Introduction

« Votre maison est votre plus grand corps » Gibran Khalil Gibran

Les formes symboliques, les comportements et les valeurs culturelles médiatisent les relations du sujet à lui - même, aux autres et aux objets. Par l'appropriation de ces formes imaginaires, l'individu participe au processus de construction d'une identité. Il s'agit d'un processus permanent, voire «en relatif devenir» (Clanet, 1993, p. 16), fondé sur les adhésions / oppositions et sur les identifications relatives aux manières d'agir, de penser et d'être. Clanet associe les normes comportementales à un système de significations basé sur l'assimilation et la transmission des valeurs. La dynamisation du sens, tant des actes que des productions, dépend des diverses formes et structures susceptibles de médiatiser les éléments des contextes déterminés. L'exploration de cette diversité nécessite de creuser en nous‑mêmes pour découvrir, selon Lahlou, que «nous en sommes, à chaque instant, les porteurs ou au moins les témoins» (2001a, p. 17). En effet, la société libanaise est porteuse d'une diversité socio‑culturelle traduite par des cadres de vie multiples. Ceux‑ci sont destinés à activer les processus de socialisation et d'identification ainsi que les systèmes de signification.

Etant donné que la société est considérée comme la projection dans l'espace des relations sociales qui la sous‑tendent et que le cadre de vie réalise la médiatisation des interactions qui s'y traduisent, ceci implique, d'après Fischer (1992) le recours au champ particulier de la psychologie sociale. Dans ce domaine, des espaces tels que celui du travail, de la rue, du quartier, de la ville et du logement représentent autant de terrains d'expériences individuelles et collectives. L'effet de cette conception focalise l'intérêt, essentiellement, sur l'étude de l'interdépendance entre l'Homme et les éléments spatiaux notamment l'Habitat. De ce fait, la définition de l'environnement prend en considération non seulement les dimensions physiques, voire objectives, mais également la «lecture subjective» que l'individu en fait selon les aspects psychiques et sociaux de son milieu de vie.

Le thème des rapports transactionnels de l'Homme à l’Environnement, et plus particulièrement à l'Habitat, se situe au carrefour de la sociologie de l'habitat, la psychosociologie du cadre de vie et la psychologie de l'environnement. Cette dernière s'intéresse, aux interactions sous-jacentes aux rapports Homme‑Environnement et, aux liens entre des activités, des expériences humaines et des aspects physiques et sociaux de l'environnement (Canter & Craik, 1981). Il s'agit d'une discipline récente constituée au début des années soixante dans des lieux et des champs distincts. Les pionniers sont plus spécifiquement anglo‑saxons tels que Ittelson, Lynch, Sommer, Hall, etc. A New York, Ittelson (1961) entreprit des recherches sur les effets de l'architecture sur les maladies mentales. Au Massachusetts, Lynch (1961, 1976) lança ses études sur la perception de l'espace urbain. Hall (1966)et Sommer (1969) s'intéressèrent à l'étude de l'espace personnel. Au départ, les thèmes explorés étaient suscités par des architectes et des planificateurs urbains soucieux de saisir le comportement des habitants des logements de masse. Les recherches étaient axées sur les caractéristiques physiologiques du cadre de vie, et leurs effets sur la satisfaction, le confort de l'homme et les performances tant individuelles que collectives.

Plus tard, de nouvelles nécessités surgirent et des exigences complexes s'imposèrent suite à l'industrialisation des sociétés et à la mutation des valeurs. La tendance à satisfaire des besoins humains d'ordre qualitatif, et l'intérêt croissant aux conditions de la vie quotidienne, contribuèrent à l'émergence d'une approche psychosociologique de l'environnement. Il s'agit d'une nouvelle «sensibilité» pour le «confort de plaisance» (Sèze, 1994) apte à modifier le rapport de l'homme à son cadre de vie, voire à son habitat et aux objets qui y sont introduits. La prise de conscience des problèmes sociaux et écologiques incita donc les individus et les populations à rechercher des satisfactions, non seulement d'ordre fonctionnel mais aussi, d'ordre psychologique et sociologique.

