Sources sociologiques

A l’instar de l’anthropologie, la sociologie classique n’a pas privilégié les problématiques concernant des sociétés à structure multiculturelle. Deux raisons seraient à l’origine de cette limitation.

D’abord, elle s’est imprégnée de modèles d’analyse mis au point par les anthropologues, à l’âge d’or de leur champ d’étude. Influencée par l’évolutionnisme, la sociologie suivra une tradition classificatoire et analytique. La première lui apporta des savoirs sur « les traits communs et les traits différents » que l’on peut observer lorsqu’on compare les sociétés concrètes et historiques, dans le but de regrouper toutes les sociétés communes dans quelques grands types ; la seconde explique l’élaboration d’un schéma théorique pour qu’on se rende compte de l’organisation de la société, de son fonctionnement, de l’agencement de ses différentes parties, de sa cohérence interne, de ses divisions et contradictions, de son mouvement et de son changement. Il était de même question de les distinguer d’après leur degré de développement, de les ordonner suivant qu’elles sont plus ou moins « avancées », plus ou moins « évoluées » ou encore suivant le type d’évolution qui les caractérise59.

En second lieu, l’essor de la sociologie en tant que champ scientifique est survenu sous la mainmise du référentiel de l’Etat-nation, - vu comme entité autarcique – dont le développement suivrait des étapes précises.

L’inefficacité du mode de raisonnement classique au sujet des faits politiques en Afrique serait à l’origine du fait que Jean François Bayart s’en serait écarté. Deux ouvrages ont fait de lui une référence incontournable dans l’étude du politique en Afrique sub-saharienne. De L’Etat au Cameroun, écrit en 1976, à l’Etat en Afrique, paru en 1989, J.-F. Bayart combine approche anthropologique et politologique afin de rendre saisissable les singularités du système de rapports sociaux sous-tendant le pouvoir. La mise en rapport de subjectivités qui rendent le politique socialement pensable comme champ d’interactions sociales l’ont poussé à concevoir le pouvoir, avec Michel Foucault, comme « action sur d’autres actions »60.

La thèse centrale développée par J.-F. Bayart se soutient sur la pensée patrimonialiste de M. Weber. L’accès au pouvoir de l’Etat par les élites africaines est donc interprété comme l’accès aux ressources matérielles et morales de cet Etat59. Il désigne ce processus d’accaparement arbitraire de l’Etat et de ses ressources par le terme « d’accumulation ». Cette accumulation devient « la politique du ventre »60 car l’appareil d’Etat est en soi un morceau de ce gâteau national et un espace de coercition61. Il s’ensuit que les accapareurs constituent ou tentent de constituer une classe dominante62 qui exerce, ou cherche à exercer, l’hégémonie63 et invente la gouvernabilité ou les cultures originales de l’Etat64. Cet Etat repose sur des fondements autochtones et sur un processus de réappropriation des institutions coloniales, qui en garantissent l’historicité65.

Cette historicité repose sur deux piliers, censés d’être les garants de la continuité de l’entreprise étatique, qui sont pris comme le fondement du raisonnement de J.-F. Bayart au sujet du phénomène du pouvoir.

Le premier axe de l’entreprise théorique de ce chercheur concerne la logique du fonctionnement et de la production du politique. L’effort d’en faire l’éclairage s’appuie sur l’approche de faits politiques par le bas, privilégiant d’abord « les modes populaires d’action politique » puis ses incidences en haut. La réussite de cette démarche exige que nous cherchions à satisfaire deux présupposés. Premièrement, le politique doit s’associer à la façon dont « les acteurs subalternes » décident de se réapproprier dans leur langue et d’organiser les pratiques de la parole au travers desquelles ils définissent leurs logiques propres ; en second lieu, le “passage” ou “non-passage” au politique est insaisissable en dehors de la prise en considération des structures mentales, culturelles, sociales et politiques à l’intérieur desquelles se meuvent les acteurs, l’intelligence qu’ils en ont et les modes sur lesquelles ils les épèlent eux-mêmes66.

