Conclusion

« Toute Chose à sa Porte Ressemble à ses Propriétaires. » Proverbe Libanais

Le point de départ de l'étude consistait à cerner le rapport de l'enfant au chez soi et de déterminer le rôle socialisant de celui - ci. En fait, l'objectif visait à définir dans quelle mesure des cadres de vie différemment structurés seraient‑ils susceptibles, d'une part, d'influencer les rapports enfant‑espaces habités et de constituer, d'autre part, des champs socialisants, investis, au même titre que le «chez soi». L'analyse du rapport aux lieux, en fonction du processus de socialisation, et à partir les concepts d'attachement, d'aspirations, de besoins et de représentations ainsi que les résultats obtenus ont abouti à des synthèses aux niveaux méthodologiques et théoriques.

Sur le plan méthodologique, la combinaison d'outils multiples s'est avérée fertile. L'approche multidisciplinaire des moyens d'investigation a démontré son efficacité en considération de l'âge de la population et de l'étape du cycle de vie. Ainsi, la complémentarité des outils a offert aux enfants, d'une part, l'opportunité de s'exprimer sans contraintes, par l'intermédiaire de la parole et du graphisme, et a renforcé, d'autre part, la validité des résultats recueillis. Cette triangulation des outils a favorisé une complémentarité constructive faisant que les résultats d'un outil se complétent soit par ceux provenant d'un autre, soit en rejoignant d'autres résultats. En somme, la pluridisciplinarité des techniques a, de ce fait, constitué un potentiel puissant favorable à l'extériorisation du vécu ressenti et à la validation des données.

Ensuite, l'improvisation d'une échelle de mesure valable au dépouillement et à l'interprétation du «dessin de la maison» s'est révélée innovatrice et efficiente. En effet, la standardisation des éléments d'évaluation en fonction des hypothèses de la recherche a garanti l'homogénéité des facteurs mesurables rendant ainsi la comparaison possible entre des productions personnelles, voire subjectives. La construction de cette échelle a ainsi facilité la lecture des dessins sous un angle bien précis, sans toutefois se hasarder sur des particularités individuelles, malgré l'importance qui leur sera attribuée sous un autre pôle d'étude. Le commentaire du dessin a révélé la double efficacité de la méthode. D'une part, l'enfant s'est exprimé en dévoilant son vécu intérieur de façon personnalisée et authentique. D'autre part, l'unicité des éléments à commenter a rendu également opératoire la comparaison entre trois ensembles de dessins provenant de cadres variés.

La technique de recueil des données consistait à rassembler des réponses personnelles, individuellement rédigées mais en présence d'un groupe réduit de pairs. L'application de ce procédé semble être également favorable et strictement adaptée à la situation. Nous l'adopterons encore dans des terrains similaires et dans des environnements homologues. L'adaptation de cette technique parait avantageuse à divers niveaux. Premièrement, elle active l'effet de sécurisation produit par la présence familière d'autrui. Deuxièmement, elle introduit l'enfant dans une situation de liberté, loin des contraintes et des stimulations personnelles. Enfin, elle protège l'enfant du risque de confrontation à un duo relationnel, voire projectif avec le chercheur.

Nos résultats rendent compte de l'aspect pluridiimensionnel sous‑jacent au processus de la socialisation impliquant l'enfant dans des interactions simultanées aux autres et aux objets notamment à l'habitat. Il semblerait, de ce fait, que les effets de la socialisation soient modulés par la dimension physique du cadre de vie ainsi que par ses dimensions sociales et symboliques. Le foyer parental constitue l'espace socialisant par excellence. Le cadre institutionnel occupe la seconde place et le Village la dernière Par conséquent, les chiffres correspondant à ce résultat révèlent un écart entre les trois milieux résidentiels. Le foyer parental semble principalement constituer l'environnement opportun à la réussite de l'édification sociale de l'individu : les aspects socialisants des liens résidentiels y sont fortement marqués. Par ailleurs, les aspects socialisants restent suffisamment marqués dans les trois environnements. L'importance attribuée à la dimension sociale, sur le plan du développement et de l'expansion de la sociabilité de l'individu, rejoint les études effectuées dans ce domaine. Moréno (1970) met l'accent sur le rôle de la famille dans l'édification des caractéristiques socio-affectives de la personnalité. Cet auteur identifie dans la famille une institution sociale susceptible de promouvoir la sociabilité et l'affectivité de l'homme. De son côté, Durkheim précise que le rôle de la famille consiste à «faire l'être social» (Durkheim, 1988, p. 99). En outre, la famille œuvre à l'atteinte de ses objectifs dans le cadre physique de l'habitat représentant lui aussi un facteur de socialisation. De ce fait, les résultats confirment notre hypothèse selon laquelle la socialisation de l'enfant s'effectue non seulement dans une ambiance de transmission familiale et d'assimilation des manières d'agir et de penser, mais également dans l'interaction active au cadre de vie physique fréquenté et au chez soi habité ainsi qu'à ses extensions.