A l'interface de ces mutations génératrices de nouvelles qualités de rapports aux lieux, se situe cette recherche. Elle s'appuie sur les transactions entre l'enfant libanais et son habitat, et s'intéresse au vécu quotidien tissé de besoins, de sentiments, d'aspirations et de représentations. Il s'agit d'une dynamique interactive traduite autant par des processus d'influence que par des mécanismes de personnalisation et d'appropriation de l'environnement résidentiel. Celui‑ci désigne les lieux aménagés ou habitables dont les synonymes sont multiples tels que : »lieu de résidence», «habitat», «logement», «abri», «logis», «domicile», «appartement», «demeure», «foyer», «maison», etc. Le fait d'habiter représente un phénomène commun aux cultures, en dépit de la diversité des structures et des formes appropriées aux environnements résidentiels. Se protéger est à la base «des besoins en logement» (Chombart de Lauwe, 1963, p. 96) car l'homme s'abrite en vue de se préserver du «dehors». Ainsi, la théorie de l'habitat se fonde sur la dialectique du «dedans» vs «dehors», du «chez soi» vs «chez les autres», de l'appartenance vs désinvestissement.

Qu'il soit château ou cabane, le foyer conventionnel [Foyer Parental, Maison Parentale] représente principalement ce premier abri accueillant et protecteur des intrusions et des agressions du «dehors». L'homme fréquente ses divers espaces, et en fait usage, renforçant ses liens avec certains par attraction ou les affaiblissant par rejet pour d'autres. De ce fait, la maison devient un «espace personnel» favorable aux mécanismes d'identifications et d'acquisitions des rôles sociaux. Elle constitue un champ ambiant aux interactions sociales et aux processus de socialisation, voire à l'intériorisation des normes, des valeurs et «des manières de voir, de sentir et d'agir» (Durkheim, 1988, p. 96). Deux aspects fondamentaux émergent de ce rapport : l'attachement et la socialisation. Le premier est sous‑tendu par une dimension émotionnelle à l'égard des objets et des lieux tandis que la socialisation est activée par le «processus d'apprentissage et d'intégration sociale à travers la relation» (Fischer, 1987, p. 29).

Or, il arrive que la maison parentale fasse forfait, qu'elle soit absente ou exposée aux risques «d'anomie» et de dysfonctionnement. Ceux - ci entravent, par conséquent, ses fonctions éducatives et intégratives, empêchant, de ce fait, ses habitants de remplir les rôles correspondants à leurs statuts. Etant extrêmement variées, les causes historico‑culturelles de l'anomalie d'un foyer oscillent entre l'abandon, le décès, les maladies, la précarité économique et toute une gamme de trajectoires sociales descendantes. Dans ces cas, et en vue de perpétuer une certaine homéostasie sociétale, les secteurs publics ou privés interviennent dans un «rôle régulateur» (Décoret, 1998, p. 24) pour implanter des équivalents de foyer parental tels que « les hospices », «les orphelinats », « les asiles », « les maisons d'accueil », « les institutions », les «villages d'enfants », les «foyers» et les «hameaux». Ces lieux de soins, de séjour, d'éducation, d'accueil ou d'apprentissage deviennent quasiment des habitats - maisons, voire des «habitats thérapeutiques» (Vant, 1986, p. 19) à titre transitoire ou définitif. Ils sont destinés à prodiguer aux bénéficiaires un cadre de vie favorable aux interactions positives.

Lorsqu'il s'agit du Liban et des enfants libanais, la maison, [foyer parental] en état de dysfonctionnement, est principalement secondée ou remplacée par d'autres structures telles les «Institutions Sociales» et les «Villages d'Enfants». Celles‑ci sont destinées à constituer un milieu ambiant au développement de l'enfant. Dans quelle mesure chacun de ces cadres de vie serait‑il capable de devenir un espace sécurisant, effectivement investi et, symboliquement marqué ? Un environnement résidentiel autre que le foyer parental, pourrait‑il se transformer en un «chez soi» apprécié et valorisé ?