Si les systèmes de représentations des acteurs à l’égard du politique sont pris en compte pour faire la lumière de leurs positionnements, J.-F. Bayart invite toutefois à être attentifs aux effets appauvrissants du déterminisme culturaliste. Ce chercheur renvoie ainsi à la question de savoir si le concept de culture possède une valeur épistémologique permettant la saisie des phénomènes politiques ou bien s’il ne s’agit que d’un mot à jeter?67. La pertinence de la question s’appuie sur deux arguments. D’abord, les rapports entre l’action politique et les répertoires culturels relèvent de l’indétermination, l’inachèvement, la multiplicité, la polyvalence. A ce propos, ce politiste soutient, avec Paul Veyne, que « notre vie quotidienne est composée d’un grand nombre de programmes différents et que nous passons sans cesse d’un programme à l’autre »68. Outre cela, dans un système d’action sociale, les acteurs négocient toujours leurs intérêts en faisant appel à une pluralité de répertoires culturels. Par conséquent, pour J.-F. Bayart, « ce que nous appelons culture politique est la résultante, la synthèse de ces éléments hétérogènes et de leurs affinités électives mutuelles ».

Ce mode d’envisager les rapports entre culture et politique, qui est bien à l’opposé du paradigme behavioraliste, a conduit J.F. Bayart à soutenir que la culture, système de représentations et de croyances, n’explique pas le phénomène politique. Car les répertoires culturels, en dépit d’influencer les pratiques politiques, sont hétérogènes et, parfois, incohérents. Á l’encontre de l’approche culturaliste, ces remarques débouchent sur la thèse que les acteurs du politique sont dans les faits animés par des stratégies identitaires69. D’après l’auteur de L’Etat au Cameroun, pour comprendre une culture politique, il est donc impératif de restituer les enchaînements cognitifs d’une époque à l’autre. Ceux-ci consistent le plus souvent en des échanges entre civilisations. Bref, J.-F. Bayart oppose au culturalisme, ce qu’il tient pour le syncrétisme identitaire ; à l’individualisme méthodologique et à l’ anthropologie comparatiste de Max Weber et de G. Balandier, il apporte le concept du syncrétisme stratégique. Cela lui a permis d’approfondir ses analyses d’entreprises politiques concernant les sociétés qualifiées d’« archaïques » : « l’Etat n’est pas nettement constitué » et « présente de configurations très diverses »70.

Le deuxième axe de la pensée de J.-F. Bayart cherche à éclairer le système d’échanges qui fonde la construction de compromis politiques, garant de stabilité et de continuité de l’Etat. Car, l’accès au pouvoir aussi bien qu’aux ressources matérielles et morales de l’Etat fait l’objet de rivalités et de conflits. Le dépassement de ceux-ci par le recours à ce que Bayart qualifie de syncrétisme stratégique, apporterait des ressources destinés à assurer la continuité du système étatique :

‘En pays bamiléké, comme dans nombreuses sociétés africaines, il est courant d’être chef traditionnel et préfet ou surtout, chef d’entreprise. Tout est fait pour que l’ouverture à la modernité rime avec fidélité à la tradition. Celle-ci, en d’autres termes, n’est ni statique ni maniaque. Elle fait plus ou moins bon mélange avec le changement et donne lieu à des interprétations contradictoires de la part des acteurs autochtones eux-mêmes : depuis l’instauration du multipartisme en 1990, le pays bamiléké a été l’un des fiefs de l’opposition au président de la République, mais, en assez grand nombre, les chefs et les hommes d’affaires ont finalement cru devoir soutenir sa candidature aux élections de 1992, encouragés qu’ils étaient par une forte pression politique, bancaire, fiscale, et policière du régime71. ’

La politique donnant lieu à un cadre de rapports sociaux auquel participent des groupements d’horizons sociaux si différenciés, les espaces africains se démarqueraient, selon Bayart, par le phénomène de « cooptation de leaderships composés d’éléments ruraux et urbains. Cela débouche sur l’institutionnalisation de structures oligarchiques, substrat d’une “révolution passive”, car ces oligarchies sont, elles-mêmes, organisatrices de changements économiques et sociaux au moyen de “l’assimilation réciproque ». Les produits de ce modèle de rapports Etat-société seraient, d’après Bayart, la modernisation conservatrice, compte tenu que la richesse est investie pour recréer l’harmonie sociale, pour reproduire des liens entre familles, factions politiques, patrons et clients.

