Le pouvoir : cadre théorique et problématique

Le pouvoir est l’un des intervenants des trois sous-champs de l’action sociale, ce qui le place au centre des échanges et des interdépendances fonctionnelles constitutives d’une société. Il est d’abord le possesseur par excellence de mécanismes de gestion et d’action politique. Les fins poursuivies dans un système politique déterminent un mode de déploiement de ces ressources témoignant qu’elles sont partageables selon la logique hiérarchique qui caractérisent les réseaux politiques. Qu’il concerne l’Etat ou des systèmes non-étatiques, il en découle la formation d’un noyau de pouvoir, des centres intermédiaires et périphériques, ceux-ci pouvant entretenir un rapport coopératif ou conflictuel dans la coordination de l’action collective.

En second lieu, la position de centralité du pouvoir implique qu’il soit également au centre des échanges consubstantiels aux rapports sociaux. Envisager le pouvoir à la lumière de la théorie de l’échange amène à ce qu’on l’associe à la rationalité des ses acteurs. Car ceux-ci chercheraient, à l’aide des échanges, à avoir accès à des biens pouvant servir comme des ressources politiques15. S’il ne fait aucun doute que les rapports sociaux revêtent une rationalité instrumentale, il n’est pas moins certain qu’ils relèvent de la rationalité sociale et culturelle (valeurs et convictions).

Enfin, ce système d’échanges n’étant pas figé, il revient de même au pouvoir la tâche d’en faire la régulation. Il s’ouvre ici un sous-champ d’interactivité du social et du politique, due à la crise du système de représentations et, par conséquent, des rapports sociaux. Au fondement de ce phénomène, on trouve le plus souvent la crise du système d’auto représentation de groupes sociaux et de représentation sociale du politique, la recherche de nouveaux modèles de rapport au politique.

Comme l’a bien remarqué Philippe Braud, c’est au niveau de ces conditionnements globaux qu’apparaît l’originalité du pouvoir politique : « système organisé d’interactions multiples, dont l’efficacité repose sur une alliance singulière entre le monopole tendanciel de la coercition et la quête d’une légitimité minimale »16. C’est donc à la lumière de ce rapport dynamique entre la stratégie d’accès à des ressources de contrainte et la stratégie légitimatrice qu’on envisage le pouvoir comme un construit relationnel et une réalité non figée. Sous cet angle, il paraît intéressant d’en faire l’analyse dans le dessein de percevoir comment le pouvoir parvient à acquérir le contrôle de ces facteurs agissants du système politique. Il serait de même souhaitable d’en saisir les mécanismes mis en œuvre pour sa recevabilité de la part des assujettis, comme système de domination.

Construit social toujours aux prises avec la gestion de ses rapports à la société, le pouvoir s’en démarque pourtant par l’ensemble des ressources à sa portée. Celles-ci lui permettent l’orientation stratégique de l’action collective à la fois en sa faveur et de l’ensemble sociétal hiérarchisée. Sur la base de la concertation de la rationalité instrumentale et sociale animant les acteurs qui y participent, c’est au pouvoir que revient la tâche de définir et d’imposer la règle d’action ainsi que les alliances et les exclusions à la base de son accomplissement. C’est la thèse du primat du politique qui a, lors de l’évolution de la Sociologie politique, fait l’objet de nombreuses interprétations.

Cette thèse s’inscrit dans cette pensée envisageant le pouvoir comme facteur constitutif de la société. Mais elle cherche à apporter des éléments éclairant la nature à la fois coalitive et collusive du pouvoir. L’argument s’appuie sur le fait que les entreprises du pouvoir sont toujours redevables à une coalition de forces sociales hiérarchisées mais liées par des rapports d’(inter)dépendance, politiquement orientées. Par l’analyse en termes de réseaux, on s’efforce de rendre compte des enjeux et des logiques des relations entre espaces sociaux et ses acteurs : d’abord, dans le contexte de rapports entre colonisateurs et colonisés ; puis, entre dominants et dominés, à l’époque post-coloniale, au Mozambique. A ce propos, on s’adonne à élucider la diversité des aspects, matériels et culturels, des espaces sociaux. Les rapports qui se nouent entre groupements humains tiennent surtout à la communauté de croyances et de valeurs, à un moment donné de leur histoire. Mais les liens qu’ils entretiennent avec le politique dépendent de représentations collectives du territoire.

Peut-on ainsi parler de pouvoirs en « réseaux » ou de sa nature coalitive , dans l’accomplissement des buts politiques par le pouvoir, lors de la domination coloniale ? Objectivement, cette remarque équivaudrait à un acte de mise en cause du modèle suivi jusqu’à présent, dans l’analyse des rapports entre colonisateurs et colonisés ou de dominants et dominés. Tout en s’écartant de l’analyse des faits sociaux soutenue par A. R. Radcliffe-Brown, M. Fortes et E. E. Evans-Pritchard17 et d’autres qui s’en inspirèrent18, nombre de chercheurs ont mis en lumière d’un construit d’une sorte de « coalition » des pouvoirs, comme support de la société globale.

G. Balandier, sans avancer dans le décryptage des phénomènes politiques en termes de réseaux, a ouvert d’autres perspectives qui semblent suggestifs à ce propos. D’après lui, le secret de gouvernabilité des sociétés coloniales aussi bien que sa dynamique repose sur l’assemblage des sociétés, dans le cadre de la société globale. S’interrogeant sur la même problématique, Albert Memmi aurait poussé cette approche, dans une perspective dynamique : en faisant recours à la Sociologie de la situation de l’ensemble social colonial (dominants et dominés), son apport théorique permet de saisir des changements comme une entreprise collective19. Pour lui, il est impossible de comprendre le colonisé ou le colonisateur, sans le recours constant à la situation dans son ensemble. C’est-à-dire de comprendre le colonisé sans le colonisateur ou de les comprendre tous les deux, sans référence précise et continue à l’ensemble de la situation coloniale. Cela illustrerait, d’après Memmi, la validité épistémologique de la Sociologie dynamique par rapport à l’espace politique colonial. La Sociologie coloniale étant comprise comme une sociologie des contacts humains, il faudrait comprendre la logique du mouvement de ces rapports sociaux. L’environnement où se déroulent les relations entre les colonisateurs et les colonisés se présente d’ailleurs dynamique et leurs acteurs évoluent sans cesse, en fonction de l’un et de l’autre20.

Cette analyse s’avère porteuse pour la tentative de lecture de l’interactivité du social et du politique, dans un contexte colonial. Elle est également éclairante à propos de la dynamique des rapports entre dominants et dominés à l’heure d’après les indépendances. B. Denni et P. Lecomte font constater l’individualité de la « pratique sociale du politique » et que celle-ci est un « fait historiquement et anthropologique ment déterminé »21. Dans le sillage de cette pensée, il semble pertinent de retenir les traits des espaces africains, du Mozambique en particulier.

