Introduction

L’essai d’aborder et de conceptualiser les rapports existants entre les systèmes de pouvoirs et la société en Afrique reste une tâche malaisée. A la croisée de leurs héritages en matière de culture politique et d’influence coloniale, nombre d’interrogations se posent encore à l’égard des déterminants sociaux de la construction politique. Il en va de même lorsqu’on cherche à appréhender les assises de la légitimité et de légitimation des systèmes de domination en construction, dans un contexte où l’espace public3 reste un construit social à achever.

Comme en témoigne l’échec du modèle d’Etat-nation4 - d’inspiration occidentale -, c’est en raison de cet ordre de faits que P. F. Gonidec5 montre la difficulté de définir théoriquement l’Etat africain moderne. Si son existence tient au fait que le colonisateur a exporté en Afrique son propre système de valeurs - idéologies, institutions politiques, systèmes juridiques -, il reste une sorte de coalition de structures traditionnelles, d’une élite moderne minoritaire et de pouvoirs internationaux6.

Ce débat acquiert un regain d’intérêt à la lumière des changements survenus à la suite de la désintégration, au tournant du XX ème siècle, du système international bipolaire. Contraints par les nouveaux enjeux du système international d’une part, et par la croissante pression sociale, d’autre part, presque cinquante Etats africains alors autoritaires ou à parti unique ont adopté le libéralisme7. Bien que cela représente un détour sur le plan du discours politique formel, on n’y voit pas, à l’instar des sociétés de marché occidentales, l’interaction d’une société civile forte vis-à-vis de l’Etat. Le champ d’action sociale s’est d’ailleurs ouvert à des forces dont les discours, relevant de représentations de la tradition et/ou de la modernité, s’avèrent paradoxalement conflictuels et/ou harmonisables.

Les analyses politologiques portant sur ces derniers changements en Afrique sont loin de faire l’unanimité. B. Badie associe l’Etat africain à une opération de greffe du politique, sous sa forme moderne, sur les espaces africains. Cette opération serait due, d’une part, à l’hégémonie de l’ordre occidental et, de l’autre, à l’action importatrice de la part des élites africaines, dont la stratégie serait la mise en place d’un processus de modernisation conservatrice8. De plus, étant donné l’échec de constructions développementalistes, ce qui conviendrait aux Africains ce serait, non pas la poursuite dans la voie étatique, mais le retour au système de l’ordre communaucratique9. Les chercheurs suivant la pensée libérale font croire en revanche qu’on est en présence d’un phénomène de démocratisation10.

Certes, la modernité et l’emprise de la temporalité post-industrielle se sont avérées porteuses dans les sociétés occidentales. Dans leurs trajectoires, on se rende compte tant des changements techniques et organisationnels que de l’intégration de la modernité politique, traduite par l’articulation dynamique entre l’individu, la citoyenneté et la société globale. Mais la reprise de telles trajectoires évolutives comme des dispositifs théoriques de lecture des processus africains, encore redevable à l’interactivité des forces sociales de la tradition et de la modernité, semble peu éclairant à l’égard des champs politiques respectifs.

S’écartant de la démarche évolutionniste, cette étude ne s’inscrit donc pas dans la poursuite du débat essayant d’éclairer à quel point les sociétés africaines se trouvent-elles par rapport à la modernité politique. L’objet en question découle du constat que les trajectoires des sociétés postcoloniales en Afrique n’est sans engendrer la réalité de centralité politique, ressource politique à la base des phénomènes de pouvoir donnant lieu à des systèmes d’Etat, socialement et historiquement situés. Le pouvoir politique cherchant à s’y entretenir de pair avec des formes localisées d’allégeance, la dynamique et la régulation de ces systèmes rendent pertinent, semble-t-il, un effort d’explication du fonctionnement de l’Etat post-colonial, au Mozambique. A ce propos, c’est à juste titre qu’on s’interroge : qu’est-ce qui explique que certains individus et groupes sociaux parviennent à ce placer au centre du pouvoir et, par-là, au centre de relations sociales ? L’organisation du pouvoir secrétant une structure hiérarchique, une différenciation structurelle (réelle ou en construction), sur quelles bases les gouvernés interprètent, appréhendent et se font une opinion du politique ? Se rapportant au politique par référence à leurs cultures stratégiques, comment et pourquoi les forces sociales sont-elles contraintes de tourner les repères d’action vers l’accomplissement des stratégies politiques à effets (re)structurant, dans une société globale ?

