CONCLUSION

Au terme de ce travail, quels sont les constats relevés, les résultats atteints et les ouvertures qui peuvent être suggérées. La démarche et les outils que nous avons adoptés pour explorer la question hydraulique, du général au particulier, du cadre mental aux réalités archéologiques ont permis de dégager des conclusions sur plusieurs registres. En retraçant les grandes lignes des représentations de l’eau à travers la littérature savante médiévale en tant que fragments de réalité induisant des effets réels, nous avons mis en lumière quelques recoins de l’environnement intellectuel de cette époque.

Les passages qui traitent de l’eau, aussi bien dans les ouvrages de philosophie que d’alchimie, de médecine, de pharmacopée et d’agronomie, semblent mettre en œuvre les mêmes données conceptuelles. Au delà de la spécificité de chaque discipline, ces registres de savoir avaient les mêmes référents ; ils se prêtaient de mutuels secours et alimentaient de la sorte un même creuset.

Les représentations de l’époque étaient toutes cadrées par les grilles de la théorie des quatre éléments et celles des humeurs. Au niveau de la généalogie des idées et des représentations, on peut affirmer, qu’en ce point, la cosmologie musulmane a adopté une conception théorique déjà visitée par la philosophie grecque. Si cet emprunt presque passif peut s’expliquer par la force de ces théories qui ont culminé, vu les cadres épistémologiques et les moyens d’exploration du monde existants alors, jusqu’à des périodes très tardives, ces domaines du savoir musulman médiéval n’étaient pas dénués du sens de la critique et de l’expérimentation. Effectivement, en passant en revue la question de la connaissance et la classification des eaux dans ces différents traités, il s’est avéré que les savants musulmans ne se sont pas limités à reproduire les mêmes schèmes philosophiques ou mythologiques de la tradition gréco-latine mais ils ont adopté une typologie fondée sur l’observation pratique et l’expérimentation éprouvée, ce que L. Bolens appelle « l’effacement de l’aristotélisme devant les résultats de l’observation renouvelée » 2 .

Dans un autre registre, les pages que nous avons consacrées au droit de l’eau sont à l’origine de ce retour sur la grande problématique de l’existence ou non d’une théorie générale des eaux dans le droit musulman. Notre apport à ce débat nous l’avons voulu méthodologique et non réactif. En examinant la logique interne du droit musulman et la pertinence de cette problématique, il nous a paru plus utile, après avoir rappelé quelques règles de prudence, de penser et de parler de ce droit en terme d’orientation plutôt que de théorie. Ce simple décadrage faciliterait dorénavant l’appréhension de ce droit (compréhension ou démarche comparative critique) à travers sa logique et d’éviter de reprendre des jugements hâtifs. Aussi bien dans les traités de droit que dans la réalité passée en revue dans notre présentation de certains travaux sur l’hydraulique au Maroc, il est apparu que ce type de droit ne conçoit pas la propriété de l’eau comme une simple manipulation d’une subsistance, c’est-à-dire toute consistance (volume, écoulement dans le temps), mais une gestion constante des relations, avec autrui, avec le climat, avec l’intérêt général...

En explorant les différentes études d’histoire et d’archéologie portant sur la question de l’eau dans le monde musulman médiéval à travers ces deux facettes, le monde rural et l’élément urbain, quelques constats se sont imposés. Les données recueillies concernant l’agriculture médiévale montrent la place primordiale de la maîtrise de l’eau dans l’histoire de cette dernière. Pour compenser l’insuffisance des précipitions et assurer une irrigation régulière, le monde musulman, tout en profitant de l’héritage antique dans le domaine, a su multiplier et développer les dispositifs de petites hydrauliques, établir et diffuser les connaissances et les procédés de détection des eaux souterraines, répandre les techniques d’élévation des eaux et de récupération des pluies et enfin rationaliser les opérations d’irrigation.

