CONCLUSION

Le système de règlement des différends interétatiques organisé au sein de l’OMC par le Mémorandum a connu, dès sa création, un vif succès jusqu’à présent jamais démenti. En outre, et les Etats Membres, et les instances mémorandaires, ont immédiatement et régulièrement exploité et développé par la pratique les possibilités de juridictionnalisation du système de règlement offertes par le texte. Presque neuf ans après le premier différend soumis au système mémorandaire, la constatation unanime d’une juridictionnalisation dudit système peut être approfondie et dépassée pour aboutir à la catégorisation précise de ce système atypique. Quelque trois-cent affaires traitées ont pu constituer le corpus significatif d’une analyse cherchant à catégoriser le système mémorandaire. La dimension conséquente de ce corpus a pu fonder une problématique franche et justifier une réponse nette à la question qu’elle posait : le système de règlement des différends dans le cadre de l’OMC est une juridiction internationale.

Cette conclusion paraît déroutante car elle se heurte à un obstacle majeur qui est l’ORD : il est l’organe politique dont la présence centrale au sein du processus de règlement est rédhibitoire à l’affirmation d’une juridictionnalité ; et cette centralité marginalise et disperse les mécanismes de règlement, aboutissant à la seule constatation de juridictionnalités parcellaires. C’est d’ailleurs principalement cet obstacle qui a pu empêcher les observateurs de la juridictionnalisation de pousser leur analyse jusqu’à la consécration d’une juridiction. Cependant, cet obstacle apparent renforce et garantit paradoxalement cette juridictionnalité. D’une part, l’ORD constitue le point d’ancrage de l’ensemble des procédures mémorandaires de règlement. Il attribue donc cohésion, unité et rigueur au processus de règlement en assurant, par sa seule présence passive, l’effectif et bon déroulement du règlement jusqu’à son issue. D’autre part, par son pouvoir décisionnel lié, consécutif au mécanisme du consensus négatif, l’ORD confère à chaque décision de règlement pour chaque affaire traitée une légitimité, sans induire pour autant le blocage du processus. Cette légitimité est constamment renouvelée à l’identique, pour chaque différend tranché, assurant ainsi la viabilité du processus de règlement, alors que la seule légitimation politique donnée lors de la création du système de règlement aurait pu se dissoudre dans les contingences conjoncturelles et, surtout, dans les souverainetés étatiques. Enfin, la convergence des mécanismes mémorandaires vers l’ORD lui attribue le double statut d’observateur privilégié de la pratique du règlement et de diffuseur des informations et opinions. De la sorte, la dynamique politique constante est assurée ; elle est nécessaire à l’effectivité, l’efficacité et l’évolution positives d’un système mémorandaire de règlement des différends de nature interétatique.

Par ailleurs, cette même conclusion paraît bien audacieuse dans la mesure où d’autres obstacles, cette fois-ci non-rédhibitoires mais modérateurs, viennent atténuer sa pertinence. Ils découlent du pragmatisme avec lequel le système mémorandaire a été créé et fonctionne en pratique. Ce pragmatisme engendre trois obstacles majeurs : il rend le système de règlement opaque et complexe, par accumulation, juxtaposition et articulation d’organes et de procédures hétéroclites ; il freine la reconnaissance, textuelle comme pratique, de composantes, mécanismes et objectifs explicitement juridictionnels ; il laisse un goût d’inachevé à certains mécanismes qui auraient pu fonder une qualification juridictionnelle. Ce pragmatisme s’explique aisément. Il a pour justification le souci de viabiliser un nouveau mécanisme de règlement des différends qui soit efficace et pérenne. Ce souci suppose d’assurer la rigueur et la contrainte dans le règlement sans pour autant consacrer le supra‑étatisme, puisque les Etats Membres sont à la fois ‘ « justiciables ’ » et ‘ « législateurs ’ » et que les souverainetés nationales rechignent naturellement à instaurer et consacrer une autorité supra-étatique. Aussi ne fallait-il pas que les Etats s’effarouchent à la vue d’un système concis, explicitement juridictionnel et immédiatement abouti.

