1.2.2.2. Liens, réseaux et notables : appartenances et rapports sociaux

L’espace du béton et du ciment

La littérature portant sur l’analyse des réseaux offre une multitude de cas et de contextes où cette démarche s’avère utile pour expliquer les comportements sociaux. Pour ce qui est des appartenances sociales et de leurs rapports d’interdépendance dans un espace social, il y a lieu qu’on retienne quelques schémas d’en faire l’analyse.

Se reportant à des sociétés industrielles, G. Simmel identifia un espace social comme une série de cercles s’emboîtant ou se recouvrant, dans un rapport d’interdépendance70. Cela a ouvert un champ de recherches sur le phénomène des appartenances multiples aussi bien que sur ses effets comportementaux. Dans le sillage de cette pensée, Bouglé a de même identifié dans un espace social plusieurs cercles ou sous-ensembles sociaux. Ceux-ci étant définis comme des ensembles de gens partageant des valeurs et des pratiques consubstantielles à leur inter-reconnaissaince et identité, elles engagent leurs membres dans des rapports qui se traduisent sous la forme de collaboration, de soutien, de conseil, de contrôle ou d’influence71. D’après ces propriétés, P. Blau s’est efforcé d’éclairer les conditions structurales favorisant ces relations aussi bien que ses effets dans les cercles sociaux. Cela pour comprendre l’essentiel de la rationalité subjective des relations intergroupales72.

On exploite des ensembles et des sous-ensembles sociaux à Lourenço Marques, afin de rendre compte des causalités et des effets socialisateurs des liens sociaux qui s’y nouent. A cet effet, on les hiérarchise en trois étapes : d’abord, le niveau individuel et micro-social montre comment les éléments constitutifs de la communauté (une similitude de culture, de mœurs ou d’expérience 73) permettent aux individus d’intégrer des valeurs leur permettant de prendre part dans les relations sociales ; ensuite, le niveau groupal et mésosocial s’efforce de mettre en rapport des valeurs et des références apprises dans des groupes primaires ou par le biais d’autres agents de socialisation, comme principes structurant des modes d’organisation, des groupes ou des identités sociales ; enfin, le niveau macrosocial concerne la sphère du politique, entendue comme espace d’interactivité parce qu’investie par des intérêts multiples. C’est l’instance où le politique cherche à structurer des collectifs d’action et s’occupe par la suite d’en faire la régulation. Des groupes qui y prennent part étant sans cesse dans un rapport de coopération, de conflit ou de domination, le politique s’avère comme un ensemble de discours, de ressources et de techniques en vue du maintien de l’ordre dans la société globale.

Les recherches sur les rapports sociaux à Lourenço Marques se sont inspirées de cette grille d’analyse. Sous cette base, on soutient que la construction du sens communautaire des différents sous-ensembles existants dans cette ville, colons, indiens et noirs, tenait à la nature agissant de leurs intermédiaires. C’est-à-dire tout ce qui constituait la forme et la matière des liens sociaux matérialisant le vécu des gens. C’était par l’entremise de la relation vécue, suivant G. Granai, que se construisaient les liens affectifs, de légitimation ou la prise d’une attitude par rapport au politique :

‘A travers la relation avec autrui, le phénomène social traduit (….) l’avènement d’un niveau original de l’existence : l’existence n’est plus simplement vécue ; elle est exprimée. L’expression est liée à la nature même du rapport humain qui est une communication ; elle surgit de ce retard de réaction par quoi nous avons symbolisé la conscience ; elle est la médiation nécessaire entre moi et autrui, comme elle sera la médiation nécessaire entre moi et les choses74’

Par cette mise au point du lien entre le vécu, le symbolique et ses effets sur le comportement humain, outre ses composantes émotives et représentatives, les liens sociaux comporteraient une dimension rationnelle75. Les rapports entre les réseaux communautaires et les intermédiaires leur servant de support, les rôles assignés à ses agents, l’interaction de leurs intérêts semblent vérifier cette hypothèse.