Tout en suivant un schéma interprétatif historique11 et constructiviste12, on cherche à comprendre l’espace politique mozambicain en tant qu’espace de construction et de déconstruction sociale des processus intégratifs qui dessinent le système politique. On privilégiera, en l’occurrence, le fait que tous les systèmes soient des objets structurés et finalisés dans un environnement spécifique, où ils sont actifs et évolutifs13. Cela pour mettre en évidence le propre de l’action sociale14, où les acteurs entretiennent sans cesse des rapports de rivalités, transactions et de compromis, dans un cadre de contraintes historiquement et socialement déterminées. A cette lumière, notre problématique renvoie à l’étude du pouvoir comme processus d’interactions et réalité de différenciation structurelle mais également comme contrainte, qui entraîne, à son tour, la remise à jour de la régulation du système politique.

Notes
3.

L’on entend par Espace public « un cadre institué, partagé, connu en commun et accessible à quiconque ayant une compétence de membre d’une collectivité, (….) le cadre dans lequel les actions et les paroles, les événements et les personnes, les situations et les relations acquièrent, en tant que réalités phénoménales, leur individualité, leur socialité, leur intelligibillité et leur objectivité. La composition de ce cadre met en œuvre aussi bien des médiations symboliques (….) qui fonctionnent tant comme interprétants internes, contextes de description, des procédés d’institution d’un commun que des techniques de configuration ». Or, dans la plupart de pays africains, pour des raisons historiques, la formation du collectif sociétal s’opère à partir de la multiplicité culturelle. Cela veut dire que les personnes interprètent leurs expériences non pas comme communauté d’audience et de réception mais en fonction de leurs appartenances. Voir WIDMER, Jean, « Langage et configurations de l’espace public », HERMES 19, 1996, pp. 225-235, pp. 225-229 ; TETU, Jean-François, « L’Espace public et ses configurations », HERMES, 17-18, 1995, pp. 287-289.

4.

L’idée de nation moderne consiste à intégrer toutes les populations en une communauté de citoyens et à légitimer l’action de l’Etat, qui est son instrument, par cette communauté. En d’autres termes, la nation idéal typique se définit par son ambition de transcender par la citoyenneté les appartenances particulières, qu’elles soient biologiques (telles du moins qu’elles sont perçues), historiques, économiques, sociales, religieuses ou culturelles, et de définir le citoyen comme un individu abstrait, sans identification, sans qualification particulière, en-deça et au-delà de toutes ses déterminations concrètes. La laïcité, en particulier, est un attribut essentiel de l’Etat moderne, parce qu’elle donne les moyens juridiques et politiques de transcender la diversité des appartenances religieuses, de consacrer le passage dans le privé des croyances et des pratiques, de faire du domaine public le lieu, religieusement neutralisé, commun à tous les citoyens, quelle que soit l’Eglise à laquelle ils appartiennent (ce qui n’exclut évidemment pas dans la vie concrète diverses formes de reconnaissance et de collaboration entre l’Etat, les groupes religieux et les Eglises). L’Etat-nation symbolise le fait essentiel que le lien n’est plus religieux, mais national, donc politique. La nation s’efforce de construire un corps politique à partir d’individus radicalement indépendants et des groupes divers et diversifiés. Cf. BURGI, Noëlle, Fractures de l’Etat-nation, Paris, éd. Kimé, 1994, 223p, p. 213.

5.

GONIDEC, P. F., l’Etat africain, Paris,L.G.D.J., 1970, 320p ; Voir également MICHELON, Thierry, Quel Etat pour l’Afrique ?, Paris, L’Harmattan, 1984, 189p

6.

Cf. GLELE, A. - MAURICE, A., “Pour l’Etat de droit en Afrique” , in L’Etat moderne Horizon 2000, Aspects Internes et Externes. Melanges offerts à P.F. Gonidec, Paris, 1985, 537p, pp. 172-195, p. 181 ; AGONGJO- OKAWE, Pierre-Louis, “L’Etat africain, un Etat hybride, néocolonial”, ibid., pp. 18-35, p. 24.

7.