L’espace colonial est constitué par l’ensemble des problèmes concernant l’ensemble de l’édifice social colonial dans son rapport avec lui-même. Il est objet de discussion et de décision. En ce sens, le domaine public est porté par le rapport entre la société civile (discussion) et l’Etat. La façon d’en faire la régulation peut prendre deux sens. D’abord, dans la mesure où l’action étatique tend à agir sur les conditions de l’ensemble des sujets, dans la mesure encore où elle est politiquement orientée, le politique se trouve confronté à un problème de construction sociale de sa légitimité. La démarche de la construction conjointe de la règle par la discussion de choix au sujet de l’action sociale et de l’évaluation de son efficacité prend ici toute son importance. Ensuite, tout en se référant à la discussion des affaires publiques régulées selon des modalités contraignantes ou négociées, ses acteurs peuvent se démarquer sur le plan de l’argumentation et par rapport à l’intérêt général. Toutefois, par l’entremise de ses ressources, le pouvoir y peut s’imposer sur le plan décisionnel et entreprendre des démarches susceptibles d’aboutir, du point de vue de l’action collective. L’espace public devient donc le « lieu » de la participation politique, entendu comme expression des demandes et de la délibération, des décisions et du contrôle du pouvoir. En ce sens, comme le note P. Bourdieu, l’espace public serait le résultat d’une « imposition problématique »22. Le pouvoir en commande l’orientation par la détermination des choix à laquelle il contribue, dans l’expression des demandes, la justification et l’évaluation de ce qui se fait.

Etant donné que la segmentarité du social et du territoire est à la fois le point de départ et l’un des traits le plus marquant de l’entreprise étatique coloniale, nombre de questions s’avèrent susceptibles de configurer l’espace politique. Le territoire de l’Etat (colonial) symbolisant un fait de domination, la mise en place des appareils administratifs, la structuration du système de rôles sociaux, les politiques suivies et ses enjeux, furent, toujours, à l’origine du rapport de coopération ou conflictuel, entre colonisateurs (détenteurs du pouvoir), et colonisés23.

On essaye à ce sujet de démontrer que des ordres politiques, eux-aussi, sont des entreprises situées, faisant face à des défis contrastés suivant leurs trajectoires et contextes. Suivant ce point de vue, cela vaudrait la peine de reprendre la méthode individualiste de Max Weber : « Le pouvoir est un construit relationnel et sa dynamique n’est donc redevable qu’à l’interaction de forces sociales. Par conséquent, il se construit sans cesse des allégeances, ces dernières étant témoignées par l’existence des groupements se prêtant à lui obéir24 ». On se consacre alors à montrer comment cette entreprise se réalise en une unité (un réseau ou système), à partir de la multiplicité d’espaces ethniques et d’acteurs, tout en tenant compte de leurs connexions, d’abord dans le contexte de l’administration coloniale puis au moment post-colonial, au Mozambique.

Aboutissement de la construction du territoire étatique aussi bien que du réseau- territoire (quoi que segmenté), l’approche en termes de réseau porte en soi un enjeu. Les réseaux, suivant Leroi-Gourhan, vont de paire avec un mouvement d’extériorisation. En ce sens, ils affectent (et désaffectent), organisent et désorganisent les rythmes, les mémoires, et à travers les rythmes, le temps. Le réseau est en général, par conséquent, programmatique. La transmission de rythmes programmatiques venus d’ailleurs, du dehors, suspend d’autres rythmes et d’autres programmes25.

Les réseaux, en général, quel qu’en soit leur objet ou la matière qu’ils véhiculent (politique, pouvoir, religion, technique, échange, parenté, etc.), rejoignent dans la distance, synchronisent, rapprochent et déterritorialisent à la fois. Sous cet angle, sans sous-estimer les rapports de forces, il serait porteur pour notre champ de savoirs, d’étudier l’interactivité entre pouvoir, en tant que réseau des réseaux, et la société, dans un contexte colonial. La question est d’autant plus intéressante que, quel que soit le système des rapports de pouvoirs, le pouvoir se heurte toujours à la concurrence de divers groupements sociaux, dans la genèse de la norme et la conduite des pratiques. Car le réseau en tant que structure entraîne les comportements, tout en émergeant des interactions26. D’ailleurs, ces interactions empruntent du sens dans la multiplicité des appartenances et des systèmes de représentations de ceux qui y participent.

Tout en nous inspirant de l’analyse en termes de réseau, ce schéma est le fondement de cette analyse. Ce choix n’a pas été fait sans raison. L’action politique, on accord avec Michel Callon27, mobilise de plus en plus une grande variété d’acteurs hétérogènes. Ceux-ci entrent dans des relations de coopération/concurrence changeantes. Les différents acteurs mobilisés dans ces réseaux ont des buts, des projets et des intérêts variés, voire contradictoires.

C’est bien à la lumière de l’hétérogénéité des acteurs des espaces politiques qu’il devient pertinent qu’on s’interroge sur un certain nombre de faits. Qu’est-ce qui serait à l’origine de la multiplicité (variété) des liens entre les membres des dites sociétés sans Etat (ou La Société contre l’Etat) et l’ordre étatique colonial et post-colonial ? Pourquoi et comment parviennent-elles à concilier deux systèmes de représentations contradictoires, celles de microsociétés traditionnelles et celles de la modernité ? Si l’on admet l’existence de contradictions entre les systèmes de pouvoir moderne et traditionnel, à quelles logiques obéissent les liens qui s’avèrent, dans un certain temps, de caractère positif ou, dans d’autre temps, de caractère négatif ? S’agissant des sociétés à structure sociale multiethnique, à quoi ceux qui y remplissent le rôle d’acteurs attribuent-ils leur légitimité ?

L’analyse en termes de réseaux pourrait esquisser quelques éléments de réponse à cette problématique. La multiplicité des cultures des sociétés post-coloniales pris en compte, elle chercherait à identifier, comme le remarque V. Lemieux28, les causalités des relations d’interdépendance entre acteurs d’un ensemble social, de ses acteurs avec leur environnement. Car les systèmes sociaux reposent sur des ensembles d’acteurs interdépendants, généralement individuels et/ou collectifs. On essaye d’expliciter, du point de vue sociétal (du haut en bas), ce qui, dans leur état actuel de développement, est au cœur du maintien de ces Etats dans la durée.

Cette démarche devrait également rendre compte du phénomène de l’emboîtement de la communauté traditionnelle dans un ensemble plus vaste – celui de l’Etat. Elle devrait de même faire la lumière sur les liens qui unissent par exemple le petit chef et le grand chef traditionnel et les relations tissées entre ceux-ci et le pouvoir étatique. L’enjeu en vue, c’est de parvenir à saisir l’interactivité du social et du politique dans les sociétés africaines post-coloniales. De la sorte, on souhaite contribuer à l’éclairage des modalités d’agencement des rapports sociaux : en groupements, en organisations, en associations, tout en tenant compte de hiérarchies, réseaux de collaboration, de compétition, de conflit, qui sont à la base de l’agencement de la société globale.