Pour ce qui est de l’Afrique post-coloniale, l’interprétation de J.-F. Bayart des rapports de la société à l’Etat ramène ainsi aux antipodes des cadres de la pensée marxiste. Car, dit Bayart en s’appuyant sur M. Henry, la validité épistémologique de l’analyse binaire des rapports à l’Etat suppose que des classes sociales soient représentatives des groupes ayant conscience par eux-mêmes de la classe. Cette conscience est accomplie lorsque la classe se pense et se vise elle-même comme unité et lorsqu’elle pense et agit comme telle72. Dans les faits, au Sud du Sahara, les rapports de classe ne sont nullement la source première des conflits, malgré l’acuité de l’inégalité sociale. Quel que soit le type de régime considéré, ce sont des luttes de factions structurées autours d’une personnalité et incorporant divers groupes sociaux jusqu’aux plus subordonnés qui constituent le sel de la vie politique. L’ensemble des acteurs, des plus modestes aux plus puissants, participe à travers le monde des réseaux, à la lutte sociale la plus significative. En ce sens, l’Etat en Afrique n’est pas un instrument d’une classe dominante d’autant que dans les réseaux mis en œuvre, « les petits ouvrent eux aussi à l’innovation politique et leur apport n’est pas en contradiction nécessaire avec celui des ‘grands’ ». La société globale, elle, se structure assemblant les forces sociales agissantes mais qui relèvent de temporalités paradoxalement différentes et harmonisables.

C’est tout en insistant sur l’aspect de diversité historique des assises du pouvoir, que l’analyse de J.-F. Bayart semble intéressant. Pour lui, l’adoption de régimes d’inspiration constitutionnelle en Afrique ne peut pas résister à une logique de l’hybridation car ils sont réinvestis par la culture politique locale. Cette culture fonctionne selon d’autres règles de jeu que celles de milieu d’origine de régimes libérales, tandis que les symboliques « s’indigénisent ». En ce sens, « la gouvernementalité en Afrique passe par /…/ l’emprunt simultanément à la pluralité des genres discursifs » des acteurs sociaux et que « l’ensemble /…/ dominantes et dominés /…/ se voit soumis à une double logique de totalisation et détotalisation »73.

J.-F. Bayart apporte à l’analyse politologique une boîte à outils permettant de décrypter un espace social relevant d’une historicité propre. Son approche sociale de l’Etat suggère derechef que l’on s’interroge davantage sur ce qui constitue le substrat de l’Etat, dans différents contextes. On est redevable à ses J.-F. Bayart du fait d’avoir esquissé une méthodologie pour l’examen des rapports entre l’Etat et la société, par rapport à leur référent historique. Mais il reste à expliquer, comment différentes sociétés parviennent, selon leurs historicités, à structurer le pouvoir et à en assurer la régulation. Dans le champ théorique où se situe cette analyse, on a des difficultés soutenir, au début du XXI ème siècle, que la rationalité du pouvoir américain, chinois, français, etc., soit différente de celle des Etats africains. Car à l’instar des premiers, ces derniers renferment également des systèmes de rapports de pouvoir, assis sur des inégalités sociales.

Le défaut majeur qui ressort dans l’entreprise théoriqe de J.F. Bayart, suivant D. Bourmaud74, débouche sur une dilatation du concept d’Etat au point que le fait étatique devient imprécis quant à son domaine et ses frontières. En effet, le fait que ce chercheur ait surestimé des liens entre le pouvoir et les systèmes de représentations de la multiplicité d’espaces sociaux, à certains égards, aboutit à des imprécisions : d’abord, l’interactivité du social et du politique n’a pas été associée à la rationalité d’apporter des ressources à la centralité politique, en tant qu’instance à la base de l’entreprise du système politique, du pouvoir réel et de la domination ; ensuite, cette centralité n’étant pas éclairée, on se heurte à la difficulté de comprendre le rôle des institutions dans le fonctionnement des systèmes en place, autoritaires ou démocratiques.