Le patrimoine matériel et symbolique de la communauté blanche (portugaise) ainsi que les rapports de solidarité qu’elle entrenaît entre ses membres se tenaient à un ensemble de valeurs traduisant leur statut de dominants. Langue, religion, danses populaires, cuisine, habillements, système d’enseignement, tous ces processus mettaient en relief la dimension affective de la communauté. Prenant place dans un cadre local, tramé de relations sociales, (famille, école, rapport à d’autres groupes ) ces pratiques culturelles structuraient en chacun des matériaux qui permettaient de poser la conception des rapports de l’individu à son milieu social et, de celui-ci à des sous-groupes composant la société globale. En effet, c’était à travers ces institutions que l’individu acquérait des répertoires variables d’éléments culturels, pour faire jouer l’affectivité. Le système d’enseignement en particulier a été structuré comme une ressource stratégique pour servir une cause politique – la domination.

Ayant connu un essor à la suite du concordat entre le Portugal et le Vatican76, le système scolaire a été restructuré. Un certain nombre d’écoles publiques ont été construites dans les villes les plus importantes afin de répondre à la croissante demande de la part de la population de colons, dans les années 60. Comparées au nombre d’écoles publiques, celles sous le contrôle des missionnaires restaient néanmoins très insignifiantes.

Tableau V : Ecoles publiques et missionnaires au Mozambique
  Ecoles publiques 7 7
(1965-1966)
Ecoles missionnaires 7 8
(Primaires rudimentaires)
(1940) (1960)
Primaires 1305 44 167
Secondaires (générales) 46 0 0
Secondaires (Techniques) 41 0 0

Dans un univers populationnel de plus de 6 millions d’habitants entre 1960 et 1961, les écoles missionnaires comptaient entre 385.259 élèves et elles n’étaient que des écoles primaires. En revanche, entre 1965 et 1966, les écoles publiques recensaient 1392 élèves dans les niveaux primaires et secondaires. Bien que ces missions religieuses et ces établissements scolaires doivent témoigner de la capacité du génie colonial et assimilationiste portugais fort concurrencé par des Eglises protestantes79, ce processus se déroulait pareillement à un filtrage social au profit de la communauté blanche. Le cardinal Cerjeira présente un témoignage éclairant à ce propos :

‘Il nous faut des écoles en Afrique, mais des écoles où nous montrions à l’indigène le chemin de la dignité humaine et la gloire de la nation qui le protège. Nous voulons apprendre aux indigènes à lire, à écrire et à compter, non à en faire des docteurs80’

La politique portugaise relative à l’éducation dans les colonies était donc l’une des composantes de tout un processus qui obéissait à des logiques et à des dynamiques régulatrices du système. Faisant partie de l’ensemble des rapports entre colonisateurs et colonisés, elles étaient liées à des enjeux d’éviter, comme l’affirme S. Guillaume, l’assimilation trop poussée et la mise en cause du pouvoir de colons81.

Ce fut donc par référence à ce patrimoine que les sous-ensembles de cette élite ont cherché à se situer dans l’univers social et que se sont fixé un système de règles qui organisaient leurs comportements et styles de vie. Il en a découlé la perception et la représentation de ce qui était propice à chacun et au groupe, en terme de : « rang, honneur, droits, devoirs, privilèges, obligations, symboles sociaux, habillement, nourriture, style de vie, mode de dépense d’argent, loisirs, fonction sociale, profession à exercer, mode de rapports à ceux qui sont ‘hors groupe’ pendant et en dehors du temps de l’accomplissement de leurs fonctions sociales»82

En effet, dans un contexte où la rareté était au cœur de la nature des relations sociales à Lourenço Marques, l’origine sociale, géographique, le niveau de formation déterminait des liens d’affinités variées, sportives, culturelles, etc., qui, à leur tour, entraînaient des rapports de solidarité. Pratiques à l’époque socialement valorisées, elles fonctionnaient comme des chaînes d’allocation inégalitaire de valeurs rares, à des individus ou à des groupes sociaux, eux-mêmes définis par leur stratification, selon des statuts différenciés.

J.D. dos Santos, membre de la communauté blanche, catholique, meunier, marié, avec deux enfants, venait d’arriver à Lourenço Marques et vivait dans des conditions prècaires83. La rareté des emplois était perçue comme un facteur troublant du statuts quo, dont la communauté dominante tiraient des valeurs matérielles et symboliques de leur identité. D. dos Santos (le père de J.D. dos Santos) et l’Administrateur de Lourenço Marques se sont fort connus en Métropole, lors de leur trajectoire d’étudiants puis de militaires. A la demande du premier, le second fit une demande à son homologue au Conseil de João Belo (Xai-Xai), à Gaza, pour que J.D. Santos y puisse être embauché. Tanneur et corroyeur des peaux d’animaux, chômeur, Mario M. de C. França a eu la même chance. Le Gouverneur général rappelait au Gouverneur du district de Lourenço Marques de chercher d’emplois pour le tanneur, parce qu’il vivait dans des conditions inquiètantes84.