Sans nier la situation de ces acteurs, l’enjeu de cette étude est double. D’abord, la visée est de faire la lumière sur l’ensemble de ressources permettant les rapports de collaboration et/ou de conflit, dans un cadre où ces construits s’inscrivent à la fois dans un rapport à la multiplicité de liens et d’appartenances ; ensuite, toujours dans le cadre de l’interactivité entre différentes appartenances sociales, on cherche de montrer comment le pouvoir réussit-il à se construire la capacité de structurer des comportements en sa faveur.

Pour exercer du pouvoir et contribuer à orienter l’action collective dans un ensemble social, il est en effet nécessaire d’être en position de mobiliser des ressources sociales, des « relations » et de savoir les utiliser29. A ce propos, il s’impose que l’on retienne une particularité. L’espace objet de cette recgercge est un espace territorialement et socialement segmenté. De ce fait, on s’inspire du concept pluraliste du pouvoir. On soutient à cet égard, comme Raymond Aron30, que dans une société le pouvoir se présente comme un construit partagé en pouvoir spirituel et temporel.

Détiennent le pouvoir spirituel ceux qui forment les manières de penser de leurs semblables, ceux qui proclament et font respecter les normes du bien et du mal, la hiérarchie de valeurs. Le pouvoir spirituel n’implique pas le recours à la force physique. S’agissant d’une colonie, le pouvoir fait l’objet de concurrence entre les modes d’allégeances institutionnalisées et non-institutionnalisées. Les pouvoirs spirituels « organisés », L’Eglise, l’école, et tous ceux qui y exercent sa fonction sociale sont dans un rapport de compétition avec les modes traditionnels de production d’allégeances. Chefferies et familles traditionnelles, dans leur qualité d’unités économiques, politiques et religieuses, peuvent entretenir des rapports conflictuels ou de coopération avec le pouvoir politique. Des conflictualités entre segments s’entretenant à l’aide du pouvoir spirituel, de la spécialité de « faiseurs du sens » peuvent également survenir, exigeant, selon les rapports de forces, des compromis politiques.

Le pouvoir temporel est, lui aussi, partageable sous forme de puissance sociale et de pouvoir politique, conduisant à la distinction entre la société et l’Etat. Pour ce qui est de la puissance sociale, elle découlerait de ce que A. de Tocqueville qualifiait de la tyrannie de l’opinion commune. Elle est le plus souvent l’expression des réseaux et des organisations qui s’érigent en interprètes du bien public. Ainsi, les « minorités actives », « les organisations corporatives », les « groupes de pression », « les groupes d’intérêts », etc., qui sont issus de « l’être collectif qu’on nomme association, sont plus forts et plus redoutables qu’un simple individu ne saurait l’être ». Ces associations sont donc en mesure de partager avec l’Etat le pouvoir social ou en constituer le contrepoids31. L’ensemble de ces éléments représente théoriquement l’environnement interne32 du pouvoir politique et qui participent à l’agencement des rapports sociaux. Le politique y est néanmoins l’entrepreneur de la société ainsi que du système d’échanges servant de socle à la structuration du pouvoir.

Max Weber se serait fondé sur cette capacité intégrative du pouvoir pour formuler sa pensée de l’Etat. Appliquée à une société coloniale, elle amène à associer l’entreprise étatique à la construction de la puissance publique, car : « l’Etat est un groupement de domination de caractère institutionnel qui cherche (avec succès) à monopoliser, dans les limites d’un territoire, la violence physique légitime comme moyen de domination et qui, dans ce but, a réuni dans les mains des dirigeants les moyens matériels de gestion. Ce qui veut dire qu’il en a exproprié tous les fonctionnaires qui, suivant le principe des « états », en disposaient autrefois de leur propre droit et qu’il s’est substitué à eux, même au sommet de la hiérarchie »33.

Ce principe serait susceptible d’être universel car l’Etat est avant tout une réalité territoriale. En effet, partout le développement de l’Etat a pour point de départ l’acte d’exproprier les puissances « privées » indépendantes qui, à côté de lui, détiennent un pouvoir administratif. C’est-à-dire tous ceux qui sont propriétaires de moyens de gestion, de moyens militaires, de moyens financiers et de toutes sortes de biens susceptibles d’être utilisés politiquement. Mais on s’interroge si la voie de parvenir à l’Etat au sens de M. Weber s’impose de façon uniforme dans tous les espaces politiques. Dans l’hypothèse où la réponse est affirmative, que dire des cas où ce sont les conquis qui deviennent les dominants ? Ou de la proposition qui veut que les rapports de parenté cèdent la place à des rapports de domination de groupes, à des fonctions d’autorité supra-lignagère, au sein d’une mécanique parfois très centralisée et hiérarchisée du pouvoir ? La même question s’avère pertinente lorsqu’on constate dans bon nombre de pays africains la capacité des formes localisées du pouvoir (chefferies, communautés religieuses ou ethniques) à interagir – de façon coopérative ou conflictuelle - avec les espaces centraux de l’appareil étatique post-colonial. C’est par rapport à l’itinéraire et aux spécificités des espaces politiques africains qu’on souleve les questions suivantes. L’Etat ne peut-il résulter, aussi, d’une longue durée, d’une anthropologie d’un espace politique pluriethnique, ouvert à son environnement externe ? Ne serait-il pas, dans la pratique quotidienne, un produit d’une coalition d’entrepreneurs donnant place à un ordre politique, ce dernier étant doté d’une capacité de contrôle de l’action collective ?

A l’opposé de l’approche en termes d’Etat-nation, le schéma dont s’inspire cette recherche souhaite éclairer comment, dans l’espace politique mozambicain, dominants et dominés parviennent à construire le centre politique. De façon corollaire, on s’ intéresse aux stratégies à travers lequelles cette centralité réussit à entreprendre l’intégration sociale - et donc, d’un système d’Etat. On essaye ainsi de faire la lumière sur ce qui y fait la source de l’ordre et des dysfonctionnements politiques, dans un contexte où territoires, cultures et identités particulières restent encore des éléments actifs, dans l’agencement du politique.

Bien que suivant une lecture binaire de rapports sociaux, les marxistes, eux aussi, s’accordent quant à ce construit de l’autonomie de l’Etat. Pour Marx34, par exemple, le pouvoir exécutif, contrairement au pouvoir législatif, exprime l’hétéronomie de la nation, en opposition à son autonomie. Il se sert à cet effet de son immense organisation bureaucratique et militaire, avec son mécanisme étatique complexe et artificiel, son armée de fonctionnaires. Tout cela débouche sur la centralisation, mais, en même temps aussi, l’étendue, les attributs et l’appareil du pouvoir gouvernemental.

On considère l’existence compte de points communs entre le raisonnement de K. Marx et de M. Weber. Touts les deux mettent l’accent sur le fait que le pouvoir repose sur la monopolisation des moyens de contrainte. Mis à part l’association de l’Etat à la « domination d’une classe » comme résultat de la concentration des ressources de la contrainte, Marx aurait néanmoins sous-estimé l’effet d’autres formes de pouvoir persistantes à l’intérieur de l’Etat. Max Weber a en revanche réussi à montrer à travers ses types idéaux de rapports sociaux que l’exercice de la contrainte physique s’appuie sans cesse sur la recherche de la communication légitimatrice des actions du pouvoir. S’inspirant de la conception pluraliste du pouvoir, cette thèse suit ce schéma. Le pouvoir étatique se démarque certes par la monopolisation des moyens de l’exercice de la contrainte mais il est concurrencé par d’autres formes de pouvoir. Selon les rapports de forces, ces dernières peuvent apporter au premier davantage de puissance ou l’affaiblir.