En fait, ces obstacles modérateurs sont bien vite levés par l’étude attentive d’une pratique désormais significative. Celle-ci s’est appuyée sur la confusion permissive du texte pour instaurer un système proprement juridictionnel. Une matérialité organique et une procédure, toutes deux de nature juridictionnelle, se sont émancipées de la complexité textuelle pour former une structure juridictionnelle composée de la manière suivante : des organes spécialisés, permanents et indépendants peuvent être unilatéralement saisis par un Etat justiciable victime du comportement d’un autre Etat et, le cas échéant, rendent une décision tranchant le différend à l’issue d’une procédure contradictoire. De même, cette structure n’a éprouvé aucun complexe par rapport à la timidité du Mémorandum conciliant efficacité systémique et souverainetés étatiques. Levant ses propres inhibitions, que le texte mémorandaire lui avait insufflées, elle a au contraire développé un juris dictio accompli dont la pleine portée est assurée, et ce de la manière suivante : la compétence technique, en matière juridique, des acteurs du règlement a fondé une prise en considération large du droit applicable et a débouché sur un juris dictio unique et entier, ne se contentant pas de régler le différend mais faisant également œuvre jurisprudentielle ; et cette fonction juridictionnelle épanouie est renforcée et pérennisée par attribution à la décision juridictionnelle d’une force obligatoire et exécutoire dont l’effectivité est garantie par une contrainte juridictionnalisée.

En bref, la pratique menée par les Etats Membres et relayée par les instances mémorandaires a abouti à l’émancipation d’une structure juridictionnelle qui s’est désinhibée pour accomplir une fonction juridictionnelle véritable. Le système mémorandaire faisant connaître le droit applicable au différend interétatique qu’il tranche, il est donc bien une juridiction internationale. Aussi la juridictionnalisation, fréquemment observée et longtemps considérée comme stade ultime de la tentative de catégorisation dudit système, peut-elle désormais apparaître comme une conceptualisation insuffisante, parce que disparate, timorée et floue. L’étude attentive d’une pratique maintenant significative, du fait du nombre considérable de différends traités dans le cadre du Mémorandum, permet d’aller plus loin que cette juridictionnalisation et, finalement, de déterminer que cette dernière a atteint le stade de la juridiction et n’est pas restée en deçà de ce modèle. Ainsi se trouve catégorisé le système mémorandaire. Le label juridictionnel peut lui être attribué. La juridiction est davantage qu’une grille de lecture d’un système de règlement atypique ; elle est le mode de règlement des différends interétatiques auquel il appartient.

Cette juridictionnalisation désormais aboutie ne semble pas devoir être remise en cause. Si le fonctionnement de l’OMC essuie de nombreuses et vigoureuses critiques, celles-ci sont relatives au mode décisionnel de l’Organisation, aux déséquilibres entre ses Membres, à l’étendue de son champ de compétence de nature exclusivement commerciale, à sa transparence ou encore à la philosophie libérale qui sous-tend son activité. L’OMC cristallise les contestations alter-mondialistes, et les échecs des Conférences ministérielles de Seattle et de Cancún suscitent des questionnements, parfois radicaux, sur la viabilité du système actuel et le devenir de cette Organisation. En revanche, le mécanisme mémorandaire de règlement des différends est globalement épargné par ces critiques et ces interrogations réformatrices. Au contraire, les observateurs et les acteurs du système de l’OMC louent la nouveauté et l’efficacité du mécanisme de règlement, et son succès immédiat et constant confirme la pertinence de ces éloges.

Bien plus, les réflexions axées sur les dysfonctionnements et les révisions de ce mécanisme sont orientées vers le renforcement de la juridictionnalisation. Si les analyses doctrinales notent des imperfections et souhaitent des améliorations, celles-ci concernent le plus souvent la professionnalisation des groupes spéciaux, la sédentarisation de l’Organe d’appel, la garantie d’une meilleure indépendance et d’une plus grande impartialité, le développement du contradictoire et de la collégialité ou encore l’extension du dispositif normatif à des domaines non-commerciaux. Si le processus de réexamen du Mémorandum au sein de l’OMC, dont l’achèvement est – encore – repoussé à mai 2004, veut clarifier ou modifier les dispositions existantes, il s’intéresse à des thèmes de portée ‘ « juridictionnalisante ’ », comme l’obligation de notification, les délais, les tierces parties, ou encore le déroulement procédural.