Le port et le chemin de fer de Lourenço Marques étaient, après de multiples secteurs des services publics, l’entreprise qui employait le plus grand nombre de gens dans la capitale de la Colonie. A la suite d’un concours mis en place à propos de 35 postes de superviseurs d’arrimeurs, 350 personnes de diverses origines et attachées à de différents credos religieux ont participé à ce concours. Toutes les démarches accomplies, le Syndicat National des Professionnels d’Estivage a affiché la liste des candidats acceptés, tous des nouveaux arrivants à Lourenço Marques85.

Au cœur de la coordination de ce système de rapports sociaux, ceux qui y étaient placés dans des postes de centralité prenaient parti à des pratiques similaires. Il n’était pas rare que le Gouverneur-général reçoive des demandes formelles du Ministère des Colonies, à Lisbonne, « suggérant » que certains individus soient employés quelque part dans le domaine colonial. Leurs études terminées, Manuel Miros, âgé de 35 ans, diplômé technicien industriel (14 de moyenne) ; Joaquim J. C. Ildefonso, âgé de 18 ans, diplômé agent comptable (12 de moyenne), trouvèrent leurs postes à Lourenço Marques86.

On est en présence ici d’une chaîne de liens qui rapportent des flux distributifs et rétributifs autour d’un bien rare, l’emploi. L’accès à ce dernier rapporte aux engagés dans ce système de relations sociales des biens symboliques et matériels, le salaire leur permettant d’habiter dans des quartiers qualifiés à Lourenço Marques comme des quartiers du ciment et du béton. Divisées en plusieurs paroisses87, celles-ci y sont la source d’autres registres de liens sociaux mais en complément d’avec ceux qu’on vient d’éclairer, car les Paroisses sont, au principe, des plus petites communautés locales. L’appartenance à celle-ci tient à l’interconnaissance de leurs membres, fondée sur leurs rapports de voisinage et sur des attaches à des croyances et à des pratiques définissant le parcours biographique (cycle biotique), individuel et du groupe : la naissance d’un individu est suivie d’un rituel, le baptême, sacrement destiné à laver le pêché originel et à faire le nouveau-né chrétien ; le sacrement de l’eucharistie, signifiant l’aboutissement de l’apprentissage du code, c’est-à-dire d’un système conventionnel rigoureusement structuré de valeurs, symboles et de signes religieux ; le mariage, dont la cérémonie annonce non seulement l’alliance entre époux mais aussi l’alliance par affinité aux membres de leurs familles.

On souhaiterait remarquer l’articulation, d’abord, entre le patrimoine matériel et symbolique et les préférences relationnelles ; ensuite, sur le rapport entre ces dernières et comportements politiques. Il y aurait un rapport de causalité entre ces réalités car les liens sociaux exposent des individus à des flux de sociabilité les poussant à adopter certains comportements sociaux. Dans son ouvrage intitulé Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912), sans s’inscrire dans la problématique des réseaux sociaux, E. Durkheim montre la fonction des rituels tant dans la construction de la vie sentimentale, émotionnelle et affective que du corps social. Le rite, qui repose sur le « déjà vu » et le « déjà su », recentre l’attention sur le proche, la paroxémie, le domestique comme instances de base de l’être collectif immanent à toute société :

‘Les croyances proprement religieuses sont toujours communes à une collectivité déterminée qui fait profession d’y adhérer et de pratiquer les rites qui en sont solidaires. Elles ne sont pas seulement admises, à titre individuel, par tous les membres de cette collectivité ; mais elles sont la chose du groupe et elles en font l’unité. Les individus qui la composent se sentent liés les uns aux autres, par cela seul qu’ils ont une foi commune. Une société dont les membres sont unis par ce qu’ils se représentent de la même manière le monde sacré et ses rapports avec le monde profane, et parce qu’ils traduisent cette représentation commune dans des pratiques identiques88.’