En second lieu, le pouvoir doit s’affirmer comme un construit doté de capacité de structurer l’action collective en sa faveur et, par-là, comme facteur constitutif de la société. Sous l’influence de la pensée holiste, E. Durkheim a attribué au pouvoir l’entreprise sociétale, témoignée par un système de rôles hiérarchisés et avec des groupes de statuts respectifs. Les normes et les valeurs y symboliseraient le pouvoir, détermineraient la raison et l’être social. Les premières entraîneraient par conséquent un rapport identitaire des individus et des groupes sociaux à ce même système. D’après E. Durkheim, il aurait deux formes très différentes de solidarité sociale. D’abord, la solidarité mécanique, serait due à la similarité de consciences, à la communauté des idées et des sentiments ; ensuite, la solidarité organique, serait au contraire un produit de la différenciation des fonctions et de la division du travail social. La communauté serait, dans cette perspective, la forme sociale correspondant le plus exactement à un type de « solidarité mécanique » qui se trouverait « à l’état de pureté » presque absolue dans ces sociétés primitives où les consciences et même les organismes se ressemblent tels des êtres indiscernables, où l’individu est tout entier absorbé, où la tradition et la coutume règlent jusque dans le détail les démarches de la famille.

Ces distinctions gardent sans aucun doute de l’intérêt en ce qu’elles proposent des « types » conceptuels pour la saisie du comportement et de la culture politique dans chaque espace social. Mais l’analyse en termes de types idéaux présente ses limites lorsqu’on s’efforce d’éclairer les dynamiques sociales. Les typologies établissent un cadre social à caractère statique, ne pouvant, par conséquent, expliquer comment s’opère la mutation qui ferait d’une société une catégorie et démontrer le développement réel des formations sociales. Au milieu des caractéristiques qui ont été repérées dans les sociétés post-coloniales, conflits entre groupes, affrontements de modèles de l’organisation sociale, relations à distance, stratégies familiales, etc., ces sociétés évoquent davantage les sociétés de type organique. Il nous reste à essayer de saisir leurs réactions à la règle structurant la société globale tout en tenant compte de leurs processus de régulation autonome.

Tout en s’inspirant du modèle descriptif du fonctionnement des organismes vivants, les analyses structuro-fontionnalistes apportèrent les premiers types d’approche systémique. A l’instar des fonctions des organes dans un organisme, au pouvoir reviendrait le rôle d’administrer de façon cohérente la société globale. Pour Talcott Parsons par exemple, le pouvoir remplit au sein du sous-système politique l’exact équivalent du sous-système économique. Comme l’argent, le pouvoir circule ; il connaît des circulations analogues, de même qu’il représente un véritable instrument d’interaction entre les composantes du système social. Selon lui, « Le pouvoir est la capacité d’obtenir que les unités appartenant à un système d’organisation collective s’acquittent de leurs obligations lorsque celles-ci sont légitimées par leur apport aux buts collectifs ; en cas de refus, il y a possibilité de recourir à des sanctions négatives à l’égard des récalcitrants ». Le pouvoir apparaît, selon T. Parsons, comme ressource primordiale dans la recherche et l’obtention des buts communs : il implique toujours le recours à la force physique, qui joue à son égard le même rôle d’étalon universel que l’or à l’endroit de la monnaie. Les théories parsoniennes présentent une véritable matrice des multiples analyses sociologiques, qui ont été depuis lors consacrées au phénomène politique ; la plupart des auteurs recourent en effet aux notions de pouvoir et de système35.

Dans le sillage de ce dispositif conceptuel, David Easton et Jean W. Lapierre considèrent que la société, dans sa globalité, est décomposable en plusieurs systèmes dont l’autonomie est relative et variable, revenant au système politique la fonction d’allocation autoritaire de valeurs. Lapierre pour sa part, définit le politique comme « l’ensemble de processus de décision qui concerne la société globale ». A ses yeux, le processus décisionnel constitue le cœur même du système politique. Celui-ci fonctionnerait sur la base d’informations venant de l’énergie de son environnement. Ce sont les inputs, les demandes qui affluent de l’extérieur et qui vont mobiliser le système. La formation des demandes résulte de deux facteurs : les insuffisances des autres systèmes sociaux, dues à leurs dysfonctionnements internes ou aux limites que leurs imposent les contraintes auxquelles ils sont exposés ; ces demandes peuvent venir aussi des innovations produites par les autres systèmes sociaux et les décalages qu’elles induisent. Ces inputs se trouvent filtrés et sélectionnés et les réponses produites sont le résultat de processus d’interaction entre les différents rôles politiques. Les outputs du système politique, sont les décisions qui résultent d’un choix qui met en jeu les compétences et les pouvoirs des détenteurs des rôles stratégiques. C’est le modèle s’inspirant de la cybernétique pour décrire le fonctionnement du système d’après lequel les systèmes politiques seraient dotés d’une capacité rétroactive leur permettant de répondre aux perturbations de son environnement.

Alors que les fonctionnalistes privilégient les qualités d’adaptation externe qui fonctionnent sur les modes de régulation d’une structure, le modèle cybernétique permet d’envisager les variations d’états d’un système dans une perspective d’auto transformation. Le couple démande-réponses qui modèle l’action politique renvoie à une conception qui privilégie l’adaptation, l’équilibre et la reproduction harmonieuse d’ un ensemble systémique. Ceci, au détriment d’une prise en considération de l’action politique entendue comme exercice et mise en jeu permanente d’un pouvoir humain qu’on ne saurait réduire à la compétence d’une machine décisionnelle. C’est sur quoi porteront les analyses des faits politiques prenant en considération le pouvoir comme facteur de l’agencement des rapports sociaux, à la lumière de la dimension stratégique, interactive et de l’échange inégalitaire des rapports humains.

Attachés à la lecture binaire des rapports sociaux, les marxistes voient dans l’appropriation des moyens de production par l’une des classes sociales la racine de la domination, traduite par le contrôle des appareils étatiques. Dans cette logique, Marx évoque maintes fois le rôle fonctionnel de l’appareil de l’Etat comme remplissant le rôle d’organisation de la domination de la classe détentrice des moyens de production. Lénine analysera « l’Etat comme force spéciale de répression par la classe dominante ». Althusser précisera que l’Appareil répressif d’Etat fonctionne à la violence tandis que les Appareils idéologiques de l’Etat fonctionnent à l’idéologie : « L’Appareil répressif d’Etat fait appel de façon massivement prévalente à la contrainte, mais n’exclut pas l’action idéologique de l’Etat ».

