VI.2. Appropriation et personnalisation

Pratiquement, l'insertion spatiale s'effectue par des conduites d'aménagement et des pratiques sociales appelées «appropriation». Le concept d'appropriation définit «tantôt l'exploitation des possibilités offertes par l'espace, tantôt la manière dont les individus s'en servent ou définissent des modes d'action, des façons de s'organiser en fonction du rôle qu'il a pour eux» (Fischer, 1983, p. 42).

L'appropriation représente un «processus psychologique fondamental d'action et d'intervention sur un espace pour le transformer et le personnaliser» (Fischer, 1993, p. 91) Elle s'appuie sur deux notions : l'insertion dans l'espace et les conduites de son aménagement (Fischer, 1981). A l'opposé de la domination qui ravage la nature (corps, vie biologique, espace, temps), l'appropriation transforme celle-ci en ”biens humains”. Elle constitue de ce fait une condition nécessaire au ”développement social” loin de l'absurdité croissante de la domination technique (Lefebvre, 1970, p. 173).

L'appropriation s'exprime par diverses formes (Korosec-Serfaty, 1976) telles que le contrôle des lieux, la familiarité, l'investissement de significations, l'entretien du foyer, l'expression de l'identité et le sentiment du chez soi. L'appropriation porte une connotation d'efficacité et de maîtrise impliquant le contrôle territorial et la régulation de l'accès d'autrui. Le support de l'appropriation est représenté par l'espace symbolique de la maison individuelle (Korosec-Serfaty, 1976; 1984).

L'appropriation est en lien avec le degré de priorité accordé à l'activité professionnelle par rapport au cadre de vie (Lévy-Leboyer, 1977 ; Haumont, 2001). Elle est aussi en rapport avec l'identité du lieu (Proshansky, 1978) et la structuration spatiale. L'appropriation de l'espace familial, [«homeplace»] contribue fondamentalement au développement de l'autonomie de soi, à l'évolution de la confiance, à savoir de l'image positive de soi, à l'entretien des relations locales et des ressources collectives. Elle joue parallèlement un rôle dans l'expression de la résistance et l'imposition de la force (Feldman & Stall, 1994). Désarmer l'habitant de sa capacité de contrôle et d'autonomie revient à limiter ses tentatives de personnalisation et, par conséquent, à le «déposséder de son rêve de marquage» (Bloch Laine, 1980, p. 64). Les fonctions de l'appropriation se résument dans l'ancrage affectif, l'emprise sociale et le repérage (Moles, 1976).

Les expressions de l'appropriation se traduisent par le regard, la familiarité, l'aménagement de l'espace autour de l'individu, la curiosité et le rapport aux objets (Fischer, 1981). Dans cette perspective, les objets deviennent des moyens de délimitation et d'expression : d'une part, ils expriment un «langage silencieux» (Hall, 1984) communiquant aux autres une image de soi et, d'autre part, ils délimitent, concrètement ou psychologiquement, les lieux. Cette délimitation se traduit par la fermeture topologique, la liberté d'agir sur un territoire, l'exploration des zones interdites ou encore par le jeu et le marquage des lieux par les objets (Fischer, 1981, 1983).

Les objets représentent simultanément des éléments d'appropriation et de personnalisation. Abraham Moles (1972) identifie dans l'environnement un système spatio-temporel régi par l'interface Homme‑Environnement. Le «point ici» existe dans la mesure où l'individu y introduit des objets. L'objet constitue un prolongement de l'acte humain; il est outil. Avec les transformations sociétales, l'objet - fonctionnalité essentielle - devient un message social et, par conséquent, un médiateur entre l'homme et la société. Ainsi, Lefebvre considère que les objets marquent la promotion de la «vie quotidienne» avec «la massification de la vie socialisée qui augmente la distance sociale et affaiblit la présence humaine, créant un vide social contemporain que les objets vont remplir»(Moles, 1972, p. 11). A partir de la notion de l'objet porteur de signes, Moles classe les objets dans des catégories sociologiques : l'objet en soi ou l'objet d'identité ; l'objet isolé dans un cadre ; les objets en groupe ou dans un ensemble et les objets en masse, sans rapports entre eux.

Dans le rapport homme‑environnement, Moles identifie plusieurs modes de rapports aux objets.

La personnalisation ne constitue cependant pas une propriété effective de l'objet (Chombart de Lauwe, 1976) mais traduit plutôt une diversité de modalités relationnelles, de pratiques et de rapports affectifs et cognitifs. La personnalisation reflète une marque personnelle rompant l'effet de la standardisation imposée par diverses contraintes d'ordre social, économique et stylistique. Elle est «la prise de possession d'un mode qu'elle décrit, la volonté de puissance et d'affirmation de soi» (Ekambi-Schmidt, 1972, p. 39). En fonction de l'intérêt manifesté à l'égard des objets et des autres, Little (1983 ; 1987) classe les individus en quatre types de personnalité.