Concernant la grande discorde autour d’un « déclin » du monde musulman par la dégradation des systèmes hydrauliques ou d’une « révolution agricole » attestée, il nous a semblé prudent de ne pas s’arrêter à ces raccourcis verbaux susceptibles de donner l’impression d’un débat clos et tranché. Dans ce sens, nous partageons pleinement la position médiane de P. Guichard précisant que la vérité se situe entre ces deux thèses antithétiques. Les nouvelles études locales ou bilans régionaux aideront beaucoup à nuancer ces affirmations et à retracer une histoire multiple de l’agriculture musulmane médiévale, histoire qui s’est passée dans des lieux différents et à des rythmes variables.

Dans le milieu urbain, il est notoire que l’eau reste la préoccupation majeure. Si l’exigence était la même, les réponses techniques et urbaines étaient multiples. Les opérations de captage, d’adduction et de distribution ont revêtu des formes diverses selon les potentiels physiques et les conjonctures historiques. La variété des potentiels, des choix et des planifications a contribué à individualiser le destin et le paysage urbain de chacune de ces cités.

Le bilan des études sur l’hydraulique au Maroc a permis d’apprécier l’apport de différentes approches. Si la question de l’eau était omniprésente dans les travaux ethnographiques et juridiques de la période coloniale, elle était bien alourdie par des débats dirigés, à savoir : la problématique de l’origine des techniques, le comparatisme entre les statuts des eaux dans le droit musulman, les coutumes locales et le droit romain. Une fois ces travaux contextualisés, on ne peut, du reste, qu’estimer la valeur de leurs témoignages.

L’autre constat qui mérite d’être souligné est l’effort déployé par les géographes à scruter le problème de l’eau en rapport avec les différents climats et organisations sociales. Le seul reproche qu’on pourrait leur adresser est que rares sont ceux qui ont introduit le paramètre de l’histoire et qui ont vu dans les réseaux d’irrigation étudiés le schéma d’une mémoire et non le dessin d’un partage initial. En recoupant les conclusions de ces approches avec celles que présentent les quelques études archéologiques dans le domaine, il nous a paru, vu la spécificité du terrain marocain, que la recherche sur l’hydraulique dans ce pays gagnerait beaucoup en adoptant des démarches interdisciplinaires, notamment l’apport de l’histoire et de l’archéologie.

Dans cette perspective, on ne peut que rejoindre et appuyer les réflexions de J. Berque et de G. Jolly qui ont, à travers leurs études des réseaux d’irrigation dans le Haut-Atlas marocain, vu dans la structure et le fonctionnement de ces systèmes une sorte de « garde mémoire » capable de conserver le souvenir des événements survenus au cours de leur histoire. En fait, il faut préciser qu’il ne s’agit pas de comprendre ces réseaux comme une fossilisation d’un moment de l’histoire mais comme résultat des enjeux et connexions des éléments du monde agraire. En dépit de cette prise de conscience de l’importance des réseaux hydrauliques en tant que révélateurs des structures sociales et en tant qu’archives de l’histoire, il semble que c’est vers les milieux ruraux seuls que se sont dirigés les regards. La nature et les obstacles, que présente le cadre urbain, expliquent largement ce déséquilibre.

Si ce présent travail sur l’hydraulique de Fès nous a mis en face de la difficulté que présentent les terrains urbains, il a servi aussi à dégager plusieurs conclusions. Le réseau hydraulique de Fès est une somme de structures hydrauliques obéissant à un mode de gestion sociale qui s’est lentement mis en œuvre au rythme de l’évolution de la ville. Très vite, la question de l’eau à Fès est passé du besoin social à une préoccupation urbaine qui n’a pas arrêté d’interpeller le pouvoir, les hommes de droit et les corps artisanaux. C’est de ce sens, que l’archéologie du réseau rend possible le décryptage des grandes lignes de l’histoire urbaine, sociale et économique de la ville.

En effet, même si nous sommes en faveur d’une attribution du réseau hydraulique à l’époque almoravide, il semble que les prémices de sa planification remontent à la période zenète. Le seul problème c’est que les tentatives de cette dynastie, dans ce secteur, ne pouvaient que correspondre à l’état embryonnaire des deux rives aussi bien au niveau urbain qu’au niveau politique.