Certes, des voix s’élèvent pour préférer une diminution de certaines caractéristiques juridictionnelles, et de nombreuses propositions de réexamen vont également à l’encontre du caractère juridictionnel de certains éléments du système mémorandaire. Néanmoins, elle ne remettent pas en cause la présente identification d’une juridictionnalité du système de règlement des différends que le Mémorandum organise. En outre, la juridicisation croissante des relations internationales, qu’elles soient commerciales ou plus généralement interétatiques, rend la juridictionnalisation inéluctable et la juridictionnalité irréductible, à moins que soit consacrée une dérégulation de la société internationale, ce qui est difficilement envisageable. En définitive le caractère juridictionnel du système mémorandaire n’est qu’une résultante, et par conséquent le signe, de la ‘ « juridification ’ » avancée des rapports interétatiques. Dans ce cadre, une observation attentive du déroulement et de l’issue du processus de réexamen du Mémorandum sera éminemment pertinente. Il faut croire que la difficulté de réformer inhérente au caractère multilatéral du système décisionnel de l’OMC, la volonté forte de rapports juridicisés, ainsi que l’interdépendance naturelle et croissante des Etats, sont autant de freins à la remise en cause profonde du modèle juridictionnel mémorandaire, ce que confirme à la fois l’intérêt pour ce processus de réexamen et le report constant de son issue.

Par ailleurs, une révision de paramètres forgeant la juridictionnalité mémorandaire ne signifie pas forcément la suppression du caractère juridictionnel : il n’existe ni modèle absolu de juridiction ni seuil unique de juridictionnalité, tant et si bien que cette révision aura toutes les chances de redéployer le caractère juridictionnel du système plutôt que de le supprimer. Toute modification future du texte ou de la pratique nécessitera de considérer un nouveau faisceau d’indices de juridiction et d’évaluer si celui-ci emporte ou non la conviction d’une juridictionnalité. Il faut croire que, sauf bouleversement majeur de l’équilibre de la société internationale, faiblement envisageable, ce nouveau faisceau sera identifié et confirmera la catégorisation juridictionnelle du système mémorandaire de règlement des différends.

Cette catégorisation est surprenante. Le succès réel du système mémorandaire est peu en phase avec son identification juridictionnelle dans la mesure où les Etats sont traditionnellement peu enclins à utiliser le règlement juridictionnel mais lui préfèrent des mécanismes plus souples. Il peut paraître singulier, dès lors, de constater que ces mêmes Etats n’ont pas plus clairement rejeté la juridictionnalité lors de l’élaboration du Mémorandum et qu’ils ont, au contraire, favorisé en pratique son installation. Cette dernière démarche est difficilement explicable. Si le comportement des instances est compréhensible, celui des Etats Membres l’est moins. Les instances ont logiquement pris toute la mesure des imprécisions du texte et, peut-être, rendue consciente une juridictionnalité subliminale à partir du moment où les Membres ne faisaient pas obstacle à cette attitude. En revanche, l’intention des Etats semble versatile car, en tant que créateurs du Mémorandum, ils ont noyé la juridictionnalité dans un système textuellement complexe et confus, pour ensuite l’extraire et la consacrer par la pratique quand ces créateurs se sont mués en utilisateurs. Aussi la question se pose-t-elle de la teneur de cette intention. Sa réponse constituerait l’explication et, par voie de conséquence, la justification de cette catégorisation insolite en apparence.

En réalité, l’intention des Membres n’est pas de dissimuler une juridictionnalité pour l’établir ensuite plus solidement. De manière plus prosaïque, les Etats, soucieux d’assurer une régulation effective et pérenne de leurs relations commerciales internationales, ont œuvré à la construction d’un système de règlement des différends qui se veut efficace. Conscients d’une nécessaire multilatéralisation de la régulation, due à l’irréductible internationalisation des échanges, ils se sont naturellement tournés vers une juridicisation de leurs rapports. Cette juridicité croissante, qui consiste à faire prévaloir le droit sur les autres modes de régulation sociale, est une tendance bien affirmée et relativement ancienne de l’évolution des rapports interétatiques ; elle s’est naturellement imposée dans le cadre du commerce international donc de l’OMC. Partant, privilégier le droit dans ces rapports a conduit à privilégier le droit dans le règlement des différends et, par conséquent, à dégager et utiliser le mode juridictionnel de règlement qui est le plus adapté à la suprématie du droit. De manière plus synthétique, la catégorisation juridictionnelle du système mémorandaire n’est que l’observation d’une juridicité concrétisée et garantie des rapports interétatiques. En définitive, la constatation d’une juridiction n’est pas incongrue ; elle est la conséquence d’une juridicité assumée des relations internationales.