Nous entamons l'étude de ce sujet à partir de la construction des hypothèses, basées sur les concepts de socialisation et d'interaction, développées au troisième chapitre. Les transactions Enfant‑Habitat sont parallèlement abordées, au niveau des résultats, en fonction des trois cadres de vie : le Foyer parental (Maison parentale), les Villages d'enfants et les Institutions sociales. Un ensemble constitué de sept chapitres rend compte du cadre conceptuel structurant de l'étude, de la méthodologie encadrante et des résultats obtenus.

Le premier chapitre aborde le concept de la famille en rappelant ses fonctions, ses rôles et ses statuts. Il décrit l'impact des agents familiaux, sociaux et physiques sur la promotion du processus de socialisation. Le développement socio‑émotionnel de l'enfant et les risques d'hospitalisme sont développés à la base de la théorie de l'attachement. Quant à l'évolution graphique de l'enfant, elle est évoquée en référence aux épreuves multiples de dessin ayant pour objectif de favoriser l'expression du vécu et d'illustrer l'imaginaire.

Le second chapitre - selon une approche psychosociale - aborde des notions relatives à l'habitat, et plus particulièrement, celles qui s'intègrent au cadre théorique et pratique de l'étude. Il revoit les recherches précédentes concernant les rapports de l'homme au cadre de vie et le rôle de celui‑ci dans la promotion des objets de la vie quotidienne. Aussi, met-il en relief les fonctions de l'habitat, notamment celle de l'édification de l'identité du lieu et de son expression. Les rapports symboliques et sociaux au «chez soi» sont développés au même titre que les liens émotionnels et les sentiments d'attachements.

Axé sur la méthodologie appliquée au recueil des données, le troisième chapitre expose les diverses étapes de la démarche scientifique élaborée. Il construit la problématique, élabore les hypothèses, décrit les techniques adoptées et explique la procédure de dépouillement et de codage des résultats.

Quant au quatrième chapitre – aux dimensions historiques, culturelles et symboliques - il désigne le territoire libanais et y révèle les aspects multiples de l'habitation. Ainsi, il rappelle l'historique événementiel évocatrice du basculement vers de nouvelles structures résidentielles. Il en trace l'évolution des modes de fonctionnement et en présente une description actuelle. Quant à la maison libanaise, nous en présentons l'évolution architecturale ainsi qu'une description fonctionnelle contemporaine. En outre, nous la situons dans un rapport symbolique à l'habitant moyennant les significations qu'elle déclenche et les proverbes courants dont elle constitue l'objet central.

Le cinquième chapitre ébauche parallèlement le portrait résidentiel et comportemental des trois populations. D'une part, il trace l'itinéraire de chacune et décrit son histoire en se basant sur les déménagements, les changements de résidence et les caractéristiques des habitats fréquentés. Ainsi, et à partir du parcours résidentiel s'effectue la mesure du degré de stabilité versus mobilité géographique propre à chaque cadre de vie. D'autre part, ce chapitre aborde les comportements «affectivo-relationnels» des enfants résidant dans des cadres de vie variés et tente d'en définir «l'ambiance résidentielle». Cette dernière est constituée simultanément d'émotions et de sentiments ainsi que de qualités et de défauts attribués au foyer et à ses habitants.

Les rapports à l'environnement résidentiel, dans ses dimensions extérieures et intérieures, sont décrits au sixième chapitre. Celui‑ci révèle l'importance attribuée à l'une ou l'autre dimension physique, sociale, affective ou symbolique de l'habitat. Les apports mettent en contraste les dialectiques du désinvestissement versus attachement aux lieux, et l'attraction versus rejet en fonction des caractéristiques physiques et sociales de chaque type d'habitat.

