III.2.1. Hospitalisme / Frustrations affectives

Les effets de la privation de la mère sur l'enfant ont mobilisé l'intérêt de Spitz dans une série d'études sur des nourrissons. En 1948, Spitz précise l'objet de son enquête portant sur les effets de la «séparation du nourrisson et de sa mère ayant lieu sans substitution adéquate pendant le troisième et le quatrième trimestre de la première année» (p. 381). Basée sur l'observation et la comparaison, sa méthode de recherche se résume de la manière suivante : 

Soumettre à l'observation directe des enfants en bas âge. Les confier respectivement aux soins maternels ou les priver de soins. Comparer expérimentalement les conditions de développement respectives de l'enfant élevé en milieu maternel et de l'enfant privé de soins maternels. Par exemple, le cas des orphelins recueillis ou des enfants malades élevés en milieu hospitalier. C'est à ce dernier cas en particulier que s'appliquerait avec rigueur le terme d'hospitalisme. L'hospitalisme se présente sous la forme d'une «dépression anaclinique» chez l'enfant. Les résultats de Spitz (1948, pp. 381-383) montrent que les effets de la séparation s'affichent fortement au cours du second semestre de la vie de l'enfant. Nous en présentons un aperçu résumé.

  1. 1 Suite à un mois de séparation, les effets de la privation maternelle se font sentir chez un enfant âgé de six mois. Après deux mois de séparation les effets deviennent plus décisifs où Spitz note qu'un «refus de contact se manifeste; l'enfant fait un retrait et manifeste de l'anxiété à l'approche de personnes adultes» au point qu’il leur est impossible de «calmer ses glapissements». De tels effets s'intensifient au cours du troisième et du quatrième mois de séparation.
  2. 2 Ensuite, les effets désarmants de la privation augmentent suite aux longues périodes de privation. Spitz signale que «les séparations ayant lieu pendant la seconde moitié de la première année et dépassant une durée de cinq mois ont tendance à causer des dégâts irréversibles». La corrélation s'avère forte entre la durée de privation de l'apport affectif et les conséquences qui en résultent. Plus «l'état de privation était avancé, plus l'énergie déclinait et plus le refus de contact était immédiat» (Spitz, 1976, p. 8). Les préjudices constatés affectent le développement intellectuel et affectif. Spitz & Wolf repèrent le retard affectif à travers l'atonie et l'indifférence voire l'absence de sourire à la vue d'un visage et la captativité afin d'attirer l'attention. Bowlby y voit deux effets opposés traduisant cependant une même réaction de «défense contre un besoin émotionnel» de tendresse et de sécurité affective. D'autres troubles apparaissent aussi dans des situations d'hospitalisme tels que le vol, la délinquance, la fugue, la prostitution, mais aussi des troubles de langage ayant un impact sur le plan scolaire et sur la sociabilité de l'enfant (Hannoun, 1972). Dans un article de 1956, Winnicott utilise, pour parler de ces comportements, la notion de «tendance antisociale.» Celle-ci se manifeste chez l'enfant carencé sous un double aspect : »l'un des aspects est représenté de façon typique par le vol, et l'autre par le penchant à détruire» (1980, p. 177). Dans l'ensemble, ces comportements reflètent l'incapacité de l'enfant à donner ou à recevoir de l'affection.
  3. 3 Spitz ne se contente pas de prouver que l'hospitalisme résulte de la perte de la mère. Il introduit la notion de «menace» en démontrant que l'hospitalisme résulte aussi de l'angoisse provoquée par une menace de perte. L'angoisse est l'affect que provoque la menace imminente d'une perte. L'enfant est apaisé quand la mère est près de lui; qu'il la voit ou qu'il l'entend alors qu'il devient anxieux quand elle le quitte. Lemay s'est aussi arrêté sur les conséquences de la séparation d'avec la mère. Il a souligné la peur de l'abandon profondément ressenti par le carencé à travers les événements quotidiens. Ainsi, les changements de personnes, de temporalité et de spatialité sont particulièrement mal supportés. Soulignons à ce propos les centres d'accueil et les institutions sociales où les «allées et les venues du personnel sont toujours ressenties sous le registre de l'inquiétude» (Lemay, 1979, p. 34).
  4. 4 Les résultats se rapportant aux effets des retrouvailles avec la mère surprennent Spitz lui-même qui s'étonne de la rapidité avec laquelle s'établit la guérison lorsque l'enfant établit un contact avec la «mère retrouvée». La guérison se réalise en peu de temps et les améliorations vécues semblent être bouleversantes. Après la réunion avec leur mère, des enfants qui étaient sur le point de dépérir «reprennent leur vitalité avec une rapidité surprenante. Nous en avons vu qui, douze heures plus tard, étaient méconnaissables; mais deux semaines au maximum suffisent à les rétablir»(Spitz, 1948, p. 384). Il serait toutefois nécessaire de rappeler que la guérison n'est envisageable que si la durée de la séparation n'a pas excédé trois mois. Tandis que le processus de rétablissement devient presque impossible au-delà de cinq mois de séparation.

En s'appuyant sur les études précédemment effectuées, Bowlby (1951, pp. 11‑34 ; 1955, pp. 416‑421) aborde la question des carences affectives et effectue ses recherches non pas sur des nourrissons, mais sur des enfants et des adolescents. Son objectif consiste à étudier les séquelles tardives des carences maternelles. L'étude porte sur une population d'enfants de sept à dix-sept ans. Ayant tous commis des actes de vols, le titre de l'article les désigne par l'expression «voleurs juvéniles». Les résultats montrent que 40% des enfants répondent aux conditions de séparation soit avec la mère, soit avec le substitut maternel. La séparation a eu lieu durant les cinq premières années de leur enfance, tantôt de courte tantôt de longue durée. Bowlby, à l'instar de Spitz constate chez les sujets la présence d'un «caractère indifférent» qui serait la conséquence d'une séparation aussi bien précoce que prolongée d'avec la figure maternelle ou son substitut.

Plus tard, évoquant les circonstances atténuant l'intensité des réactions de séparation, certains auteurs soulignent l'importance de la présence d'un compagnon, d'une personne connue et / ou d'objet familier appelé «transitionnel» aussi bien que «les soins maternels d'un substitut maternel.» (Bowlby, 1998, p. 35 ; Dolto, 1998, p. 9).

Des projets planifiés, dans un milieu institutionnel, ont été mis à jour dans le cadre d'une suppléance parentale réussie. L'objectif visait la prévention d'enfants en bas âge d'un hospitalisme possible suite à l'absence de la figure maternelle. Citons à titre d'exemple le projet conçu par le docteur Pikler. Le fonctionnement du projet et les facteurs de sa réussite ont été relatés dans un ouvrage intitulé : Löczy ou le maternage insolite (David & Appell, 1973).L'expérience repère en premier lieu les facteurs de carence liés au séjour institutionnel et se fixe ensuite pour objectif d'y remédier par divers moyens. Les résultats semblent particulièrement stupéfiants dans des conditions de stabilité, de continuité et de relations significatives. Dans les sociétés actuelles, l'hospitalisme prend d'autres illustrations et des formes variées. Il est notamment apparenté au «mauvais traitement par omission» (Badinter, 1981) où l'enfant est moralement livré à lui-même. Le champ du traitement par omission est suffisamment vaste pour constituer l'objet d'une étude indépendante.