Althusser a peut être développé le raisonnement marxiste, en essayant d’ébaucher une théorie des appareils ainsi que l’explication de leur rôle dans les structures sociales. Pour lui, la plupart des sociétés sont dominées par un bloc de classes, plus ou moins solidement liées ; dans la plupart des sociétés, la domination de classes qui fondent l’Etat est, de ce fait, riche en contradictions internes ; en même temps qu’il est soumis par les classes dominées à une contestation, celle-ci peut se faire sentir jusque dans l’Etat. Dans toute société, l’idéologie dominante est celle qui véhicule les appareils idéologiques prépondérants ; la dépendance de ceux-ci à l’égard du bloc des classes dominantes est gérée par l’Etat, la maîtrise des appareils idéologiques servant comme un support de l’indépendance économique, de l’adhésion et de la fidélité de leurs publics : si bien que les appareils idéologiques sont imprégnés par l’idéologie dominante, mais non soumis à celle-ci. Tous les appareils idéologiques s’opposent, suivant Althusser, en un affrontement incessant, pour faire valoir la variété d’idéologie dont chacun d’eux est le producteur et le gardien, affrontement où se reflètent tous les conflits de toute société.

La sociologie actionniste et compréhensive de Max Weber nous apprend que le pilier du pouvoir est à deux faces, le premier étant le contrôle de la coercition, le second, le contrôle des systèmes de légitimation. Par le biais de ces hypothèses, c’est de la sociologie webérienne que nous retenons les définitions qui suivent : le pouvoir (mucht) comme une relation sociale qui permet de faire triompher la volonté de celui qui l’exerce indépendamment de savoir quelles ressources sont utilisées pour triompher des résistances rencontrées ; la domination (Herrschft) est la chance pour des ordres spécifiques36 de trouver obéissance de la part d’un groupe déterminé d’individus.

La qualification que Weber donne à de différentes formes de communautés politiques reste pourtant imprégnée d’un certain évolutionnisme. Weber remarque d’abord que toutes les sociétés ne sont pas politiques, que le politique s’est construit comme modèle d’organisation des sociétés, à une étape de l’histoire de l’humanité, lorsque celles-ci se sont stabilisées dans un modèle d’organisation territoriale. Le pouvoir à son stade achevé ne se rapporterait qu’à la mise en vigueur d’un ordre, assuré par l’application et par la menace de la contrainte physique de la part du personnel gouvernant : territorialisation et usage de la violence aux fins du maintien de l’ordre sont ainsi les conditions nécessaires à l’apparition du groupement politique. Mais surtout, Weber nous introduit à une sociologie de l’Etat qui reste tentée d’évolutionnisme : « il convient de définir l’Etat conformément à son type moderne, car par son développement achevé, il est absolument moderne ». M. Weber suggère ainsi de façon claire que la construction étatique s’insère dans un processus de modernisation politique des sociétés. Il renoue, par ce biais, avec le paradigme évolutionniste, proposant de facto les critères d’une modernisation politique : différenciation et institutionnalisation d’une direction administrative, épanouissement d’une forme de légitimité de type rationnel-légal, se traduisant également par l’essor d’une bureaucratie dépersonnalisée, compétente et par la prédominance de la loi.

Mis à part sa perspective évolutionniste, la sociologie weberienne se distingue par son approche interactionniste des faits politiques : l’ordre politique est avant tout présenté comme la résultante d’un combat d’individus et de groupes dotés d’intérêts matériels et valeurs divergentes. M. Weber s’identifie ainsi par référence à un modèle d’organisation et de légitimation de la domination instable par nature et faisant place à une très grande variété de cas historiques concrets. La méthodologie weberienne s’ouvre à la singularité et à la diversité dans la qualification et l’analyse des communautés politiques et se distingue, par-là, de l’évolutionnisme pur.

Appliquée à la problématique de l’interactivité du social et du politique entre la tradition et la modernité, cette relativisation semble porteuse à deux égards : d’abord, la prise en compte de la signification (sens) comme composante de l’action et comme source de différences d’une société à l’autre ; ensuite, le recours à la méthode de type idéal permet de mieux souligner l’irréductible individualité des cas concrets d’organisation politique des sociétés. Quant aux espaces politiques post-coloniaux, ce raisonnement sociologique est en outre utile. Il peut aider à éclairer le phénomène du pouvoir comme un construit relationnel dans un cadre où cette interactivité, relevant de repères institutionnels multiples, traduit la négociation entre des ordres sociaux et l’ordre politique.

En ce sens, la dimension relationnelle du pouvoir est ici élargie dans le but d’illustrer des cas intrinsèques à des espaces politiques où le pouvoir se présente à la fois comme ressource d’action et bien inégalement partagé. Pouvant dans ce contexte relier groupements relevant d’espaces de la tradition et/ou de la modernité, le pouvoir figurera à la base d’une chaîne d’acteurs animés par des enjeux multiples. La coordination de l’action collective reviendra à ceux qui s’y placent sur les hiérarchies de la centralité, en fonction du poids de leurs ressources politiques. La dimension relationnelle du pouvoir pourra aider, semble-t-il, à faire lumière sur d’autres processus d’intégration et de construction de systèmes d’Etat, dans les espaces anthropologiques où l’Etat-nation n’en est pas la cause.

Les modes de saisir et d’interpréter le phénomène de pouvoir que l’ont vient de recenser sont devenus classiques. Ils auraient été pris pour la matrice donnant lieu à des approches contemporaines du rapport du pouvoir à la société et, inversement, de la société au pouvoir. Chacune à sa manière, ces raisonnements en tirent des points de convergence pour s’accorder quant aux assises et au rôle fonctionnel du pouvoir. Elles mettent en relief le fait que le pouvoir ne peut s’affirmer en tant que tel sans recours à un ensemble de ressources interagissant de façon complexe. Ce dont il est question, c’est l’interactivité des ressources de pouvoir provenant du champ économique, de la sphère de la communication et celles relevant de la production et monopolisation de la coercition.

Ainsi, d’Amitaï Etzioni distingue le pouvoir fondé sur la coercition, le pouvoir fondé sur la capacité de distribuer des avantages matérialisables et, enfin, le pouvoir fondé sur l’aptitude à mobiliser des convictions37. Kenneth Boulding analyse le pouvoir comme un construit reposant sur la menace de détruire ou la capacité d’infliger un dommage (Threat power) ; la capacité de produire et d’échanger des marchandises, en relation avec le droit de propriété (economic power) ; enfin, ce qu’il tient pour integrative power se fonde sur des relations sociales émotionnellement marquées par le respect, l’affection, la légitimité », mais aussi l’identité sociale et le sentiment d’appartenance au(x) groupe(s)38.