Voir, par exemple, BELOTTEAU, Jacques et all., “La marche vers le multipartisme”, Afrique Contemporaine, n° 158, 3 éme trimestre, 1991, pp 53 -69; DARMAU, Michel, “La marche vers multipartisme”, (2 éme partie), Afrique Contemporaine, n° 159, 3 éme trimestre 1991, pp. 37-51.

8.

BADIE, Bertrand, L’Etat importé. L’occidentalisation de l’ordre politique. L’espace politique. Paris, Fayard, 1992, 334p, pp. 126-128; p. 138 et suiv.

9.

BADIE, Bertrand, Le dévéloppement politique, Paris, éd. économica, 1994, 223p, pp. 194- 203 .

10.

Cf., entre autres, CONTEH-MORGAN, Earl, Democratisation in Africa. The theory and dynamics of political transition. London, Greenwood Publishing Group, Inc., 1993, 197p ; NYANG’ORO, Julius E., “Reforms Politics and the Democratisation process in Africa”, African studies review, vol. 37, n°1, April 1994, pp133 - 149. D’autres encore se donnent comme problématique la réevaluation du cadre social au coeur de l’échec des reformes démocratiques ou la recherche des aspects paradoxaux, compte tenu de ce qu’ils tiennent pour exemple de référence. Voir LHONVBERE, Julius O., “Where is the Third Wave ? A critical evaluation of Africa’s non-transition to democracy”, Africa today, 43, ‘(1996), pp. 343-368 ; NANA-SINKAN, S.C., “L’Afrique : La transition économique et démocratique”, Afrique 2000, n°16, Fév.94, pp. 51-66

11.

La méthode historique se propose d’analyser le passé en ce qu’il révèle l’identité, l’unicité de l’objet étudié, en ce qu’il permet d’établir la “généalogie” des événements. Elle ne peut que, dès lors s’opposer à la théorie développementaliste qui propose, au contraire, de transcender l’événement, pour retrouver, au-delà de celui-ci, les processus fondamentaux de transformation, communs à l’ensemble des sociétés.

12.

L’approche constructiviste a le mérite de rappeler au sociologue, si besoin est, que les faits sociaux ou les conditions qui sont censés constituer les problèmes sociaux sont inséparables des acteurs: d’abord, parce que ce sont les acteurs sociaux eux-mêmes qui les constituent en tant que faits, c’est-à-dire qui les identifient, les nomment et les réunissent sous une même catégorie ; ensuite, parce que ce sont aussi les acteurs sociaux qui les rendent problématiques en exprimant à leur égard des revendications et en donnant éventuellement des définitions à leur appliquer. C’est ainsi que les constructivistes privilégient les circonstances socio-historiques et l’interaction entre les acteurs pour expliquer les variations dans les définitions que ceux-ci donnent à leurs conditions. Cf. Hubert, Michel, “L’approche constructiviste appliquée à la sociologie des problèmes sociaux : élément d’un débat”, Recherches sociologiques, vol. XXI, n°1-2, 1991, pp. 21-31, p. 29 et p. 25.

13.

Cf. LEMIEUX, Vincent, La structuration du pouvoir dans les systèmes politiques, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1989, 227p, Voir l’avant-propos, p. vii.

14.

“L’action sociale, c’est toute conduite humaine qui est motivée et guidée par les significations que l’acteur découvre dans le monde extérieur, significations dont il tient compte et auxquelles il répond. Les traits essentiels de l’action sociale résident donc dans la sensibilisation de l’acteur à la signification des choses et des êtres ambiants, la prise de conscience de ces significations et la réaction aux messages que ces dernières transmettent”. L’action sociale comporte, d’abord un sujet-acteur, qui peut être un individu, un groupe ou une organisation; une situation, qui comprend des objets avec lesquels l’acteur entre en rapport. C’est à travers des signes et des symboles que l’acteur entre en rapport avec les différents éléments de la situation et leur attribue une signification. Enfin, des règles, normes et valeurs guident l’acteur dans l’orientation de son action, lui fournissent des buts. L’action humaine présente toujours les caractères d’un système et elle repose essentiellement sur l’organisation des rapports d’interaction entre l’acteur et sa situation. Cf. PARSONS, T., cit., SCHWARTZENBERG, Roger-Gérard, Sociologie Politique, Paris, éd. Montchrestien, 1987, 198p, pp. 56-58.