Tout en se référant aux groupes des statuts, G. William se serait inspiré de cette pensée pour établir les rapports entre l’image qu’ils se font d’eux-mêmes, leurs comportements et leurs préférences relationnelles. D’après lui, « lorsque des individus ou des gens jouissant de conditions économiques similaires s’associent entre eux, interagissent fréquemment, se marient entre eux, au bout d’un certain temps, ces gens deviendront attachés par des liens culturels, de parenté, ainsi que par des capacités intersubjectives communes89». Acquises dans un système d’échanges avec le système politique, la fonction sociale de telles ressources fut bien éclairée par Jean Baudrillard :

‘Il n’y a d’objet de consommation qu’à partir du moment où on en change, et où ce changement est déterminé par la LOI SOCIALE, qui est celle du renouvellement du matériel distinctif et d’inscription obligatoire des individus, à travers la médiation de leur groupe et en fonction de leur relation avec les autres groupes, dans cette échelle de statut, qui est proprement l’ordre social, puisque l’acceptation de cette hiérarchie de signes différentiels, l’intériorisation par l’individu de ces normes, de ces valeurs, de ces impératifs sociaux, qui sont les signes, constitue la forme décisive, fondamentale du contrôle social – bien davantage que l’acquiescement aux normes idéologiques. Il est clair à partir de là qu’il n’y a pas de problématique autonome des objets, mais la nécessité beaucoup plus vaste d’une théorie de la logique sociale, et des codes qu’elle met en jeu (système de signes et matériel distinctif)90. ’

L’analyse des préférences concernant les alliances matrimoniales des habitants de la partie du ciment et du béton de la ville de Lourenço Marques offre des exemples supplémentaires de cette pratique sociale. La presse locale, parmi un bon nombre de faits sociaux, fait des quelques mariages des événements méritant, à l’époque, une large publicité. Le mariage de mademoiselle Gracieta B. da Costa avec le jeune homme Jacinto Venâncio de Sousa a été célébré à la cathédrale de Lourenço Marques. Certes, le prêtre officia les liens entre les deux époux. Mais cet acte s’est élargi pour inclure dans leur cercle relationnel les groupes familiaux respectifs. Elisa Bertrand da Costa et Enrique da Costa, pères de la jeune mariée, et Maria da Conceiçao Sousa et Benjamin Candido de Sousa, pères de Jacinto V. de Sousa, représentent, dorénavant, l’alliance par affinité des deux familles. Les parrains, Maria Paula da Silva Coelho et António Martins Coelho, du fait de leur rôle symbolique, méritent de la place dans le cercle relationnel du nouveau couple. La fête du mariage, à laquelle ont participé des dizaines d’invités, créa l’opportunité pour le renouvellement du réseau relationnel de Gracieta B. da Costa et de Jacinto Venâncio de Sousa91.

Le deuxième exemple est de même illustratif de la construction de liens entre gens du même espace social. Ana M. dos Santos Peixe e António J. Marques se sont mariés à l’Eglise Santo António da Polana. Les parents d’Ana, Nerina dos Santos Peixe et Júlio dos Santos Peixe, à l’époque en poste d’Administrateur du district, et les parents de son époux, Maria Orquídea Foettinger et João Marques Pereira, symboliseront le lien entre les deux familles. A titre de parrains de l’union, on a inclu dans leur réseau de relations Plácido Ribeiro et Lídia do Nascimento Ribeiro, de la part de l’épouse, et Clara G. P. M. Nunes et Martins Nunes, du côté de son mari. Ce rituel a donné lieu à une fête qui a été réalisée dans le club Automóvel et Touring, alors tenu pour le plus prestigieux de la ville de Lourenço Marques. A noter la présence à cette fête de nombreuses personnalités locales92.

On pourrait répertorier un bon nombre de cas illustratifs de construction des liens sociaux. Ces qu’on vient de retenir, renvoient à ce que Rousseau faisait noter dans le Contrat Social : L’homme naît libre, a remarqué Rousseau, et pourtant il est dans les chaînes. En effet, cette chaîne s’objectivant ici comme un ensemble de référents extérieurs, matériels, psychiques, etc., donnent cohérence et sens à des pratiques sociales. Système de représentations de l’être collectif, cet ensemble de références remplit le rôle d’un relais de rapports sociaux et d’un fil conducteur des comportements sociaux. Ces derniers objectivent l’espace cognitif des gens ainsi que leurs rapports au temps mythologique, au temps vécu et à la pratique idéalisée, dans un environnement socialement créé93. En ce sens, pré-donnés aux individus ou aux groupes sociaux, les acquis culturels façonnent la structure à l’intérieur de laquelle ils appréhendent d’abord la réalité sociale objectivée et participent ensuite à sa production continuelle.

