DEUXIÈME PARTIE : LA DÉSINHIBITION DE LA FONCTION JURIDICTIONNELLE

La structure du système mémorandaire est bien de nature juridictionnelle car la complexité pragmatique apparente du Mémorandum est battue en brèche par un texte – involontairement ? – permissif et par une pratique qui a pris toute la mesure de cette permissivité. Seule la matérialité organique modelable pour devenir juridictionnelle est utilisée, de même que les seules procédures exploitées sont à connotation juridictionnelle effective ou attribuée. De la sorte, le texte et la pratique émancipent la structure juridictionnelle du système mémorandaire et procèdent, ce faisant, à l’incarnation d’un acteur de type juridictionnel. Ainsi, la qualification juridictionnelle du système mémorandaire peut être affirmée pour partie. Pour l’être totalement, il est nécessaire à présent d’identifier l’action que cet acteur mène. La juridiction étant l’acteur – particulier – qui dit le droit, le système mémorandaire sera juridictionnel si la structure juridictionnelle qui est la sienne aboutit matériellement au prononcé d’un juris dictio, c’est-à-dire si sa fonction est, en définitive, de nature juridictionnelle.

A ce stade, une précision terminologique doit être apportée. L’expression ‘ « fonction juridictionnelle ’ » semble à première vue appropriée et d’une manipulation aisée ; elle est parfois simplement employée pour définir l’action de ‘ « dire le droit (jurisdictio), en s’efforçant de faire application de principes  ’» 1201 . Cependant, elle dépasse souvent ce simple cadre pour recouvrir une réalité plus vaste et plus hétéroclite. Par exemple, la fonction juridictionnelle peut avoir pour ‘ « éléments fondamentaux » ‘ « une décision fondée sur des considérations juridiques, obligatoire pour les parties, prononcée par un organe indépendant des parties au litige, à l’issue d’une procédure contradictoire et garantissant les droits de la défense et l’égalité des parties » 1202 et constituer à ce titre le synonyme de la notion de juridiction 1203 . Elle peut également être le lien entre les trois critères de l’acte juridictionnel qui sont le différend, l’application du droit et le caractère obligatoire 1204 .

Sans préjuger de la pertinence de ces conceptualisations diverses et sans qu’il soit nécessaire de dresser leur liste exhaustive, il faut constater leurs divergences et considérer que l’emploi de l’expression ‘ « fonction juridictionnelle ’ » n’est pas anodin. Le but de la fonction juridictionnelle est ‘ « de vérifier la régularité d’une situation juridique ’ » 1205 et cette fonction est érigée au rang d’un concept qui ne signifie pas simplement une fonction de dire le droit mais inclut d’autres éléments de définition hétérogènes et irréguliers. Le concept de fonction juridictionnelle ne peut donc constituer qu’avec prudence le simple synonyme, utilisé à des fins stylistiques, de la fonction de dire le droit. Il ne peut être réduit à la fonction de juridiction mais la dépasse en réalité. Aussi l’expression ‘ « fonction juridictionnelle ’ » sera-t-elle présentement employée dans son sens le plus strict de fonction de la juridiction ; elle désignera l’action de dire le droit qui est distincte de l’acteur menant cette action, et participera donc avec la structure juridictionnelle à la caractérisation de la juridiction.

La fonction juridictionnelle est l’indispensable complément de la structure juridictionnelle afin que soit avérée la juridictionnalité du système mémorandaire. Fonction et structure participent de manière indivisible à l’effectivité de la qualification juridictionnelle dudit système. La structure mémorandaire étant à même, en raison de son caractère juridictionnel, de constituer l’assise solide et stable de la fonction juridictionnelle, encore faut-il que cette fonction soit identifiée. En théorie, cette identification peut être établie par une démarche unique : la juridiction étant l’acteur qui dit le droit, il suffit de rechercher un tel juris dictio, d’abord dans le texte quand il fixe la mission des instances juridictionnelles, ensuite dans la pratique par l’observation des décisions rendues dans le cadre du règlement des différends. Plus clairement, cette identification consiste à examiner un faisceau d’indices de juridictionnalité fonctionnelle, à établir que l’action du système mémorandaire est de dire le droit, c’est-à-dire de faire connaître le droit applicable au conflit soumis aux organes juridictionnels 1206 . Cette action doit être fixée dans son principe par le texte – ou ne pas être proscrite – et opérée effectivement par les instances de règlement.

L’identification de la juridictionnalité fonctionnelle nécessite une démarche à double détente. En effet, l’action de dire le droit est plus précisément l’action de faire connaître le droit applicable au conflit ainsi tranché. Le ‘ « faire connaître ’ » a une portée qui dépasse le règlement du conflit de l’espèce. Faire connaître le droit, c’est le révéler et consacrer sa suprématie 1207 . Aussi la constatation d’un dictio ne peut-elle suffire à caractériser une fonction juridictionnelle car ce dictio ne sera plein que si ses effets sont réels. L’identification des effets du dictio montrera que ce dernier est entier puisque sa portée ne sera pas atténuée. L’établissement d’une juridictionnalité fonctionnelle doit donc passer non seulement par la reconnaissance d’un juris dictio effectif mais également par la garantie de l’efficacité de cette action. Ce dernier point est d’autant plus nécessaire que la portée pleine du dictio est menacée par les souverainetés étatiques et que le dictio est, finalement, bien fragile quand il s’insère dans les relations interétatiques.