À analyser ce réseau hydraulique et à tenter de le comprendre, on est venu à expliquer le destin privilégié de la rive al-Ķarawiyyîn qui, grâce à ses nombreuses sources et à son terrain propice à la ramescence de l’Oued Fès, s’est vu bnéficier la grande partie des infrastructures économiques et des monuments religieux.

Pour que les composantes de ce réseau hydraulique ou de ce « cycle artificiel » puissent fonctionner en synergie et répondre aux différentes attentes, les artisans de Fès ont fait preuve d’une grande capacité de planification et d’une qualité d’adaptation appréciable. La toile artificielle devait prendre en compte l’ensemble des demandes des quartiers, s’accommoder aux exigences de la topographie et réussir son insertion dans le tissu urbain. Le pari a été réussi sauf pour quelques parties de la ville, notamment dans la rive d’al-Andalus, où la difficulté du terrain a imposé l’aménagement de petites norias. En outre, afin de maîtriser et optimiser cette distribution, les fassis ont dû combiner les deux réseaux (rivière et sources), diversifier les points de branchement et de distribution constituant ainsi un réseau ouvert, ni clos ni statique, organiser une gestion de l’eau qui permet sa récupération vers de nouvelles utilisations, établir des normes juridiques et sociales et surtout mettre en œuvre une institution artisanale avec sa hiérarchie, ses règles et son domaine d’intervention afin de garantir la pérennité du dispositif.

La structure réticulaire des branches de l’Oued Fès n’a pas fait que pénétrer la ville et mobiliser ses habitants, elle est intervenue au premier chef dans la formation de son paysage urbain. En suivantle maillage des ramifications, nous avons remarqué un certain parallélisme entre quelques branches de la rivière, le réseau viaire et celui des parcelles des bâtiments. L’enfouissement d’une grande partie de ce réseau a permis de s’affranchir des ruptures urbaines que pouvait engendrer cette situation. La complexité de ce réseau, les structures relationnelles qu’il imposait et les enjeux économiques qui en découlaient étaient à l’origine de dysfonctionnements techniques et provoquaient les conduites malveillantes et des déviances de certains usagers. Si les contestations et les griefs ne manquaient pas, c’est qu’ils ne couvaient pas dans l’ombre et que les litigieux reconnaissaient aux instances juridiques le pouvoir et l’aptitude de trancher.

Pour prévenir les critiques que pourrait susciter l’analyse « fermée » (ouverte sur elle-même) de ce réseau, nous tenons à rappeler la nature de notre choix méthodologique. Ayant adopté approche systémique 3 qui conçoit le réseau hydraulique comme un ensemble de structures, de techniques et de normes qui fonctionnent en interaction et en synergie, nous avons laissé peu de place à la démarche comparative. Nous ne récusons pas l’utilité de cette méthode mais il nous a semblé que c’était aller contre notre logique, que de comparer, à chaque fois, les détails de ce réseau avec ceux des autres villes ou des autres cultures. Les quelques exemples d’analogie que nous avons relevés (petit répartiteur, moulins, lexique technique…) concernent la ville de Damas étant donné que cette dernière présente un système hydraulique assez proche de celui de Fès. En effet, nous pensons que les études sur les villes islamiques passeront à un autre stade de la connaissance, si elles s’appliquaient à approcher les centres urbains dans leur complexité en terme de réseau et système (hydraulique, viaire, parcelle…) et non seulement en méthode analytique réductionniste qui focalise sur quelques détails seulement et où, la comparaison devienne, parfois, une façon d’échapper au manque d’approfondissement et de procéder à relier l’objet étudié avec un ailleurs lointain à défaut de l’inscrire et de le rendre intelligible dans son propre système.