Dans le sillage de la pensée marxiste, tout en mettant en valeur quelques apports de M. Weber, P. Bourdieu a construit un modèle de causalité structurale et réciproque, entre les divers champs de la pratique. La matrice de la domination y est associée au champ économique car ce sont des rapports qui s’y nouent qui permettent l’accès différencié au capital économique. Ceux que le détiennent, par besoin de l’agencement de rapports sociaux dans un marché concurrentiel, s’adonnent, par conséquent, à la stratégie de le convertir en capital relationnel et symbolique. Tel exercice leur apporterait davantage de capital économique, considéré à la racine de la domination en dernière analyse. Néanmoins, la sociologie de Bourdieu ne décrit pas de classes sociales, divisées par des systèmes d’intérêts et de valeurs irréductibles mais une société d’ordre, une société hiérarchique, unifiée par un symbolisme commun39.

Bien que porteuse pour la compréhension de rapports sociaux entre groupements à statuts sociaux opposés, il semble que la sociologie de la pratique ait ses limites. Il est certain que les groupes de statuts obéissent à des stratégies de conversion et de réappropriation de leurs capitaux (économique, relationnel et symbolique). Mais il est également intéressant d’accorder de l’importance aux origines du phénomène de déstructuration/reconstruction des modes de domination, pouvant parfois bouleverser les structures sociales, altérer les rapports de forces, en faveur ou en défaveur d’un certain groupe. L’analyse des rapports sociaux dans un cadre colonial et post-colonial ne peut nier cette réalité.

Pour Michel Crozier et Erhard Friedberg40, le pouvoir peut se définir comme l’échange déséquilibré de possibilités d’action, c’est-à-dire de comportements d’acteurs individuels et/ou collectifs. Cette définition souligne le lien irréductible entre pouvoir et échange, même si cet échange est toujours et en quelque sorte déséquilibré ; pas de pouvoir sans relation et, simultanément, pas de relation sans échange. C’est la dimension instrumentale du pouvoir. On ne met pas en place de relations de pouvoir gratuitement ou pour l’unique plaisir d’en avoir. On s’engage dans une relation de pouvoir dans le but d’obtenir la coopération d’autres personnes et pour la réalisation d’un projet.

Dans la perspective de ces auteurs, pouvoir, coopération et conflit ne sont pas contradictoires, mais sont la conséquence naturelle de l’un et de l’autre. Dans la mesure où celui-ci est une relation, il ne peut être imposé de façon unilatérale par ceux qui en posséderaient à ceux qui n’en ont pas : il est inséparable des processus d’échange négocié qui se greffent sur la relation et qui font qu’il comporte toujours un élément de réciprocité. Pour ces auteurs, le pouvoir doit donc être défini comme la capacité d’un acteur à structurer des processus d’échange plus ou moins durables, en exploitant contraintes et opportunités de la situation pour imposer les termes de l’échange favorables à ses intérêts.

De ce fait, le fonctionnement des organisations, des systèmes de pouvoir, n’est plus conçu comme l’adaptation des individus à des rôles et à des contraintes, mais comme le résultat d’une série de jeux auxquels participent les différents acteurs qui obéissent à des règles formelles : c’est en référence à ces règles que se circonscrit l’ensemble des stratégies rationnelles. A la différence des sociologues structuro-fonctionnalistes, qui voyaient dans les rôles fonctionnels l’origine de l’équilibre d’un système, M. Crozier et E. Friedberg entendent produire une méthodologie apte à cerner le fonctionnement des institutions humaines en se donnant un objet précis : le « système d’action concret ». Les acteurs y tirent avantage au sein de sa propre filière ; des relations qu’ils y entretiennent avec l’autre sont orientées de sorte que chacun soit à la fois régulateur et régulé.

On est redevable à cette perspective de dialectisation des rapports sociaux par M. Crozier et E. Friedberg car elle a permis l’ouverture de nouveaux horizons analytiques du phénomène bureaucratique. L’approche de rapports de pouvoirs en termes de relations humaines permettra d’envisager cette entreprise autrement. Elle s’avèrera non pas comme une structure de règles s’imposant en raison de sa rationalité mais comme un produit de rencontre des acteurs de l’organisation. Celle-ci sera ainsi une entreprise toujours à inventer, un construit en partie imprévu, de leurs stratégies ; la construction, nécessairement particulière, qui correspond à un certain état de rapports de régulations formelle et autonome.

Crozier et Friedberg représentent certes des références indéniables de l’évolution de la pensée analytique des rapports sociaux dans des organisations. On peut remarquer que leur analyse du fonctionnement organisationnel en termes de jeu fait cependant problème. Elle implique de la part des acteurs un type particulier de rationalité. Chacun est censé en effet optimiser ses gains en se pliant à des règles unanimement acceptées. Cette thématique reproduit d’ailleurs fidèlement le discours spontané des acteurs politiques. Tout se passe comme si les différents individus étaient toujours également partenaires. Cela signifierait que chacun partage la même représentation des enjeux et des contraintes et présuppose l’existence d’un cadre homogène au sein du dispositif administratif global. Une telle conception s’avère quelque peu adéquate dans la mesure où elle nie non seulement l’existence de décalages entre les représentations des individus ou des groupes concernés mais en outre la réalité des rapports de force qui définissent aussi toute action politico-administrative.

Ces apports enrichissent la perspective dont s’inspire cette étude. S’il est vrai que le primat du pouvoir est un construit au fondement de la société, il n’en reste pas moins vrai qu’il est avant toute une entreprise redevable à la relation et à l’interactivité sociale. La question que l’on pose sur cette base exige que l’on approfondisse les savoirs sur les rapports sociaux, dans le contexte colonial. Dans le cadre où la segmentarité sociale est inéluctable, le pouvoir ne serait-il, lui aussi, qu’un construit segmentable et fondé, de la sorte, sur des compromis politiques. Si c’est le cas, sous quelle forme se présenterait-il dans une société entre la tradition et la modernité, dans une collectivité industrialisée ou encore dans une société coloniale ? Dans un système colonial, où dominants et dominés s’attachent à des genres discursifs disparates et intrinsèques à leurs cadres de vie, mais liés par des rapports sociaux en place, cette segmentarité du pouvoir n’aurait-elle pas été à l’origine de la société ? Cette particularité du pouvoir et les négociations intrinsèques aux espaces politiques n’expliqueraient-elles pas la dynamique du rapport entre le pouvoir et réseaux sociaux ?

L’enquête menée au sujet de la société coloniale, au Mozambique, illustre le phénomène de l’assemblage interactif des genres discursifs – ensemble de moyens d’orientation de l’action collective - hétéroclites dans une relation sociale construite et ordonnée par le politique41. L’architecture et l’agencement de rapports sociaux selon la logique de l’articulation de genres discursifs, dévoile que ceux-ci peuvent également se fonder sur la coalition des pouvoirs. Les statuts politiques de ceux-ci s’imposeraient et se différencieraient d’après des ressources à leur portée, ce que représenterait de même leurs contextes situationnels. N. Elias a laissé à ce propos un répertoire théorique traitant la société comme un réseau. Du fait de sa nature composite, on y distinguerait des réseaux politiques, administratifs, de ceux concernant les intérêts organisés et informels. Leur existence s’expliquerait non seulement par les chaînes de transactions mais aussi par le pouvoir, qui y gère leurs rapports de coopération et de conflit. Comme l’ont remarqué Mitchel et Barnes et V. Lemieux42, les réseaux dans leur dimension formelle relèvent d’un ensemble de propriétés à retenir : d’abord, les transactions de ressources ou des produits de l’action qui sont les biens et les informations, mais aussi les personnes ; en second lieu, l’identification et la différenciation des statuts qui tiennent aux postes sociaux occupés par les acteurs.