Ce serait peut être à la lumière des rationalités (subjectives) recherchées dans cette chaîne de rapports sociaux qu’on pourrait appréhender les liens entre morts et vivants. Habitant du sous-espace du ciment et du béton de Lourenço Marques, Pedro Oliveira y était devenu un homme d’affaires (industriel), époux, père, grand-père et beau-père. Il s’est ainsi formé un vaste patrimoine matériel et symbolique lui apportant des références positives dans la communauté. Etant donné son état maladif, ses enfants, Rui d’Oliveira et Eliseu d’Oliveira, qui apprirent de leur père comment assurer la suite des affaires, les ont pris à leur charge. Ana Quaresma d’Oliveira, son épouse, et ses enfants annoncèrent aux personnes de leurs relations le décès inattendu de Pedro d’Oliveira. Les gestes de solidarité témoignés à la famille d’Oliveira ont dévoilé à quel point la figure de Pedro d’Oliveira était, outre les rôles qu’on a lui assigné, un nœud d’échanges multivariés. Quoiqu’il soit mort, P. d’Oliveira - et sa famille - a mérité dans cette chaîne relationnelle des témoignages d’un rapport affectif et de solidarité de la part des membres de la paroisse, voisins, amis, cadres, travailleurs et des clients de leurs entreprises94.

Des cas de chaînes relationnelles dont on parle, sont élucidatifs d’une des dimensions de l’approche des faits sociaux en termes de réseaux. Engendrés par de multiples liens sociaux plus ou moins durables, ils structurent des différences autour de nœuds, la nodalité différenciant les éléments du système par rapport aux possibilités de relations qu’ils offrent les uns avec les autres. Le réseau social concerne donc les relations inter-idividuelles, c’est un lien, une inter-action sociale. Ces relations réciproques entre deux ou N acteurs, se caractérisent par un échange, plus ou moins inégal d’information et de pouvoir.

Le cadre relationnel où M. Miros, Joaquim J. C. Ildefonso, les 35 candidats aux postes de superviseurs d’arrimeurs ont pu se voir employés peut bien s’inscrire dans la problématique analysée par Burt. D’après lui et d’autres auteurs qui ont traité des réseaux sociaux, un acteur dispose de trois sortes de capital, un capital financier, un capital humain et un capital social ou connexionnel. Le capital social d’un acteur consiste dans ses connexions avec les autres acteurs, ce qui lui donne accès à leurs ressources. Mais le capital social d’un acteur consiste aussi, selon Burt, dans la possibilité d’exploiter à son avantage les trous où se trouvent, par rapport à lui, certains de ses contacts ou, à la limite, tous ses contacts. Cela veut dire que dans les situations de conflit ou de compétition, le capital social d’un acteur se trouve dans les disconnexions entre ses contacts. Si B et C sont des contacts de A, sans qu’il y ait de connexion directe entre eux, A dispose d’un avantage par rapport à B et à C. Des cas répertoriés donnent à voir un scénario où, dans un contexte de rareté, des chercheurs d’emploi ayant des contacts avec des acteurs placés dans des positions de centralité politique, ont été avantagés par leur pouvoir d’influence.

Les cadres suivants de construction de réseaux relationnels témoignent de la co-existence et de l’imbrication des réseaux de parenté, d’affinité et de solidarité, se nourrissant du intermédiaire, l’identité. Ils entreprennent néanmoins des sous-ensembles dont les membres sont reliés par des infrastructures différentes. Dans le premier cas, les relations d’alliance, de filiation et de germanité donnent place à ce que Lévi-Strauss95 tient pour l’atome de parenté car elles ne rassemblent que des proches. Celles-ci sont indissociables, suivant M.A. Barnes96, de l’interconnaissance des rôles et des statuts différenciés de membres composant le système de parenté.