Les constats dévoilent les multiples facettes de la socialisation, à savoir ses dimensions d'accueil, de sécurité, d'appropriation et de sociabilité. Ils montrent le rôle renforçant du chez soi dans le déclenchement des processus identificatoires vis-à-vis des lieux, des personnages et des valeurs. L'enfant acquiert l'expérience sociale d'hospitalité et d'ouverture aux autres, fait l'apprentissage des lieux dont il éprouve des sentiments et exprime ainsi ses désirs à leur égard. Cependant, ces mécanismes sont différemment vécus dans chaque cadre de vie. Ils s'activent plus fortement et significativement dans la Maison parentale et l'Institution qu'au Village d'enfants. Dans ce dernier cadre, les identifications sont plus fortement centrées sur des prototypes généraux et abstraits que sur des personnages et des espaces bien définis et identifiables. Ainsi, et du fait de la symbolique identificatoire faible, la projection a pour objet des prototypes de maisons, voire des lieux qui s'apparentent à l'imaginaire. Par contre, dans les autres habitats, la projection vise davantage des espaces physiquement reconnaissables. Les liens socio‑familiaux constituent également la dynamique de base du processus identificatoire. Les parents en tant que couples sont totalement absents des identifications en Villages, et l'identification à l'un d'eux reste néanmoins faible.

Le concept d'appropriation et d'investissement, à savoir la propriété d'un domaine résidentiel propre à soi apparaît indistinctement dans les trois cadres de vie. L'aspiration au bonheur, à la beauté et à la construction sont accentués aux Villages, tandis que l'aspiration à la continuation de la «vie familiale» et au «rassemblement de la famille» s'affichent fortement chez les habitants Maison et Institution. De ce fait, la valorisation de l'habitat libanais s'effectue non seulement en fonction de ses caractéristiques fonctionnelles, mais aussi, en fonction de sa mission affectivo-émotionnelle et de son rôle socialisant. Quant au sentiment d'insécurité, tout en étant faible partout, il reste plus mince dans le milieu parental que dans le Village et l'Institution.

Les résultats mettent en valeur la supériorité de l’attachement social au lieu par rapport à l’attachement physique. Même si les aspects de l’attachement physique émergent dans l’étude, il n’en reste pas moins que les aspects sociaux s'avèrent plus considérables et plus significatifs. Notre résultat va dans le sens d’une gamme de recherches dont une effectuée récemment en Espagne. Elle est basée sur la mesure de l’attachement à un ensemble d’éléments spatiaux englobant le foyer aussi bien que le voisinage et la ville. Cette étude révèle aussi que l’attachement social est particulièrement plus intense que l’attachement physique. Même si l’attachement physique à la ville s'affiche plus puissant qu'à celui de la maison, il en ressort, en général, que l’attachement social reste dominant (Hidalgo & Hernandez, 2001).