L’auteur de l’Etat en Afrique amène à un regard de l’Etat qui ne prend pas en compte l’ensemble des assises de sa capacité d’autorégulation. Cette lacune vient peut être du souci d’appréhender la spécificité substantielle du pouvoir dans les Etats post-coloniaux en Afrique. Selon J.-F Bayart, telle particularité se traduirait par ce qu’il tient pour La politique du ventre, argument qui repose sur certains emprunts théoriques. Ainsi, la mise en oeuvre de concepts tels que “groupe hégémonique”, “bloc historique” d’Antonio Gramsci à l’analyse du politique en Afrique ne lui ont apporté que des blocages à l’approfondissement de la compréhension du pouvoir, comme un construit multidimensionnel mais aussi toujours inachevé.

Cela s’avère avec aisance lorsqu’il associe les faits politiques au déterminisme d’oligarchies aux prises avec la « modernisation conservatrice ». Celle-ci aurait comme objectif, selon Bayart, « l’investissement de leurs richesses » en vue de « l’harmonie sociale et de la reproduction de liens entre familles, factions politiques et clients ». Inspirés d’un cadre analytique similaire, M. Fortes et E.E. Evans-Pritchard avaient déjà différencié les systèmes politiques africains de ceux de l’Europe dans des termes suivants :

‘La plupart des sociétés africaines appartiennent à un ordre économique très différent du nôtre (c’est-à-dire de celui de l’Europe). Leur économie est principalement une économie de subsistance avec une différenciation rudimentaire du travail productif et sans appareil d’accumulation de richesses sous forme de capital ou industriel. Si la richesse est accumulée, elle prend la forme de biens de consommation ou de biens d’agrément ou est utilisée pour entretenir des clients supplémentaires. Par la suite, elle est rapidement dissipée et ne donne pas naissance à des classes permanentes. Les distinctions de rang, de statut ou d’occupation jouent indépendamment des différences de richesse75. ’

A la lumière de ces ressources théoriques, on aborde un terrain où l’on reste mal éclairé sur le fait que le phénomène de pouvoir s’associe toujours à la différenciation structurale. Il en va de même lorsqu’on se demande pourquoi le pouvoir se traduit aussi sous la forme de centralité des systèmes de rapports sociaux, dont il devient l’organisateur. A ce stade, on pose les mêmes questions pour connaître les sources de sa légitimité aussi bien que les ressources mobilisées pour ceux que se « font légitimer » comme des candidats aux espaces de la centralité politique.

Le pouvoir, qu’il se soit cristallisé sous la forme étatique ou non, se revêt d’un certain nombre de traits qui en définissent la nature. On se permet de soutenir que le pouvoir est l’un des facteurs constitutifs de la société et, à ce titre, le bénéficiaire majeur des rapports sociaux qui y sont en place. Le pouvoir est indissociable de l’accès privilégié à des ressources (politiques) permettant son entretien comme relation sociale assise sur les inégalités.

B. Badie s’est également inspiré de l’anthropologie comparatiste dans ses études sur le phénomène du pouvoir en Occident et dans les espaces politiques post-coloniaux. Dans son ouvrage, Les deux Etats. Pouvoir et Société en Occident et en terre d’Islam, il laisse entrevoir qu’il existe ailleurs des dynamiques culturelles porteuses d’un autre ordre politique76. Mais l’effort d’en faire l’interprétation échouerait si l’on prenait la façon particulière dont se manifeste l’interactivité du social et du politique dans son environnement comme s’il était l’effet d’un produit importé. Dans la logique de B. Badie, la structuration étatique en Afrique est tenue pour un effet de l’importation des modèles politiques d’autant plus que l’on y trouve de nombreux cas de type marxiste et social démocrate. Par ailleurs, le jeu factionnel, la rivalité entre leaders potentiels cherchant dans les répertoires idéologiques internationaux la marque capable de les distinguer les uns des autres activent la logique d’emprunt et contrôlent son orientation, indépendamment des clivages et des enjeux internes. L’auteur de l’Etat importé impute à ce qu’il qualifie d’opération de greffe des formes occidentales du pouvoir politique le fait qu’il y soit facteur de désordres. Pour lui, le nouvel Etat bouscule les logiques identitaires traditionnelles, les modes de mobilisation collective, favorisant un vide au sommet et la relance à la base de crispation identitaire, de nature confessionnelle ou ethnique. Il s’ensuit, dans la culture politique, « une perte générale du sens » qui débouche, dans nombre d’exemples, sur la paralysie d’institutions, gravement affectées par la corruption, ou sur des affrontements parfois meurtriers - Ethiopie, Afghanistan, Rwanda, etc.

