Modèles d’analyse en Afrique : remarques critiques

Sources anthropologiques

A la lumière des changements que l’on vient de recenser au sujet des sociétés africaines post-coloniales, l’anthropologie classique est malheureusement dépourvue d’outils susceptibles d’en faire l’éclairage. Cela tient aux insuffisances du paradigme culturaliste, qui fut le support méthodologique de la construction de savoirs dans ce domaine scientifique. S’inspirant des théories darwiniennes de l’évolution, cette pensée cherchait à restituer les parcours des groupements humains de l’époque primitive à l’ère moderne (technicienne), dont le modèle, selon Elisabeth Coper-Rougier, serait celui de l’Occident45. Par ailleurs, il était également destiné à produire des éléments théoriques éclairant les rapports des acteurs du pouvoir dominant à des sociétés colonisées.

B. Malinowski (1884-1942) et A. R. Radcliffe-Brown (1881-1955) ont certes remis en cause les catégories supposées universelles et relevant d’une économie politique ethnocentriste dans l’analyse des réalités sociales. Mais leurs travaux se trouvent dans le sillage de la pensée structuro-fonctionnaliste46. Si l’on s’en tient à la critique d’Elisabeth Copet- Rouger, Radcliffe-Brown radicalisa la notion de fonction dans un sens véritablement fonctionnaliste, au point de lui faire désigner le rôle joué par une institution en vue du maintien de l’équilibre social. Ce dernier serait assuré par une structure sociale conçue comme une “disposition ordonnée de parties ou d’éléments composant un tout”47.

Il n’est donc pas surprenant que des travaux qui ont donné postérité à ce mode de raisonnement ne se soient pas consacrées à l’étude de la société coloniale, comme un espace d’interactions à l’origine de nouvelles réalités sociales. Dans les travaux de M. Fortes, E. E. Evans-Pritchard48, Max Glucman49, on ne voit pas reconnu aux colonisés le statut de membres de la société coloniale, au sens d’acteurs des processus politiques. Soucieux des « relations qui existent, dans les limites d’un système territorial, entre des groupes qui vivent sur des étendues bien définies et sont conscients de leur identité et de leur exclusivité »50, leurs entreprises portent sur des sujets qu’il fallait éclairer dans le contexte colonial. De ce fait, les appareils politico-administratifs et leurs fonctions ont été soigneusement présentés, leurs rapports avec la stratification sociale établie ; des figures royales ont été dessinées et les rites d’intronisation évoqués dans toute la mesure possible. Quelques grandes particularités de la vie politique africaine se dégagent de ces travaux : la présence sous-jacente de la morphologie parentale, la spécificité du statut royal, l’imbrication du politique, du religieux et du judiciaire51.

Le climat social donnant lieu à l’essor de ces études justifiait, semble-t-il, leur importance sociale, comme le témoigne A. R. Radcliffe-Brown dans son ouvrage intitulé African System of Kinship and Marriage (1950) :

‘La compréhension de n’importe quel aspect de la vie sociale d’une population africaine, qu’il soit d’ordre économique, politique ou religieux, suppose qu l’on possède des savoirs approfondis sur son organisation familière et matrimoniale. Il est donc légitime que cet ouvrage soit lu non seulement par les ethnologues mais aussi par ceux qui ont la responsabilité d’élaborer et d’exécuter la politique de l’administration coloniale dans le continent africain 52.’

Ainsi s’est opérée une sorte d’imbrication entre l’objet de la recherche et l’objet de la pratique coloniale. Il devint par conséquent logique que la systématisation de savoirs sur l’Afrique ait porté sur les systèmes de parenté. Qualifiés par M. Godelier d’éléments « pluri-fonctionnels » du fait de leurs influences dans la structuration des ensembles systémiques dans leurs diversités économiques, politique et religieux, l’enjeu de l’étude s’est ainsi défini. Il fallait rendre compte de variations socioculturelles ainsi que de systèmes de représentations et de pratiques qui en étaient à l’origine. Cela déboucherait sur l’identification et la classification des institutions de chaque société ou groupe ethnique – c’était alors l’heure de monographies ethniques. Vus en dehors du cercle d’action de la puissance coloniale, sous-estimant que l’Etat colonial lui-même puisse bâtir un nouveau contexte pour les Africains, ces institutions étaient toutefois conisdérées comme les seuls mécanismes d’intégration sociale.

Les éclairages apportés par l’anthropologie culturaliste aident, bien sûr, à dégager les rapports entre la pratique sociale et les systèmes de représentations des sociétés étudiées. Faisant de l’Etat et des systèmes politiques leur objet privilégié, M. Fortes, Evans-Pritchard, C. Lévi-Strauss53 parvinrent à expliciter les causalités et les articulations de l’organisation sociale lignagère et segmentaire et la fonctionnalité non institutionnalisée du politique. En mettant en avant la spécificité des relations sociales qui les organisent, leurs travaux rendent compte de l’imbrication du politique dans le social. On est également ramenés à y voir les liens entre le social et le symbolique. Envisager les dispositifs politiques en-deça de l’apparence institutionnelle, c’est, en effet, l’une des leçons de ces anthropologues et de leur postérité théorique.