Dans l'ensemble, il semblerait que l'attachement aux lieux, relativement apparent dans les trois cadres de vie, représente une sorte d'affection à triple aspects : intime, social et familial. Dans le cadre des Villages, cet attachement implique un investissement «affectivo‑intime» entraînant l'enfant plus particulièrement dans un rapport d'intimité à soi. Par ailleurs, au niveau de la Maison parentale et de l'Institution, l'investissement s'avère socio‑affectif engageant ainsi le sujet dans un double lien à soi et à autrui. En réalité, les particularités de cet attachement rappellent les caractéristiques tridimensionnelles des lieux, relevées par Canter (1997, 2000). Cet auteur évoque l'aspect individuel, social et culturel des lieux. L’aspect individuel correspond au système des significations se rapportant au self. L'aspect social désigne l'ampleur des rapports rattachant le sujet à autrui. Quant à l’aspect culturel, il illustre les significations liées non seulement à autrui et à soi, mais également à l’environnement dans ses dimensions historiques et symboliques.

Du fait de ses manifestations variées, l'attachement aux lieux est différemment exprimé dans chacun des cadres de vie étudiés. Il apparaît que l'attachement des enfants à la maison parentale persiste en dépit de la mobilité résidentielle et de la distance séparatrice. Ce résultat rejoint celui de Feldman (1996) obtenu dans la banlieue de Chicago. Cet auteur remarque que l’attachement ressort de l’expérience individuelle satisfaisante avec l’environnement résidentiel, et que la mobilité n'engendre pas nécessairement un affaiblissement des liens d’attachement. Les individus sont, de ce fait, susceptibles de maintenir la continuité des liens psychologiques aux lieux, en dépit des changements de résidence.

Nos résultats facilitent l'identification d'un aspect spécifique de l'attachement appelé «l'attachement générique» aux lieux (McAndrew, 1992). Cet auteur considère que l'attachement générique aux lieux se développe non à l'égard d'un lieu unique et déterminé, mais envers divers espaces ayant tous des caractéristiques identiques Ce type d'attachement est différemment manifesté dans chaque cadre de vie. Loin de se focaliser sur des espaces bien définis, l'attachement générique s'exprime vis‑à‑vis de milieux représentant tous des caractéristiques similaires. Les résultats prouvent, entre autres, que la fréquentation des lieux et l'attachement dépendent de l'appartenance sexuelle des individus. Ce résultat infirme l'hypothèse de départ auparavant construite sur la neutralité du rôle des différences sexuelles dans l'attachement aux lieux.

Les constats confirment l’hypothèse de départ selon laquelle la fréquentation / désertion de certains espaces varie en fonction du cadre de vie. De ce fait, nous trouvons chez chaque population un ensemble particulier d'espaces fréquentés. Il apparaît aussi que le type d'habitation influence le choix préférentiel des habitants vis-à-vis des lieux, leurs aspirations et leurs désirs.

La structure de la maison parentale développe non seulement la tendance à valoriser les espaces socio‑familiaux, comme souligné dans l’hypothèse, mais aussi les espaces d’intimité et l’environnement de verdure. En revanche, la valorisation des espaces d’intimité et des zones aquatiques par la population Village infirme l’hypothèse de départ basée sur l’attraction exercée par les espaces de verdure et les rapports aux pairs. La structure institutionnelle semble orienter la prédilection simultanément vers les espaces de collectivité (hypothèse de départ), et vers les endroits à caractère socio‑affectif et écologique.

La comparaison entre les espaces fréquentés et ceux qui sont préférés dévoile une sorte de non‑congruence notamment chez les groupes Village et Institution. En fait, l'absence de congruence représente un manque d'ajustement psychologique entre l'environnement et le comportement de l'individu, entre les désirs individuels et l'accessibilité / inaccessibilité aux lieux. L'ajustement devient possible lorsque les qualités de l'environnement convergent avec les buts et les activités que les sujets désirent réaliser sur les lieux (Michelson, 1980). Ce décalage est illustré par la fréquentation des espaces indésirables, et par l'attirance vers ceux qui sont inaccessibles. Ainsi, à titre d'exemple, le g. Village fréquente des salles de théâtre, des sites et des monuments historiques sans manifester un choix préférentiel pour eux. En outre, la population Institution exprime son attirance vers les aires de jeux et les restaurants doublement par rapport à leur fréquentation. Il semblerait que l'ajustement psychologique est entravé par la gestion institutionnelle des activités groupales et des projets collectifs : ceux‑ci sont particulièrement plus répandus dans les Institutions et les Villages d'enfants. Dans ces deux milieux apparaît en effet, un décalage entre les pratiques des lieux et les sentiments liés à eux. Il s’avère toutefois que les expériences environnementales sont loin de performer les rapports des individus à leur cadre de vie. Ces résultats attestent alors de l'incompatibilité entre les milieux fréquentés et ceux qui sont valorisés ; ils infirment donc l’hypothèse de départ.