Cette interconnaissance étant traduite par le système d’appellation, il y aura par ailleurs la transmission de ressources déperditives. Cela légitimera les rapports d’interdépendance entre mari/époux (les relations horizontales) et une relation positive ou de différenciation entre mère-père/fils ou encore des liens positifs ou négatifs entre les cousins. Certes, les relations entre les membres du groupe familial représenteront un réseau : du fait de la densité élevée de liens, un individu sera séparé d’un autre (du groupe) par une distance réduite, en terme de relations ; il y aura à certains égards un attachement au principe de transitivité dans les relations entre les membres de la famille étroite. C’est-à-dire, s’il y a une relation entre A et B, et une autre entre B et C, il y en aura également entre A et C. Mais cet atome de parenté engendrera de ce fait un quasi-réseau, distinct par la mise en place d’un appareil se chargeant du contrôle et de la mise en ordre dans son environnement externe.

Ce n’est toutefois pas le cas dans les relations entre les représentants des familles unies par l’alliance matrimoniale de leur gendre/belle-fille. Les membres de ce sous-ensemble seront tous des transconnecteurs ou des « autorités » en ce qu’au moins une connexion dont ils sont la source les relie à chacun des autres acteurs. Ils donnent donc lieu à un réseau intégral. Les relations dans les réseaux sont généralement égalitaires, même s’il arrive qu’elles relient des individus qui appartiennent à des catégories sociales différentes. C’est la raison pour laquelle le réseau se structure sur une pluralité des rôles, sans que leurs tenants s’en spécialisent, et une multiplicité de relations ; les liens sont essentiellement informels et on y remarque un fort degré de redondance de relations ; un réseau n’a pas une frontière précise d’autant plus qu’il ne dispose pas d’une instance régulatrice, la coordination étant réservée au système de valeurs communautaires ; pour ces raisons, le réseau se présente peu hiérarchisé et fortement connexe97.

Les réseaux d’affinité et de solidarité définis autour du prêtre, de l’homme d’affaire et de ses héritiers nous ramènent à un cadre relationnel distinct, bien qu’on n’y trouve pas des aspects ressemblant à ceux des premiers. En étant en rapport avec une communauté dont les croyances pourraient servir d’intermédiaire entre les gens et le monde du sacré, le prêtre sera par conséquent placé dans la centralité du système des rapports sociaux en place. Si l’on fait appel à Linton Freeman, on identifie chez le prêtre l’individu indispensable dans les échanges sur lesquelles le réseau prend forme et il y sert d’intermédiaire pour ceux qui y prennent part. Du fait que le prêtre est à même de développer des communications au sein du réseau, il y aura un nombre de liens d’autant plus croissant que son influence sur son environnement. A l’aide de ce rapport à son milieu social, le prêtre tiendra une position privilégiée dans les échanges, lui apportant une certaine autonomie et un certain pouvoir de contrôle des « biens » en circulation dans l’ensemble du réseau. Cet avantage serait également à la portée des héritiers de l’homme d’affaires, dont le patrimoine matériel et symbolique et la notoriété peuvent s’avérer porteuses de ressources d’influence. Dans le système de rapports sociaux en analyse, ils sont donc en mesure de mobiliser et de gérer leurs réseaux de relations dans le sens d’influencer l’opinion et de convaincre au profit d’un but politique. De tels choix relèvent d’un travail relationnel, qui a, d’après Kadushin et Brimm, une dimension stratégique évidente, même si son efficacité ne peut pas être toujours anticipée98.

Placés dans des positions de centralité d’un système de rapports sociaux, le prêtre et l’homme d’affaires dont on parle, deviennent des acteurs sociaux. Ils connaissent leurs milieux sociaux en tant qu’espaces sociaux et politiques et s’y inscrivent d’autant mieux qu’ils réussissent à mobiliser des moyens d’action au profit d’une cause. Leur pouvoir n’est pas une propriété du système relationnel dans lequel l’acteur occupe plus ou moins une position centrale ou périphérique, plus ou moins dépendante ou autonome. Le pouvoir est certes une relation d’autorité, et non pas un attribut des acteurs ; mais il est aussi un effet de système, un avantage structurel, un effet de la position des acteurs dans un ensemble où ressources et opportunités se distribuent inégalement99. Le fait d’y avoir accès, du point de vue de l’approche en termes de réseaux, suppose que le pouvoir découle d’interactions et de production du social.

Notes
7.

0 SIMMEL , G., (1908)., cit., DEGENNE, Alain-FORSÉ, Michel et all., Les réseaux sociaux, Paris, A. Colin, 1994, 288p. p. 222.

7.

1 BOGLÉ, cité, ibidem., p. 223.

7.

2 BLAU, P., cité, ibidem, pp. 224-228.

7.