Ce serait en quelque sorte insatisfaisant si l’on se borne à des simples constats de scénarios conflictuels qui rappellent ceux survenus en Europe, sous l’influence de principes machiavéliques. On se demande plutôt si le pouvoir comme processus politique s’appuie sur des bases a-historiques (tradition). L’hypothèse animant cette recherche est la suivante : historiquement, qu’il prenne la forme étatique ou non, le pouvoir n’est pas un construit étranger aux processus africains. Les acteurs sociaux s’y seraient aperçus de la nature changeante de ses assises. On ne peut donc que s’interroger sur l’efficacité des processus de leur légitimation dans un contexte où l’interactivité entre la tradition et l’environnement modernisant est inéluctable.

Bref, le répertoire théorique de ce politiste n’est pas un outil à jeter, dans cette tentative de saisir la fonctionnalité du système politique à la lumière de la notion de l’interactivité entre forces sociales. En effet, on est en présence de schémas d’interprétation des faits politiques mésestimant que ces derniers, outre l’expression de la politisation des relations sociales, sont également un mode de rapport au temps historique77. Les sociétés africaines se sont déconstruites et reconstruites dans le cadre de l’interactivité de forces sociales, lors de la colonisation ainsi qu’à la période post-coloniale. Négliger ce fait, équivaut à méconnaître que, lors des ces deux périodes, des réseaux de pouvoir et des réseaux de concurrence (ou oppositionnels) se sont engagés dans des processus d’interactivité à l’origine du renouvellement du système politique. Par ailleurs, B. Badie apparaît comme contradictoire puisqu’il nie que l’accomplissement des tâches de tout système politique a toujours lieu dans le cadre d’un cercle vicieux. C’est-à-dire, toute action78 que se donnent les systèmes politiques se déploie dans le cadre de l’interactivité, d’ailleurs inséparable de la production du politique.

En effet, les sociétés relevant de la tradition et de la modernité, elles aussi, ont recours à des procédés communicationnels en vue de faire accepter la nature inégalitaire des échanges, intrinsèques aux rapports de pouvoir. Cela tient au fait que le pouvoir, dans tous les systèmes politiques, tend à se développer comme rapport de domination mais le consentement qui le rend légitime portera à réduire son emprise ; agissant sur la base de la dissymétrie opposant gouvernants et gouvernés, il s’appuie sur l’allocation déséquilibrée de ressources, dans la mesure où il assure des privilèges à ses détenteurs. Qu’ils se conforment à la tradition ou à la rationalité bureaucratique, tous les régimes politiques sont en même temps acceptés, en tant que garants de l’ordre et de la sécurité ; révérés, en raison de ses implications sacrées ; contestés, parce qu’ils justifient et entretiennent des inégalités sociales.

Aussi, notre schéma d’analyse du pouvoir s’appuie sur des emprunts théoriques à J.-F. Médard79, pour qui le phénomène étatique en Afrique sub-saharienne illustrairait un cas de néo-patrimonialisme. Le néopatrimonialisme traduit une situation de dualisme, le patrimonialisation et la bureaucratisation étant paradoxalement des ressources pour l’entretien de l’Etat. Relevant de la combinaison de ces deux traits, l’Etat néopatrimonial se présente non pas comme un type idéal mais comme un type mixte. Il se définit par les traits du patrimonialisme en termes de contrôle des ressources par le chef (de l’Etat) en recourant aux techniques de l’allégeance et de la soumission, au-delà des liens de parenté. Le chef se trouve donc confronté à un impératif de domination d’un espace multiethnique, dont il n’a pas la paternité et qui impose un certain nombre de contraintes non choisies. Pour se faire légitimer, outre l’emprunt des traits bureaucratiques à sa souche européenne, la régulation politique relève d’un système d’échanges entre le centre politique et la multiplicité d’espaces sociaux formant la société globale.

