et les contribuables.

Si l'on introduit plusieurs catégories d'usagers dont la valeur d'usage du service n'est pas la même, le problème se complique. La première catégorie d'usagers qui acceptait de payer p0 voit son surplus passer de a à a + b. La deuxième catégorie, qui n'acceptait pas de payer p0, mais accepte de payer p1 voit son surplus passer à d.

On constate qu’aucune solution, entre p0 et p1, n’est véritablement satisfaisante. Mais si on ne raisonne plus en postulant l’unicité des prix, et c’est là l’intérêt de ce raisonnement, mais en permettant l’existence de différents prix, p0 à la catégorie qui y consent sans renoncer à l'usage du service, et p1 aux autres, on peut augmenter le surplus global grâce à l'augmentation de la fréquentation, et assurer la couverture des coûts de l'exploitant. Le processus est parétien car aucune partie n'est perdante. Les seuls usagers qui peuvent regretter cette pratique, mais qui l'accepteront car le prix reste malgré tout en dessous de leur prix de réservation, sont ceux qui acceptent de payer le prix fort. On peut considérer que la contribution à ce service est alors équitable tant qu'elle n'excède pas, pour chaque consommateur, pour chaque usage, la valeur nette de l'utilité qu'il en retire. Comme le souligne Baumstark (1997), l'alternative n'est plus entre choisir un prix compris entre p 0 et p 1 , solution qui n'apporte aucune réponse satisfaisante au dilemme devant lequel est placée la collectivité, mais entre une tarification unique insatisfaisante et une tarification discriminante qui, séparant les usagers, permet de réduire la perte sociale.

Il faut retenir de cette démarche l'idée selon laquelle les pertes, au sens de Dupuit, susceptibles de résulter d'une différenciation des tarifs peuvent être beaucoup plus faibles que celles qui résulteraient d'un tarif unique. La segmentation de la demande, issue de l’analyse de ses préférences, apparaît donc ici comme un élément incontournable d'une tarification économiquement efficace. La théorie des surplus conduit à privilégier les systèmes tarifaires basés sur ce dernier principe qui représente la meilleure solution théorique du point de vue de la maximisation du surplus pour obtenir une couverture de l'ensemble des coûts. C’est à partir de ces idées que s’est développé le yield management, d’abord dans le secteur de l’aérien puis à de nombreux autres secteurs, dont nous décrirons les caractéristiques dans le troisième partie de ce chapitre.

De ces développements théoriques, deux idées intéressantes se dégagent : d’une part, ces théories obligent à ne pas se satisfaire d'une tarification uniforme et conduisent à envisager des systèmes de tarification beaucoup plus complexes. Et d’autre part, cette analyse de l’évolution des réflexions sur la tarification montre que les courants théoriques se sont progressivement détachés d’une logique de coûts, visant à articuler les coûts d’un côté et ceux qui les occasionnent de l’autre (la tarification au coût marginal), pour fonder la tarification sur l’analyse de la demande, d’abord par la prise en compte des élasticités de la demande (la tarification de Ramsey-Boiteux ou de Feldstein), puis en cherchant à construire des procédures qui assurent la révélation des préférences des agents économiques afin de les segmenter finement (l'analyse en terme de surplus).

Nous verrons dans le paragraphe suivant que les objectifs historiquement assignés à la tarification dans les transports en commun, ainsi que les contraintes propres au secteur, ont conduit à s’éloigner d’une tarification s’appuyant sur l’analyse de la demande, afin de proposer une tarification simple dont nous détaillerons les principales caractéristiques. Nous discuterons ensuite de l’adéquation de cette tarification avec les principales évolutions que l’on peut constater du côté de la société et des modes de vie, qui se répercutent évidemment sur la clientèle actuelle des réseaux, et dessinent les contours de la clientèle de demain, aux attentes de laquelle il faudra pouvoir répondre. Nous verrons quels sont les potentialités et les freins du côté des responsables de réseaux pour le faire.

Notes
34.

Le graphique montre bien qu'avec ce système de prix unique, le montant des recettes reste limité. Il ne peut pas dépasser une certaine somme. Un prix trop élevé réduit la fréquentation à un niveau tel que les recettes seront trop faibles. Un prix trop faible permet un niveau de fréquentation très élevé mais réduit les recettes à peu de choses. En fait tout va dépendre de l'élasticité de la demande.