Ces identifications se manifestent surtout en relation à la sociabilité (parenté, amitié, voisinage) mais également dans les rapports entre les postes occupés dans les organisations, ces dernières pouvant consister en des transactions ou en des contrôles ; puis, les liens qui se nouent dans un réseau s’expliquent par le fait qu’ils renferment de l’information structurante ou des finalités. En ce sens, les finalités orientent l’action. Elles s’appliquent aux niveaux des statuts et des transactions ; enfin, les connexions de contrôle entre les acteurs. Le contrôle consiste en contraintes sur la variété de l’action. Il peut s’exercer aux différents niveaux d’un système d’action.

Dès lors, on essaye d’apporter des éléments de réponse à la problématique au sujet de la société, dans le contexte où elle renferme une pluralité d’espaces sociaux et, par-là, une diversité de genres discursifs. Tel que l’ont noté Mikhail Bakhtine et J.-F. Bayart, les sociétés politiques sont marquées par la co-existence de genres discursifs :

‘Les sociétés politiques ne forment pas de totalités culturelles. Elles abritent en leur sein une pluralité de « genres discursifs » du politique dont la série n’est pas infinie /…/ et qui sont en théorie irréductibles l’un à l’autre. Un genre discursif du politique correspond à un type relativement stable d’énoncés plus ou moins homogènes. La diversité irréductible des genres discursifs du politique fonde l’hétérologie constitutive de toute la société, c’est-à-dire son hétérogénéité radicale que le culturalisme – avec d’autres courants de sciences humaines – s’acharnent à dissimuler. Mais, simultanément, l’existence d’un nombre fini des genres discursifs tend à limiter cette hétérologie en proposant aux acteurs une palette de répertoires. Chaque genre, si seulement c’est un genre essentiel, est un système complexe de moyens et de manière de prendre, pour la parachever tout en la comprenant. Le genre est l’ensemble de moyens d’une orientation collective, avec une vision d’achèvement43. ’

A ce point, on se permet de soutenir que le pouvoir est un construit relationnel et interactif, qui est au centre de la formation sociale. La réussite ou l’échec dans cette entreprise est liée à la capacité de mobilisation de ressources politiques à l’encontre ou favorisant le primat du pouvoir. Cela va de pair avec son rapport au territoire, dont l’unité relève de la mise en réseau de l’ensemble de ses sous-unité, mais aussi aux réseaux sociaux. Pour ce qui est de ces dernières, le pouvoir y tire ses ressources d’action, acte auquel est due sa structuration mais aussi la segmentation de la société, selon que ses différents segments seraient éloignés ou proches du pouvoir. La place occupée par chacun des segments dans la société-réseau se traduit par des genres discursifs distincts et qui sont à la fois expressifs de la segmentarité sur le plan matériel et symbolique de la société. Facteur de l’agencement du politique, la segmentarité sociale dans le contexte colonial (ou post-colonial) s’y affirme à double titre : il est d’abord manifestation du processus de la genèse sociétale, due à l’assemblage des sociétés selon les stratégies des puissances coloniales puis comme conséquence de la différenciation sociale inéluctable dans la production du politique. Dans ces différentes démarches de trajectoire, dans un cas ou dans l’autre, le pouvoir est, suivant G. Balandier44, essentiellement ambigu. Il domine ceux qui le détiennent et dont la domination sur les sujets est limitée. Il confère la capacité de manifester des forces, mais leur mauvais usage peut faire reapparaître la violence et, avec elle, le désordre. Il se situe au dessus de la société, mais il est organisateur des inégalités et des hiérarchies principales selon lesquelles celle-ci est constituée. Il est facteur d’unification, alors que la compétition et la domination sont de sa nature.

Notes
15.

Il peut s’agir de ressources monétaires, des postes apportant du pouvoir et de l’influence politique dans les appareils partisans, étatiques ou dans d’autres Organisations. Ces biens se traduisent, à leur tour, comme des biens symboliques.

16.

Cf. BRAUD, Philippe, “Du pouvoir en général au pouvoir politique », GRAWITZ, M.-LECA, J., Traité de science politique, Vol. I, Paris, PUF, 1985, pp. 335-393, p. 336 ; CHAZEL, François, « Pouvoir », BOUDON, Raymond, Traité de sociologie, Paris, PUF, 1992, 569p, p. 196-225

17.

Voir commentaires lors de ce chapitre.

18.

Voir par exemple MBITI, John, Religion et philosophie africaines, Yoandé, éd. Clé, 1972, 299p ;THOMAS, Louis-Vincent et al., La terre africaine et ses religions, Paris, Librairie Larousse, 1975, 335p.

19.

Voir MEMMI, Albert, “Sociologie des rapports entre colonisateurs et colonisés », Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. XXII, Nouvelle série, Quatrième année, Janvier-Juin 1957, pp. 85-95, p. 87.

20.

Ibid., p. 88.

21.

LECOMTE, Patrick, - DENNI, Bernard, Sociologie du politique, Grenoble, PUG, 1992, 236p, pp. 42-55.

22.

Cf. BOURDIEU, Pierre, “L’opinion publique n’existe pas”, Les Temps modernes, Janv. 1973, pp. 5-23 ; Voir aussi RAYNAUD, Philippe – RIALS, Stéphane, Dictionnaire de philosophie politique, Paris, PUF, 1996, 776p, pp. 443-447.

23.

Voir commentaires infra. On prendrait à ce sujet distance de B. Badie car il rattache la configuration du politique dans le contexte colonial ou post-colonial à l’action exclusive de forces externes. La thèse de B. Badie, synthétisée dans des formules de « greffe de l’Etat », de l’« l’importation de l’Etat » ou encore dans ce qu’il tient pour « l’occidentalisation de l’ordre politique », est antithétique à la lecture interactioniste des systèmes politiques. Si l’on suivait cette approche, on risquerait de ne pas porter à la surface des éléments éclairant les phénomènes politiques, dans le cadre de l’interactivité des forces qui les dépasse, mais gardant leur individualité comme construits socialement déterminés. Il se peut qu’on soit ici en présence d’une entreprise théorique due à l’effet de projection. Lorsqu’on observe un comportement de la part d’un sujet que l’on connait mal, on a tendance à suppléer à ce manque d’information en lui attribuant des traits propres à nous-mêmes ou encore à notre milieu : « La raison, a dit Hume, est servante de la raison ». L’attachement des chercheurs à l’ensemble de références engendrées et intégrées par le processus de socialisation n’est donc pas à sous-estimer. La conséquence en est la tendance à prendre les construits sociaux du milieu d’origine pour des modèles à accomplir et à universaliser. Néanmoins, l’on s’aperçoit à travers quelques ouvrages de B. Badie, d’une critique de sa pensée sociologique. Cela lui a permis, (semble-t-il), de se rendre compte que les construits politiques sont, comme l’ont montré P. Lecomte et Bernardi Dennis, historiquement et anthropologiquement determinées. Voir BADIE, Bertrand, Les deux Etats. Pouvoir et Société en Occident et en Terre d’Islam, Paris , Fayard, 1987 ; BOUDON, Raymond, « Action », in BOUDON, R. – BOURRICAUD, F., Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, PUF, 1982, pp. 21-53, p. 41.