Bien entendu, l’on pourrait regretter que le mécanisme juridictionnel de règlement mémorandaire ne s’insère pas dans un système correspondant au modèle idéal de la justice qui est une justice publique. Cette juridictionnalité n’en aurait été que plus crédible. Le mécanisme de contrainte mémorandaire a un titulaire unique, qui est l’Etat victime du comportement litigieux de l’autre Etat partie. Il dépasse le stade de la vengeance privée pour se conformer au modèle d’une justice privée rationalisée, car la contrainte est juridicisée. Il tend même par certains aspects vers une justice publicisée, en raison de la fonction légitimatrice de l’ORD, la pratique d’une pluralité de plaignants qui est le signe d’intérêts étatiques communs, ou encore l’encadrement juridictionnel du processus d’exécution. Mais il reste en deçà du modèle de la justice publique, puisqu’une force publique supranationale fait défaut : il se maintient au niveau minimal du modèle de la justice qui est celui de la justice privée.

Cependant, ce modèle de justice publique n’est pas instantanément viable quand il est de dimension internationale. L’expérience de la SDN et de l’ONU le montre. L’observation du fonctionnement de l’OMC le confirme : l’application d’une justice privée est finalement seule capable de réaliser une contrainte encadrée et légitimée à l’encontre de l’entité étatique. En outre, le système de l’OMC assure une justice privée en voie de publicisation. De la sorte, la contrainte individuelle encadrée est sans doute la mieux à même de se rapprocher d’une justice publique. Imposer immédiatement une contrainte, soit collective, soit supra-étatique, aurait mené à l’échec de toute contrainte effective car cette contrainte aurait été bloquée par des contingences politiques difficilement surmontables.

L’étude de la contrainte peut se révéler utile au renforcement de la qualification juridictionnelle attribuée au système mémorandaire, et c’est sous ce seul angle qu’elle a pu être présentement abordée. Néanmoins, cette contrainte ne constitue en aucun cas une condition nécessaire de cette qualification. Si son évocation reste pertinente, c’est du fait de l’interrogation majeure qu’elle suscite : l’instauration récente et novatrice d’une contrainte juridicisée et juridictionnalisée, tendant, qui plus est, vers le modèle de justice publique, est à ce point troublante qu’elle pose la question de l’apport du processus mémorandaire à l’évolution du droit international et de la société interétatique qu’il régule. Le phénomène de la contrainte mémorandaire n’est qu’une illustration de la pertinence de ce questionnement général. D’autres éléments notables pourraient être pris en compte, comme le mode pragmatique et implicite d’affirmation d’une juridiction internationale, la centralité des questions commerciales au sein des rapports interétatiques ou encore une certaine universalité de l’OMC. La question de cet apport se pose avec acuité et son traitement est d’un intérêt intellectuel manifeste. Elle est complexe et dense, et nul doute que la présente démonstration de la juridictionnalité du système mémorandaire pourrait contribuer de manière déterminante à y répondre.

Plus modestement, cette démonstration fournit une grille de lecture du système mémorandaire efficace et, surtout, utile non seulement à la compréhension de la complexité du texte et du pragmatisme de la pratique, mais également à toute réflexion sur l’avenir dudit système. Elle constate que ni le texte, ni les instances mémorandaires, ni les Etats Membres, n’avouent une juridictionnalité systémique qu’ils s’empressent pourtant d’établir et de renforcer et qu’ils considèrent tous comme telle. Sans doute de manière plus subliminale que dissimulée, une structure juridictionnelle s’est émancipée et une fonction juridictionnelle s’est désinhibée, de telle sorte que le système de règlement des différends interétatiques de l’OMC est une juridiction qui ne dit pas son nom.

Novembre 2003