Les constats liant les besoins, les émotions et les aspirations des enfants aux notions de satisfaction et de proxémie confirment l'hypothèse de départ. En effet, l’expression du trio «besoins‑émotions‑aspirations» dépend des satisfactions résidentielles déterminées par les aspects physiques et non physiques du cadre de vie. L’apport des aspects non physiques, à savoir affectifs, sociaux, familiaux et relationnels, est prépondérant par rapport aux aspects physiques. Ce constat s'observe dans les trois cadres, et plus particulièrement dans les Villages, ensuite Institutions et Maisons. Nos résultats dévoilent de ce fait la supériorité des caractéristiques non physiques, valorisés principalement en cas d’absence et de distance.

Les aspects physiques des lieux, aussi parfaits et sophistiqués soient‑ils, sont suffisamment démunis de pouvoir et impuissants à procurer une satisfaction. De ce fait, ils sont loin de constituer à eux seuls un objet de contentement en matière d’habitat. Pratiquement, les aspects physiques et fonctionnels de l’habitat ne sont réclamés comme besoins ou comme objets d’aspiration qu’en cas d'absence associée à une absence socio‑affective. Dans tous les cas, les aspects symboliques et socio‑affectifs de l’habitat en premier, et environnementaux en second lieu, illustrent les thèmes de besoins et des aspirations.

Par ailleurs, notre résultat dévoile un trait caractéristique du rapport au cadre de vie, désigné par le «confort de plaisance» (Sèze, 1994). Le confort de plaisance est plus fortement apparent dans la Maison parentale que dans les autres cadres de vie. Ce type de confort est axé sur la qualité de vie mettant en relief, d'une part l'importance de l'environnement de «proximité» sous ses aspects humains, la qualité du voisinage, les éléments naturels, et d'autre part, l'appropriation des espaces et des objets.

Finalement, malgré l’ampleur du travail méthodique et l'originalité des résultats obtenus, nous attribuons à cette recherche un caractère exploratoire, cependant innovateur. Dans une perspective futuriste, elle pourrait constituer une «porte ouverte» affichant un panel de thèmes et d'hypothèses favorisant l'accès à d’autres études dans le cadre résidentiel ainsi que dans d’autres domaines de la vie quotidienne. Nos aspirations s'orientent vers le lancement des recherches visant les interactions résidentielles au niveau des différents cycles et étapes de la vie humaine. Les rapports aux espaces habités ainsi qu'aux objets nécessitent l'usage des techniques déjà existantes et l'improvisation des échelles de mesure adéquates aux populations étudiées. Il semblerait que la fonction essentielle de l'habitat serait de favoriser, aux habitants, l'accès à l'ordre imaginaire.

Nos projets ultérieurs puiseront davantage des formes symboliques de la culture libanaise où l'univers des images et des signes s'interpose dans les interrelations entre l'être et son foyer. A travers ces formes, l'habitant tisse un lien particulier, à savoir un «rapport amoureux» (Kauffman, 1989, p. 60) aux objets et aux espaces habités. La présente recherche montre in vivo comment se construit ce processus chez l'enfant en général, et chez l'enfant libanais en particulier. Les tentatives du sujet adulte, visant la reconstruction de sa propre enfance, restent dûment inachevées. La restitution des espaces jadis apprivoisés nécessite le recours incessant à la mémoire des lieux, aux souvenirs d'enfance et aux récits de vie. Le lien symboliquement maintenu avec le chez soi et l'activation des souvenirs transforment les sujets en partenaires actifs dans le projet de restitution des «identités résidentielles». Sous cette perspective, le foyer, œuvrant aux résurrections d'espaces jadis habités, introduit l'individu dans des réinvestissements lui rendent possible l'invention permanente de son habitat où la construction de «l'identité du foyer» reste en perpétuel devenir.