Néanmoins, leurs entreprises théoriques sont insuffisantes pour élucider les espaces politiques des sociétés postcoloniales, à bien des égards. Tout d’abord, après la destruction de leurs Etats, tribus ou ethnies africaines ont été rassemblées par les puissances dominantes dans des Etats coloniaux. L’Etat colonial-lui même témoignait de la négation de la pluralité d’Etats. C’est pourquoi il devient un espace d’interactivité d’intérêts opposés, concernant l’antinomie des rapports entre colonisés et colonisateurs. Les puissances coloniales intégrèrent, à des degrés différenciés, des régimes d’administration indigènes dans leurs systèmes54. Mais cela n’équivaut pas à l’opposition d’un l’Etat colonial traditionnel par rapport à un Etat colonial moderne. Par conséquent, l’analyse du politique en termes de tradition et de modernité dans un contexte colonial devrait être repensée, tant les barrières soulevées à ce propos par certains chercheurs semblent illusoires.

Ensuite, le substrat morphologique des communautés colonisées a été, de manières diversifiées, affecté par l’action coloniale. L’établissement des objets économiques et de la politique fiscale coloniale, la montée de l’importance de l’économie monétaire, la structuration des centres urbains et l’articulation croissante entre ceux-ci et les régions rurales, tout cela apporta de nouveaux facteurs de l’agencement des rapports sociaux.

Enfin, les indépendances obtenues, les élites montantes prirent les cadres de matérialités héritées du système colonial comme moyens de l’agencement des rapports sociaux. D’après les élites au pouvoir, ces systèmes de rapports sociaux étaient censés être des supports d’organisation de réseaux d’action sociale. Intrinsèques à des espaces politiques postcoloniaux, il en découla des groupes d’appartenance différenciés par des statuts propres, liés par des rapports de rivalités, transactions et de compromis.

S’agissant de construits sociaux, on aurait peine à qualifier le consentement au système en place ou la politisation des rapports sociaux qui en découle comme relevant de la modernité ou de la traditionalité. En ayant vérifié l’interactivité entre colonisés et colonisateurs comme l’assise des sociétés coloniales, G. Balandier s’est méthodologiquement inspiré d’un regard critique à l’ère des monographies ethniques. A l’opposée de l’hypothèse que l’Afrique ne serait qu’une collection de sociétés traditionnelles, sa pensée met en relief des ruptures et des changements dus à cette interactivité sociale, sans néanmoins oublier l’aspect de continuité. C’est grâce à ces études que l’on peut se représenter n’importe quel système social comme une réalité synthétique. C’est-à-dire, issue de l’intégration de nouveaux éléments en fonction de ses défis, devenant ainsi une réalité dynamique. En effet, d’après Georges Balandier, « la nature même des phénomènes politiques constituera longtemps l’obstacle principal à la typologie rigoureuse, si l’on admet que ces derniers se caractérisent par leur aspect synthétique (ils se confondent avec la société globale) et par leur dynamisme (ils se fondent sur l’inégalité et la compétition) ».

G. Balandier renvoie ainsi à une approche du politique tout en tenant compte de ce qu’en est caractéristique : d’abord, le fait d’être à la fois un espace où se formulent des compromis et des stratégies au profit de l’action collective ; ensuite, le constat que l’inégalité et la compétition en sont les facteurs constitutifs. Opposé à l’usage d’une typologie rigoureuse comme critère de lecture des faits politiques, son apport permet d’envisager la société à structure multiculturelle comme un construit où il y a des “sociétés” dans la société55. De la sorte, elle est théoriquement tenue pour un espace politique où inter-agissent un type particulier d’acteurs. Consistant à la “mise en rapport de sociétés différentes”, le colonialisme 56 est, par voie de conséquence, considéré comme un facteur de l’agencement du politique. Et c’est à juste titre que Balandier remarque à ce propos :

‘L’hétérogénéité des formations sociales apparaît au premier plan des préoccupations ; non seulement parce qu’elle s’exprime dans les rapports d’incompatibilité partielle ou de contradiction mais aussi parce qu’elle se manifeste par les effets et les incidences de l’action du temps sur la société. Chaque aspect de la réalité sociale en est affecté, de même que les rapports entre niveaux. Les différences de temporalité sont reconnues, les décalages qui se produisent d’un niveau à l’autre sont constatés ; la démarche constitutive d’une véritable dynamique différentielle n’en reste pas moins retardée. Cette situation commune à toutes les sociétés est créatrice de discordances dont les conséquences restent mal évaluées57 . ’

Cette approche rejoint à celle développée par B. Bernardi58. D’après cet anthropologue, le rapport entre le système de croyances à la matérialité qui constitue le support de la société, les modes d’articulation de segments sociaux, sont des réalités dynamiques. Envisageant cette problématique sous cette lumière, le lecteur se rendra compte de l’intérêt épistémologique de cette orientation théorique. En effet, l’activité humaine prend l’essor dans un contexte relationnel et c’est grâce à cette interactivité que s’opère le renouvellement culturel. Par soin de précision, on retient les facteurs à l’origine de ce mouvement : l’anthropos, c’est-à-dire, l’homme dans sa réalité individuelle et personnelle ; l’ethnos, au sens de communauté ou peuple, signifiant une association structurée des individus ; l’oiko, ce qui équivaut représenter l’ambiance cosmique où il y a lieu l’action sociale; et chronos, c’est-à-dire, le temps, condition le long de laquelle est perçue l’importance de l’activité humaine.