Cette identification double est malaisée quand elle est recherchée dans le système mémorandaire. Le Mémorandum, en pratiquant l’euphémisme, augmente sa complexité déjà avérée par la démarche pragmatique qu’il adopte. Il préfère, par exemple, parler de différend plutôt que de litige, de telle sorte qu’il n’est pas certain que le ‘ « règlement des différends » 1208 qu’il organise soit équivalent à la résolution de litiges par le prononcé du droit qui leur est applicable. Cette démarche euphémique est moins caractéristique d’un pragmatisme de rédaction que d’une volonté délibérée de ne pas effaroucher les Etats Membres de l’OMC par l’imposition d’un système clairement juridictionnel donc d’une autorité explicitement prédominante par rapport aux souverainetés étatiques puisqu’elle juge le comportement des Etats. Aussi, la recherche d’un juris dictio doit-elle passer par l’évaluation de la permissivité du texte et, surtout, par la mesure de l’effectivité de cette action en pratique.

Et cette démarche double est difficile car la permissivité et l’effectivité seront atténuées, voire dissimulées par ce souci euphémique, et ce à un point tel qu’il n’est même pas certain qu’un juris dictio de l’action du système mémorandaire puisse être raisonnablement établi. En effet, l’euphémisme ne peut être considéré comme tel qu’à la condition qu’il soit une atténuation d’une vérité choquante, à savoir, en l’espèce, l’effectivité d’une fonction juridictionnelle dérangeant les Etats Membres dans leur souveraineté étatique. Il n’est que la conséquence d’une juridictionnalité fonctionnelle implicitement reconnue et assurée ; il pourrait ne plus être euphémisme mais signe éloquent de l’inexistence d’une fonction juridictionnelle. Qualifiée d’euphémique dans la perspective de la démonstration de la juridictionnalité mémorandaire, la démarche du Mémorandum est, bien plus, confuse sur le point de savoir si une fonction juridictionnelle peut émerger et, en définitive, devenir prédominante et pérenne du fait de sa propre désinhibition. Pour être identifiée, la fonction juridictionnelle doit passer outre cet euphémisme : elle doit lutter contre ses complexes de ‘ « supra-étatisme ’ » et sortir de l’enfermement, visible à travers l’euphémisme, dans lequel les souverainetés étatiques la maintiennent, et doit le faire de façon durable.

En réalité, les circonstances mémorandaires accroissent davantage la fragilité, déjà constatée, du juris dictio. Elles rendent encore plus nécessaire la démarche double de l’identification d’une fonction juridictionnelle, démarche qui consiste à rechercher non seulement un juris dictio mais également la garantie de sa portée. L’euphémisme peut être une conséquence de l’effectivité de cette fonction comme il peut être le signe de son absence. Il signifie que le Mémorandum répugne par principe à garantir explicitement la fonction juridictionnelle du système qu’il organise. La désinhibition de cette fonction ne peut être opérée par les instances de règlement que si le texte ne l’interdit pas et si les protagonistes – instances et Membres – ne remettent pas en cause l’affirmation de cette juridictionnalité fonctionnelle. La fragilité du juris dictio étant patente, la fonction juridictionnelle appliquée au système mémorandaire ne peut se résumer à la constatation d’un juris dictio possiblement énoncé par le système, voire effectivement formulé. Elle doit également être renforcée par l’observation des effets de ce dictio particulier. La désinhibition avérée de la fonction juridictionnelle ne peut donc être établie qu’à la double condition qu’un juris dictio effectif soit affirmé (Titre Premier) et que son efficacité soit garantie (Titre II).

Notes
1201.
D. Ruzié, Droit international public, Dalloz, coll. Mémentos, 15ème édition, Paris, 2000, p. 226.
1202.
P. Daillier et A. Pellet (N. Quoc Dinh †), Droit international public, L.G.D.J., E.J.A., 7ème éd., Paris, 2002, p. 862.
1203.
M. Andrianarivony emploie, sans le définir, le concept de fonction juridictionnelle et l’assimile de manière péremptoire à la notion de juridiction. Voir son article intitulé « Un panel institué dans le cadre de l’Organisation Mondiale du Commerce n’est-il pas une juridiction ? », in R.R.J. NXXV – 84, pp. 1182-1183 et 1188-1193. Voir également sa Thèse intitulée L’émergence progressive d’une juridiction internationale des échanges. Contribution à l’étude du système de règlement des différends au sein de l’Organisation mondiale du commerce, thèse soutenue le 27 septembre 1998 à l’Université de Saint-Denis de La Réunion, sous la direction de X. Philippe, pp. 14-32.
1204.
Voir C. Santulli, « Qu’est-ce qu’une juridiction internationale ? », A.F.D.I. XLVI, 2000, pp. 77‑79.
1205.
J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, Dalloz, coll. Méthodes du droit, 3ème éd. 1999, p. 319.
1206.
Voir sur ce point l’Introduction.
1207.
Ibid.
1208.
Intitulé du Mémorandum.