3 Cf. M. Weber, cité , MAGODE, José, La formation de l’Etat post-colonial au Mozambiqe : structures sociales, conflits et changements (mémoire du DEA)…op. cit. p. 98.

7.

4 Cf. GRANAI, Georges, « Communication, Langage et Société », Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. XXII, Janv-Juin, 1957, pp. 97-110, p. 103.

7.

5 A la conception de lien social comme sociabilité primaire, on ajoutera d’autres dimensions du réseau. « Le lien n’est pas étranger au ‘désir’ et à la ‘passion’ tels qu’analysés dans la problématique du « don » » par GODBOUT, J. & CAILLÉ. De ce fait, en plus de renvoyer à une instance symbolique, les liens peuvent également donner lieu à des réseaux sociaux dont l’entretien s’appuie sur un flux de biens matériels et symboliques. La religion est à cet égard une instance symbolique typique de construction du lien social. Voir GODBOUT, J. & CAILLÉ, L’esprit du don, Montréal, Boréal, 1992 ; JUFFE, Les fondements du lien social : le justicier, le sage et l’offre, Paris, PUF, 1995 ; CORTEN, André, « La construction du lien social : Pentecôtisme et théologie de la libération », Lusotopie 1998, pp. 257-266.

7.

6 En 1940, le Mozambique n’avait que le Diocèse de Lourenço Marques (Maputo). Par ailleurs, la langue portugaise étant obligatoirement – d’après o Acto Colonial - la langue des cultes, la christianisation ne connaissaient pas des progrès escomptés dans l’ensemble des Colonies portugaises. De ce fait, un accord fut signé cette année-là entre le Vatican et le Portugal. Les compromis qu’en étaient à la base, étaient multiples : le Vatican s’est obligé de promouvoir la venue de missionnaires pour répandre la chrétienté ; en revanche, les deux parties se sont convenues que les évêques soient désignés par l’Eglise catholique (portugaise), avec l’accord du Gouvernement. Ce dernier s’obligeait de leur payer un salaire équivalent à celui des Gouverneurs des Districts. Par la suite, l’on a assisté à l’immigration au Mozambique des missionnaires espagnols et italiens. Outre l’activité religieuse, leurs communautés religieuses devaient promouvoir l’enseignement formel dans les espaces sous leur influence. Voir ANTUNES, J.-F., Jorge Jardim, Agente Secreto (3a ediçao), Lisboa, Bertrand Editora, 1996, 654p, p. 93 ;

7.

7 Cf. MONDLANE, Eduardo, Lutar por Moçambique, Lisboa, Livraria Sa da Costa, 1969, 251p, p67

7.

8 Cf. BELCHIOR, Manuel D., “Evolução política do ensino em Moçambique”, in Moçambique. Curso de Extensão Universitária. Ano Lectivo de 1964-1965. Lisboa, Instituto de Ciência Política, 1965, pp. 650-673, p. 642.

7.

9 Pour les détails, voir SILVA, Teresa e Cruz, Igrejas Protestantes e Consciência Politica no Sul de Moçambique : O caso da Missao Suiça (1930-1974), Maputo, Promédia, 2001, 282p ; LINDER, Adolphe, Os suiços em Moçambique, Maputo, AHM, 2001, 312p

8.

0 Cf. Le Cardinal Cerejeira, cité, FERREIRA, Eduardo, Le Colonialisme portugais en Afrique : la fin d’une ère, Paris, les presses de l’Unesco, 1976, 176p, p28 etp.125 ; Suivant la même logique, pour Marcelo Caetano (alors ministre des colonies et successeur d’O. Salazar à partir de 1968), la politique d’assimilation devait tenir compte du fait que “Les Noirs d’Afrique doivent être dirigés et organisés par les Européens, mais ils sont indispensables comme auxiliaires /.../ et il faut les considérer comme des éléments productifs, organisés ou à organiser, dans une économie dirigée par les Blancs” (Ibidem, p.125).

8.

1 A titre d’exemple, dans une des Ecoles sécondaires les plus importantes de la Colonie, Le Lycée Salazar (à Lourenço Marques), « il y on avait 1000 élèves en 1960, dont 30 seulement étaient des africains ». Cf. MONDLANE, E., op. cité, p 66 ; GUILLAUME, Sylvie, « Citoyenneté et nationalité », COLAS, Dominique (Sous la direction de), Citoyenneté et nationalité, Paris, PUF, 505, pp123-153, pp. 124-125.