Acteurs de parcours historiques synthétisant des changements survenus dès l’époque pré-coloniale, celle de la colonisation tout autant que la période post-coloniale, il faudrait appréhender la façon dont ces sociétés recréent leurs supports sur le plan de la matérialité et du symbolique. Dans cette analyse, faisant suite aux apports de G. Balandier, M.Abélès et de B. Bernardi, on privilégie donc une approche relationnelle et dynamique du politique. Pour cela, la saisie des pôles relationnels qui structurent le champ politique ainsi que les stratégies poursuivies par les acteurs dans leur interaction en sera un support fondamental. Par cette voie, on cherche à en saisir la nature multidimensionnelle et situationnelle qui est à la base de la structuration du champ politique.

Notes
45.

COPET- ROUGIER, Elisabeth, “Anthropologie”, Encyclopedia Universalis, Vol. 2, Paris, Altman Arnold, 1989, p. 517-527.

46.

Dont on trouve quelques-unes de ses variables sous la forme du holisme, chez Emile Durkheim, Marcel Mauss. S’il fallait traiter “les faits sociaux comme des choses” et établir les rapports entre eux, il serait également logique de tenir de tels faits comme des produits d’un “phénomène social total”. Sur cette lumière, on croyait saisir le sens et l’importance d’un fait social au “sein d’un ensemble conçu comme système”. L’effet de cette approche est l’avènement du structuro-fonctionnalisme et de la tradition classificatoire comme paradigmes de lecture des faits sociaux. Par la suite, il paraîtra important de comprendre comment ils sont organisés dans le présent, comment ils fonctionnent, de façon à se reproduire et à assurer leur avenir. Par la suite, on compare la société à un organisme vivant, qui s’explique à partir des interrelations existant entre les organes et les fonctions. Chaque élément joue son rôle, dans cette totalité, par sa fonction vis-à-vis de celle-ci et par sa relation aux autres éléments. On s’attachera donc à rechercher cette logique interne qui, est propre à assurer le maintien de la société.

47.

COPET- ROUGER, Elisabeth, op. cit., p. 523.

48.

Voir par exemple leur ouvrage collectif, FORTES, M., EVANS-PRITCHARD, E.E., Systèmes politiques africaines, Paris, PUF (1940), 1964, 266p ; EVANS-PRITCHARD, E.E., The Nuer, Oxford, Oxford University Press, 1940, 199p.

49.

GLUCMAN, Max, Order and Rebellion in tribal Africa, London, 1963, 273p.

50.

EVANS-PRITCHARD, E.E., The Nuer, …op. cit., p. 4.

51.

Cf. MAGODE, José (Direcção), Moçambique. Etnicidade, Nacionalismo e o Estado. Transição inacabada. Maputo, CEEI-ISRI, 1994, 189p, pp13-17; Voir aussi TARDITS, Claude, « Le fait politique vu à travers les oeuvres de quelques anthropolgues », RFSP, Vol. 38, n°5, octobre 1988, pp. 687-698 ; ABELES, Marc, « Anthropologie des espaces politiques français », RFSP, Vol. 38, n°5, octobre 1988, pp. 807-817.

52.

Cf. RADCLIFFE –BROWN, A. R.., cité, DOZON, Jean-Pierre, « Africa : a família na Encruzilhada » in BURGUERE at all. (sob a direcçao de), História da família, Lisboa, Terramar (édition française 1996), 1998, pp259-327, p260. Voir aussi RADCLIFFE – BROWN, A. R, et all., Sistemas politicos africanos de parentesco e de casamentos, Lisboa, Fundaçao Caloustee Gulbenkian, 1950, 523p

53.

Voir LEVI-STRAUSS, C., Tristes Tropiques, Paris, Plon, (1955), 1962, pp. 271-281.

54.

Pour des détails, voir LOMBARD, Jacques, Autorités traditionnelles et pouvoirs européens en Afrique noire : le déclin d’une aristocratie sous le régime colonial, Paris, A. Colin, 1967, 291p, pp. 91-105.

55.

Voir BALANDIER , Georges, Anthropo-logiques, Paris, Librairie Générale Française, (1974), 1986, 316p, p. 31 et suiv.

56.

Voir BALANDIER, Georges, Sens et puissance. Les dynamiques sociales, Paris, Quadrige/PUF, 1986, 334p, p. 185.

57.

Ibid., p. 68.

58.

BERNARDI, Bernardo, Introduçao aos estudos ethnos-anthropologicos, Lisboa, éditiçoes 70, 450p, pp. 49-117.