Dans ce cadre de rapports sociaux, le politique cherche à se légitimer comme l’agent de l’organisation de la société globale, par la mise en œuvre de ressources politiques offertes par le patrimonialisme et l’institutionnalisation inachévée ; mais la légitimité de l’Etat post-colonial se heurte à d’obstacles entraînant sa fragilisation, dont on pourrait retenir quelques-uns : la faible capacité d’intégration d’espaces sociaux moyennant les structures socio-économiques en place, ce qui explique l’absence d’un système de représentations partagées autour de l’Etat ; la société civile étant à l’état embryonnaire, dans chaque espace communataire ou ethnique, l’Etat est pénétré par des réseaux sociaux. L’action de ceux-ci s’avère nuisible à l’accomplissement des logiques du pouvoir politique, qu’ils se rapportent à sa dimension coercitive ou extractive. À ces facteurs, un système d’échange internationaux très inégalitaire s’ajoute limitatif de l’épanouissement étatique.

Pour ces raisons, la dimension relationnelle du pouvoir, l’analyse des faits sociaux en termes des réseaux80 et de déconcentration politique81 ne peuvent qu’être des démarches nécessaires et supplémentaires à nos choix théoriques et méthodologiques. Elles apportent des ressources pour la saisie des faits politiques dans l’ensemble d’espaces82 composant la société plurale du point de vue culturelle, en éclairant ce qui y est le substrat des appartenances. En outre, parce que les réseaux participent à la formation des groupes et des collectifs d’action, cette démarche éclaire, semble-t-il, les modes légitimes de penser ainsi que la rationalité de la (de)mobilisation à la base de l’interactivité du social et du politique.

Sans vouloir prôner une perspective institutionnaliste du politique, pouvoir et politique sont des pratiques qui vont de pair. Le politique apparaît comme l’expression idéalisée de la société, le lieu à partir duquel son unité peut être conçue et réalisée, instance chargée de discriminer l’ami et l’ennemi ; par la protection et la sauvegarde de l’ordre social en vigueur, le politique permet d’imposer les significations qui sont le soubassement de cet ordre ainsi que de préserver les hiérarchies sociales ; par l’harmonisation des comportements et la résolution de conflits sociaux, le politique assure la compatibilité des actions des différents éléments de la société.

Assis sur un système de hiérarchies et de transactions inégalitaires, le pouvoir s’érige en facteur constitutif de la société globale. En ce sens, ses activités ont pour projet de contrôler les décisions qui concernent les moyens d’action dans un environnement fait d’autres acteurs dont les positions sont structurées, mais aussi structurantes de transformations et donc d’évolution. De la sorte, notre essai cherchera à démontrer que le champ politique est par essence un espace d’interactivité des réseaux d’action politique et d’échange généralisé, exigeant du pouvoir la remise à jour de procédés à but régulateur.

Notes
59.

Voir ROCHER, Guy, Introduction à la sociologie générale, 2. L’Organisation sociale, Paris, éd. A.M.H. 1968, 258, p. 19.

60.