8.

2 Cf. MILNER, cité, SCOTT, John, Stratification & power : Structures of class, statuts and command, Cambridge, Polity press, 1986, 284p, p. 97

8.

3 Voir Cx 1592, AUGUSTO, Guilherme (Adm. De 1a Cl.), « Note n° 365/A/61-4 », Lourenço Marques, 3 de Março de 1961, Fundo : Adm. Do Conselho de Lourenço Marques. Assunto : Trabalho e desemprego de europeus e assimilados, 1950-1961 (AHM)

8.

4 Ibidem, AUGUSTO, Guilherme (Adm. De 1a Cl.), « Note n° 364/A/61-4 », Lourenço Marques, 3 de Março de 1961, Fundo : Adm. do Conselho de Lourenço Marques. Assunto : Trabalho e desemprego de europeus e assimilados, 1950-1961 (AHM)

8.

5 Il s’agissait d’Armand J. da Silva Carvalho, Américo A. Bernardo, Fernando A. Bernardo, Antero de Nascimento Duarte, Duarte Pereira, Manuel F. das Dores, Antonio J. Pós de Mina, José Delgado, Francico da Silva Gaspar, Manuel da Conceição Fonseca, Luís F. de A. Viega, Manuel D. Dias, Basílio Fontoura Fernandes, Luís Viana Pereira, António Luís dans Neves Gaspar, Mário d’Oliveira de Almeida, Domingos Martins da Encarnação, Manuel Maurício da Silva Marques, Manuel Texeira Saraiva, Luís Teodoro Ribeiro, António Madureira Monteiro, António F. Morte, António Louro Angelino, José M. de Jesus Ferreira, Moisés Martins Reino, Cesário Pereira Estévão, Fernando Pereira Estévão, Fernando Fernandes Barbosa, Alexandre Miguel Alves Saraiva, Adão Afonso Campos, José Raimundo, rogério Alves Leal, João da Costa, Carlos A. Antão da Cruz, cf. Notícias, 6 de Março de 1966, p. 3.

8.

6 Voir Cx. 1592, Cópia do ofício n°3362-49, endereçada ao Sr. Governador-Geral de Moçambique pelo Sr. Ministro das Colónias. Direcção dos Serviços de Administração Civil. Processo :A/50/4, Fundo : Administração do Conselho de Lourenço Marques. Secção : Trabalho e desemprego de europeus e assimilados, 1950-1961.

8.

7 Voir supra des photos.

8.

8 Cf. DURKHEIM, E, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF (1 ère éd. 1912), 1996, 647p, p.103.

8.

9 Cf. WILLIAMS, cité, SCOTT, John, Ibidem, p. 115.

9.

0 Cf. BAUDRILLARD, Jean, “La genèse idéologique des besoins”, Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. XLVI, Janvier-Juin 1969, pp45-68, p. 50.

9.

1 Voir Notícias, 8.3.1966, p. 3.

9.

2 Voir Notícias, 4.6.1966, p. 3.

9.

3 Cf. MUCCHIELI, A., L’Identité, Paris, PUF, 1986, 123p, pp1-25 ; BERGER, Peter et all., La construction sociale de la réalité, Paris, méridien klincksieck, 1986, 259p, pp. 68-76.

9.

4 Voir Notícias, 8. 6. 1966, p.15

9.

5 Cf. LEVI-STRAUSS, cité, LEMIEUX, V., Les Acteurs sociaux, Paris, PUF, 1999, 146p, p. 38

9.

6 BARNES, M.A., cité, Ibid., pp. 8-12.

9.

7 Cf. LEMIEUX, V., cité, DEGENNE, A.-FORSE, M., Les réseaux sociaux…op. cit., pp. 173-174.

9.

8 Cf. KADUSHIN et BRIMM, cit., LAZEGA, Emmanuel, « Analyse de réseaux et sociologie des organisations », R. franç. de Sociol., XXXV, 1994, pp. 293-320, p. 306.

9.

9 C’est sur le constat de ce phénomène qu’on s’efforce de démontrer la validité épistémologique de l’hypothèse de déconcentration politique, comme stratégie légitimant un compromis entre l’ordre politique et l’ordre social, en vue de faire tenir dans la durée une société de l’ordre et, de la sorte, de la société globale. Voir infra Partie II, Chap. II