Les passages que nous avons réservés aux horloges hydrauliques de Fès ont mis à l’évidence quelques aspects de l’originalité de l’apport de cette ville à l’histoire des sciences. D’une part, on a pu suivre, à travers ce thème, les différentes phases de la maîtrise technique : de la simple clepsydre, à l’horloge astronomique en passant par l’horloge monumentale al-Bû‘nâniyya. D’autre part, l’analyse technique a révélé, avec précision, la singularité de l’horloge astrolabique de la mosquée al-Ķarawiyyîn et de son mécanisme hydraulique. Si ce type d’horloge n’a pas fait école dans le monde musulman, il semble que c’est en Europe qu’il a continué son histoire, d’où la nécessité de poursuivre les recherches.

Quant à la partie rurale de cette recherche consacrée à Fès, nous voulons insister, au niveau méthodologique, sur la nécessité de croiser et multiplier les différentes approches dans l’analyse des conflits d’eau. Par cette démarche, notre essai s’est vu orienté par le contexte historique, éclairé par le détour sociologique, averti grâce à l’approfondissement juridique, et enfin guidé par les données archéologiques. Il s’agit d’une réelle volonté d’échapper aux contraintes de la partialité dans la construction rétrospective. Dans ce sens, notre étude a visé, au-delà de la reconstitution d’un simple conflit, la compréhension du « conflit médiéval », son mode d’évolution dans la société rurale de cette époque et les diverses tentatives sociales et juridiques de son amortissement et de son dénouement.

En essayant de dessiner les contours de ce litige, nous avons montré que le droit de la priorité à l’eau n’est pas une question de « logique  topographique » mais une affaire juridique où l’argument probant, la preuve écrite et l’histoire de l’utilisation de cette eau sont autant de facteurs déterminants. Puis, en mettant en relief la notion de doute dans le droit musulman et la valeur de l’écrit dans l’argumentation juridique, il est apparu nécessaire de reposer de nouveau le problème des archives dans le monde musulman médiéval au niveau institutionnel et individuel (dans la pratique des juristes officiels et semi-officiels).

En outre, l’analyse du discours juridique, produit lors de cette affaire, a révélé que certaines réponses dépassaient la forme classique d’une fatwa et comportaient des positions politiques virulentes contre le pouvoir mérinide

L’étude s’est attelée ensuite à vérifier les causes accidentelles et profondes de ce conflit, elle s’est efforcée également de reconstituer, à la lumière des informations historiques et des indices archéologiques, son devenir et ses prolongements dans le temps. Tout en relativisant l’idée du déterminisme naturel, cela nous a permis de reconsidérer le vrai impact du climat pour pouvoir ensuite estimer celui des modes d’exploitation (introduction de nouvelles cultures) et des modifications de la carte démographique, dans l’histoire des campagnes marocaines.

L’enchevêtrement de tous ces facteurs invitera dorénavant, à ne pas voir dans le monde rural un bloc monolithique, à l’opposé de celui des villes, mais autant de régions et de villages spécifiques, où chacun avait ses conditions propres et sa propre histoire. À travers cette étude, il a été démontré aussi comment un conflit peut dévoiler outre des aspects de dislocation et d’anomie, les mécanismes de consolidation des systèmes sociaux, et comment de cette solidarité, et grâce à la maîtrise technique, les forces pouvaient se libérer vers d’autres alternatives. Et l’on peut penser modestement que ce genre d’analyse des conflits, noués autour de l’eau, peut servir d’étalon et d’aune pour apprécier l’intensité des rapports entre l’homme et son milieu dans la campagne marocaine médiévale.

Or pour que cette analyse, qui porte sur une région déjà peuplée à l’époque almohade, devienne vraiment un exemple, il faudrait mener une véritable prospection sur le terrain, faire un relevé systématique des parcelles, un suivi des modalités techniques d’irrigation et de gestion de l’eau, avec une étude approfondie du mode d’habitation et du peuplement rural, et éventuellement une recherche des restes des productions céramiques. Ainsi, d’autres dossiers seront ouverts et d’autres grilles de questions seront à dresser et par conséquent, de nouvelles connaissances sur le monde rural médiéval seront à extraire.

Notes
2.

BOLENS (L.), Les méthodes culturales …, op. cit., p. 173-174.

3.

Sur l’approche systémique voir : DE ROSNAY (J.), Le macroscope, coll. « Points Actuels », Seuil, Paris, 1977.