24.

D’après cette approche, tout phénomène social, quel qu’il soit, est toujours le résultat d’actions, d’attitudes, de croyances et de comportements individuels. Le sociologue qui détient l’explication doit retrouver le sens des comportements individuels qui en sont la source. Par ce biais, l’on rend compte que l’acteur social n’est pas suspendu dans une sorte de vide social. Il suppose au contraire que l’acteur a été socialisé, qu’il est en relation avec d’autres acteurs qui, comme lui-même, occupent des rôles sociaux, ont des croyances. Voir Voir WEBER, M., cité, BOUDON, Raymond, « Action », in BOUDON, R. –BOURRICAUD, F., op. cit., pp. 21-53.

25.

On s’inspire ici de la réflexion de STIEGLER Bernard, « Réseaux et communauté : A l’époque du temps réel et industriel » Les Annales de la recherche urbaine, n° 34, pp. 5-14.

26.

FORSE, M. – DEGENNE, A. cités, COLONOMOS, Ariel, “Sociologie et sciences politiques : les réseaux, théories et objets d’études”, RFSP, Février 1995, pp165-178, p.166.

27.

Voir CALLON, Michel, “Introduction générale », in CALLON, Michel, Réseau et Coordination, Paris, éd. Economica, 1999, pp. 1-11, p. 4.

28.

LEMIEUX, Vincent, Réseaux et appareils : logiques des systèmes et langages des graphes, Québec, Maloines, 1982, 125p, p.17.

29.

Cf. BOURDIEU (1978) ; BONARCICH (1987) et d’autres, LAZEGA, E. –LEBEAUX, M., « Capital social et contrainte latérale », Rev. Franç. Sociol., XXXVI, 1995, pp. 759-777, p.759.

30.

ARON, Raymond, “Notes sur la stratification du pouvoir” (Extrait de Raymond Aron, « Note sur la stratification du pouvoir », Revue française de science politique, Juill.-Sept., 1954, pp469-476), BIRNBAUM, Pierre, Le pouvoir politique. Textes et commentaires. Science politique,Paris, Dalloz, 1975, 241p, pp. 89-95.

31.

Voir à ce propos BOUDON, Raymond, « Le pouvoir social : Variations sur un thème de Tocqueville », Commentaire, Vol. 16, n°62, Eté 1993, pp. 311-322.

32.

D’après les auteurs de la démarche stratégique, « Aucune organisation ne peut exister sans établir des relations avec son milieu ou environnement. Car elle en dépend doublement. D’une part, pour obtenir des ressources matérielles et humaines nécessaires à son fonctionnement (fournitures, personnel, etc.) ; d’autre part, pour placer ou « vendre » son produit, qu’il s’agisse d’un bien matériel ou d’une prestation immatériel. De ce fait, les « environnements pertinents » d’une organisation, c’est-à-dire les segments de la société avec lesquels elle est ainsi en relation constituent pour elle toujours et nécessairement une source de perturbation potentielle de son fonctionnement interne, et donc une zone d’incertitude majeure et inéluctable. Les individus et les groupes qui, par leurs appartenances multiples, leurs capitaux de relation dans tel ou tel segment de l’environnement, seront capables de maîtriser tout au moins en partie, cette zone d’incertitude, de la domestiquer au profit de l’organisation, disposeront tout naturellement d’un pouvoir considérable au sein de celui-ci », Cf. CROZIER, M.- FRIEDBERG, E., L’Acteur et le système : Les contraintes de l’action collective, Paris, éd. Du Seuil, 1977, 498p, pp. 85-86.

33.

Cf. WEBER, M., « Les Hommes politiques professionnels », (Extrait de Max Weber, Le Savant et le politique, Librairie Plon, Paris, 1959, pp. 107-109, BIRNBAUM, Pierre, op. cit.,pp. 84-86.

34.

Voir MARX, Karl, “Pouvoir d’Etat et classes sociales” (Extrait de K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Ed. Pauvert, 1964, pp. 346-350 et pp. 359-360), in BIRNBAUM, Pierre, op. cit., pp.80-84. FOSSAERT, Robert, La société. Les appareils, t. 3, Paris, éd. Du seuil, 1978, 443p, pp. 16-26.

35.

Il y a lieu de remarquer les faiblesses de ces courants théoriques. Qu’il s’agisse de la variante holiste, d’E. Durkheim, ou de la variante développé par T. Parsons, ces paradigmes n’analysent pas de façon systématique les conditions à l’origine de la formation du groupe social dominant. En effet, l’idée de dominance – structure économique, politique et pouvoir social – n’est pas théorisée chez ces auteurs.

36.

Dans la sociologie de M. Weber, cela renvoie à ce que les relations de pouvoir soient simultanément considérées comme des rapports aux systèmes de croyances juxtaposées, dont le devenir est vu comme une tendance à la rationalisation. M. Weber en identifie trois : le système traditionnel, le système charismatique et le système rationnel-légal.

37.

ETZIONI, d’Amitaï, cité, BRAUD, Philippe, Sociologie politique (3 ème éd.), Paris, L.G.D.J., 1996, 577p, p. 58 ; voir aussi ETZIONI, Amitaï, « Social control », International Encyclopaedie of Social Science, 1988, pp. 22-29, p27 et suiv. ; The comparative Analysis of Complex Organisations, New York, Free Press, 1961, 197p, p.7 et suiv.

38.

BOULDIND, Kenneth, Power. A General Theory, London, Sage, 1989, p.72 et s/s.

39.

Voir CAILLE, Alain, Don, intérêt et désintéressement. Bourdieu, Platon et quelques autres, Paris, éd. La découverte/M.A.U.S.S., 1997, 287p, pp. 80-92

40.

Voir FRIEDBERG, Erhard, Le pouvoir et la règle : dynamique de l’action organisée, Paris, Seuil, 1993, 387p, pp111-118 ; CROZIER, M.- FRIEDBERG, E., L’Acteur et le système : Les contraintes de l’action collective…op. cité, pp. 69-70 et 211-294

41.

Voir BAYART, Jean-François, L’illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996, 306p, pp. 111-117

42.

Voir LEMIEUX, V., Réseaux et appareils : logiques des systèmes et langages des graphes, …op. cit., p. 23.

43.

BAYART, J.-F., L’Illusion identitaire…. Op. cit., p. 114.

44.

BALANDIER, G., “L’anthropologie africaniste et la question du pouvoir”, Cahier internationaux de Sociologie, Vol. LXV, 1978, pp. 197-211 et 204