Ce philosophe fait noter que l’étude de l’essence du pouvoir suppose qu’on appréhende “le réseau d’antidiscipline” car “ /.../ là où il y a pouvoir, il y a résistance et que pourtant, ou plutôt par là-même, celle-ci n’est jamais en position d’extériorité par rapport au pouvoir. /..../ les rapports de pouvoir ne peuvent exister qu’en fonction d’une multiplicité de points d’existence : ceux-ci jouent, dans les relations de pouvoir, le rôle d’adversaire, de cible, d’appui, de saillie pour une prise. Ces points de résistance sont présents partout dans le réseau du pouvoir. Il n’y a donc pas par rapport au pouvoir un lieu de grand Refus - âme de la révolte, foyer de toutes les rébellions, loi pure du révolutionnaire. Mais des résistances qui sont des cas d’espèces : possibles, nécessaires, improbables, spontanées, sauvages, solitaires, concertées, rampantes, violentes, irréconciliables, promptes à la transaction, intéressés, ou sacrificielles ; par définition, elles ne peuvent exister que dans le champ stratégique des relations de pouvoir. Mais cela ne veut pas dire qu’elles n’en sont que le contrecoup, la marque en creux formant par rapport à l’essentielle domination un envers finalement toujours passif, voué à l’indéfinie défaite. Les résistances ne révèlent pas de quelques principes hétérogènes ; mais elles ne sont pas pour autant leurre ou promesse nécessairement déçue. Elles sont l’autre terme, dans les relations de pouvoir ; elles s’y inscrivent comme l’irréductible vis-à-vis. Elles sont donc, elles aussi, distribuées de façon irrégulière : les points, les nœuds, les foyers de résistance sont disséminés avec plus ou moins de densité dans le temps et l’espace, dressant parfois des groupes ou des individus de manière définitive, allumant certains points du corps, certains moments de la vie, certains types de comportement. Des grandes ruptures radicales, des partages binaires et massifs ? Parfois. Mais on a affaire le plus souvent à des points de résistance mobiles et transitoires, introduisant dans une société des clivages qui se déplacent, brisant des unités et suscitant des regroupements, sillonnant les individus eux-mêmes, les découpant et les remodelant, traçant en eux, dans leur corps et dans leur âme des régions irréductibles. Tout comme les réseaux des relations de pouvoir finissent par former un épais tissu qui traverse les appareils et les institutions, sans se localiser exactement en eux, de même l’essaimage des points de résistance traverse les stratifications sociales et les unités individuelles”, Cf. FOUCAULT, Michel, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, pp. 13-14; p. 105; p. 125 et suiv. Voir aussi BAYART, Jean-François, “Le politique par le bas en Afrique noire : Questions de méthode », Politique Africaine, 1 (1), Janv. 1981, pp. 53-82, pp. 62-63.

5.

9BAYART, J.-F., L’Etat en Afrique, op. cit., p. 103-118.

6.

0Ibidem., p. 112.

6.

1Ibidem., p. 300.

6.

2Ibidem., p.125

6.

3Ibidem., p. 146-147.

6.

4Ibidem., p. 304.

6.

5Ibidem., p. 317.

6.

6 Cf. BAYART, Jean-François et all., Le politique par le bas en Afrique noire : Contribution à une problèmatique de la démocratie, Paris, Khartala, 1992, 268p, pp. 155-156.

6.

7 BAYART, Jean-François, L’illusion identitaire, …op. cit., 306p, p. 117

6.

8 VEYNE, Paul, cit., BAYART, J.-F., op. cit., p. 113.

6.

9 BAYART, Jean-François, L’illusion identitaire, op. cit., p. 10.

7.

0 Cf. BALANDIER, G., Anthropologie politique….. op. cit., p. 8.

7.

1 BAYART, J.-F., L’illusion identitaire....op. cit., p. 18.

7.

2 Cf. HENRY, M., cité, BAYART, J.-F., ibid. p. 224

7.

3 Cf. supra.

7.

4 BOURMAUD, Daniel, La politique en Afrique, Paris, Montchrestien, 1997, 160p, pp. 56-57.

7.

5 Voir FORTES, M. et EVANS-PRITCHARD, E.E., « Introduction », FORTES, M. et EVANS-PRITCHARD, E.E. (sous la direction de), op. cit., p.7. Pour d’autres chercheurs s’attachant à la pensée économique comme critère de lecture des structures étatiques, les limites de la technologie et de l’économie, dans nombre des cas des sociétés traditionnelles, ne rendraient pas viables des contextes structurant le politique. Tout en s’appuyant sur le constat de l’absence de clivages et de conflits entre les intérêts, ils mettent en avant le fait que l’appartenance à des « classes » n’opère pas encore et que le mystère du pouvoir, les rapports entre gouvernants et gouvernés, n’ont pas un fondement contesté. Voir GLUCKMAN, Max, cité, BALANDIER, G., Anthropologie politique, Paris, PUF (1 ère éd., 1967) 1984, 240p, p.174.