Quant au septième chapitre, il aborde, d'un côté, le vécu résidentiel à partir des aspects lacunaires de l'habitat et de ses besoins, et d'un autre côté à travers les aspirations de l'enfant. Aussi, met-il en relief les exigences sous-jacentes aux diverses habitations fréquentées. L'impact de l'habitat comme espace de socialisation prend une ampleur majeure dans la lecture des dessins de la maison. Ces derniers dévoilent le vécu de la maison en tant qu'espace potentiel de socialisation et comme lieu favorable aux représentations sociales et à l'expression de l'imaginaire.

D'une manière générale, les résultats exposent les apparences disparates du terrain et en présentent une lecture interprétative à la lumière du contexte libanais historique, social et culturel. Signalons, à ce propos, que le travail interprétatif s'est accompagné de tentatives de traduction des données recueillies du terrain. Il s'agit de la traduction en langue française des textes, des paroles et des réponses émis en langue maternelle, voire en libanais ou encore en arabe littéraire. Enfin, et au niveau de la synthèse, les résultats sont confrontés aux apports mondiaux et internationaux. Un rapprochement versus éloignement est effectué entre les contributions du terrain libanais et celles provenant de champs culturels épars. Toutefois, dans ses étapes successives, notre plan illustre, tout particulièrement, le souci de chercher «au-delà du visible, ce qui est caché dans les sens multiples que les Hommes donnent aux objets ou aux événements» (Lahlou, 2001a, p. 15) aussi bien qu'aux lieux symboliques, aux espaces habités et investis.

Enfin, soulignons nos motivations stimulantes du lancement de ce projet concernant, d'une part, l'habitat et, d'autre part, les enfants. En effet, notre vécu bipolaire alimentait discrètement nos choix et nos propos sur ces deux thèmes.

–Le premier pôle semblerait être en rapport avec notre propre enfance vécue dans un environnement physique et social dont les empreintes positives nous ont fortement marqués. L'environnement physique de notre «maison» [terme d'usage libanais] nous offrait, avec la fratrie, l'espace propice aux expériences enfantines et au bricolage de l'imaginaire. La matière première de nos manipulations était limitée aux éléments frustes disponibles ainsi qu'à l'environnement naturel. Celui‑ci, et plus particulièrement notre jardin et quelques coins de notre maison, furent jadis des laboratoires, aux mercis de notre imagination débordante et créative : construire des cabanes, dresser des tentes, fabriquer des lanternes et des jouets, planter et cueillir des fruits, organiser des cérémonies, etc. Tout se passait dans un cadre physique rudimentaire, exempt de signes ostentatoires, mais en revanche romantique et séduisant. Les objets industrialisés, les déménagements et les mutations étaient totalement exclus de notre trajectoire. L'environnement social témoin de nos interactions était représenté par notre fratrie, à savoir notre équipe d'exploration et d'invention, les membres de la famille proche, les voisins et les amis devenus familiers à notre hall d'entrée. Ainsi, notre maison constituait un espace social et affectif de stabilité et de continuité que nous apprécions doublement à l'âge adulte.

–Quant au second pôle, il semble lié à notre situation de Femme dotée d'affection et sensible au désir d'enfant. Ces sentiments maternels se sont approfondis tout au long de notre carrière professionnelle et de notre cheminement spirituel. Assumer cette situation de femme consiste à assurer une présence attentive et efficace auprès des enfants et à mettre nos résultats au service de l'enfance.

Signalons, enfin, le lancement de cette étude qui nous a présenté l'opportunité de vivre une première unique dans notre biographie résidentielle personnelle. A l'arrivée à Lyon, notre principal souci fut de chercher un «logement» stable qui nous entraîna dans une étonnante expérience de nomadisme résidentiel. Les déplacements et les déménagements d'un logement temporaire à un autre se sont succèdes (7 fois). Nous étions, de ce fait, sujets aux sentiments de transition et de non continuité. Cependant, nous avons bénéficié d'une stabilité sociale basée sur des attaches spirituelles et des liens sociaux dynamisés par l'hospitalité lyonnaise. L'accueil, la chaleur sociale, l'encouragement et la confiance établis entre nous constituent les ingrédients de base d'un habitat humain que nous ne cessons d'inventer.