7.

6 BADIE, Bertrand, Les deux Etats. Pouvoir et société en Occident et en Terre d’Islam, Paris, Fayard, 1987, 287p,p.41.

7.

7 On entend par « rapport au temps historique » un rapport aux dynamiques qui surviennent dans l’environnement du système politique exigeant de ses acteurs, selon la place occupée dans le système, de nouvelles stratégies relationnelles.

7.

8 On se réfère ici à des exercices suivants, qui sont le propre de tout système politique : Premièrement, la capacité d’extraction est la capacité de mobiliser des ressources matérielles et humaines de l’environnement interne ou international du système politique. L’étude de la capacité extractive doit prendre en considération les ressources prélevées aux divers types de gouvernements, du coût de ce prélèvement en termes d’affaiblissement corrélatif du soutien politique ; des structures spécialisées dans l’extraction (bureaucratie, par exemple) ; enfin, des modes d’extraction (persuasion, contrainte). La mesure de la capacité extractive donne des indications importantes sur le fonctionnement du système politique. Deuxièmement, la capacité de régulation a trait au contrôle du comportement des individus et des groupes. Dans quelle mesure le système politique règle-t-il les attitudes des membres du groupe social ? Quelles personnes sont assujetties à ce contrôle ? Quelles sont la fréquence et l’intensité des interventions des autorités chargées du contrôle ? Troisièmement, la capacité de distribution concerne l’allocation, par le système politique, de biens, services, honneurs, etc., aux individus et aux groupes sociaux. Quelles est l’importance des biens ainsi distribués ou redistribués ? Quels sont les acteurs de la vie humaine ainsi touchés ? Quelle partie de la population profite de cette distribution ? Par distribution, il faut entendre l’ensemble de mécanisme de répartition des ressources nationales dans la population. Quatrièmement, la capacité réactive (ou réponsive), mesure la sensibilité du système politique aux demandes qui lui sont présentées. Cette sensibilité dépend de facteurs structuraux (quels sont les groupes habilités à exprimer des demandes ? Quels sont les moyens de communication et les procédures de traitement de ces demandes ?) et de facteurs culturels. D’après Almond, la capacité d’un système dépend essentiellement des ressources mobilisables. Enfin, les fonctions de maintien et d’adaptation du système politique. Tout système social, pour se maintenir, doit s’adapter aux conditions de son environnement. Un système doit être capable de renouveler ses structures politiques, de créer de nouveaux rôles politiques ou de changer leur contenu pour s’adapter à la modification du contexte. L’adaptation structurale se traduit souvent par la création de structures parallèles. Ces rôles politiques nouvellement crées en marge des structures existantes sont souvent récupérés par les anciennes structures, assimilés par le système. Outre l’aspect du maintien et de l’adaptation, le recrutement politique pourvoit les rôles des titulaires. Ceux-ci sont parfois assignés, parfois acquis par une procédure déterminé (tirage au sorte, élection, concours). En général, les systèmes politiques combinent les deux techniques. Pour les details, voir COT-, Jean Pierre, MOUNIER, Jean-Pierre, Pour une sociologie politique, T.1, Paris, éd. Du Seuil, 1974, 249p, pp. 19-23.

7.

9Voir MEDARD, Jean.-François, «L’Etat néopatrimonial en Afrique noire », in Médard, J.F. (dir.), Etats d’Afrique noire, Formation, mécanismes et crise, Karthala, 1991, p220 ; voir aussi BOURMAUD, D., La politique en Afrique…op. cit., pp. 61-62.

8.

0 Voir infra l’intérêt méthodologique de cette démarche.

8.

1 Voir infra la signification qu’on accorde à cette notion.

8.

2 Voir infra l’explication qu’on donne à ce concept.