Situé au Nord-Est de Lourenço Marques et à la croisée des districts de Gaza et d’Inhambane, Manjacaze se présente comme un espace social distinct. Au tournant des années cinquante149, Manjacaze (ou la Circonscription des muchopes) restait un espace à structure sociale et économique rurale. Les ba-chopes, l’ethnie majoritaire de la Circonscription des muchopes, se définissait par une variable structurelle typique des sociétés traditionnelles. L’agriculture y était l’activité fondamentale, les produits les plus porteurs pour les paysans étant les noix de cajou et de coco, l’arachide, les haricots, le coton, du maïs et le riz. Les fonctionnaires de l’Administration coloniale s’occupaient d’entretenir l’ordre politique ; les commerçants, dont bon nombre étaient des arabes, s’intéressaient à cette région comme un débouché pour les produits agricoles à vendre à Lourenço Marques.
L’intérêt de faire la rétention de la variable socio-structurelle de Manjacaze est de rendre compte de la multiplicité d’acteurs participant dans l’investissement du politique. A ce propos, la pensée soutenue par la littérature classique ne manque pas d’intérêt. E. Durkheim, M. Weber et F. Tönnies ont éclairés l’aspect matériel des ensembles sociaux, qui n’est pas séparable de leur aspect culturel. La délimitation des collectivités humaines tient surtout à la communauté des croyances et des valeurs, aux liens avec le sol et le territoire, eux-mêmes organisés par les représentations collectives. La masse d’individus qui composent la société, la manière dont ils sont disposés sur le sol, la nature et la configuration des choses de toute sorte, affectent certes les relations collectives. Mais, tel qu’on le conçoit, l’existence de tout système des rapports sociaux, tient à une structuration interne et à la logique coordinatrice d’un centre du pouvoir.
Bronislaw Malinowski soutient a ce propos, dans son ouvrage Savage society, que « les lois non écrites, fondées sur les usages et les coutumes sont mieux et plus volontiers respectées que celles basées sur des codes écrits /…./. Dans les faits, nous ne pouvons que convenir sur cette réalité car, bonnes ou mauvaises, les peuples aiment leurs coutumes et leurs institutions »150. M. Mead a qualifié ces sociétés de « génération de la répétition »151. Anthropologues et politologues ont essayé d’analyser leurs systèmes politiques comme « primitifs ». Mais c’est surtout le courant envisageant ces communautés comme des objets figés qu’il importe de retenir. Maurice Delafosse, quant à lui, défend que ces sociétés ne se conçoivent qu’au-delà de sa forme tribale. Dans ces sociétés, pour Delafosse, « la famille, le clan, la tribu – dont la communauté ascendante – sont à la fois la raison d’être et la force »152. S’affiliant encore au même mode de raisonnement, d’autres soutiennent que « la stabilité et le manque du progrès est le fait principal à repérer sur les civilisations primitives »153.
Produites sous l’influence de l’approche évolutionniste et classificatoire, ces références ne sont pas éclairantes sur des actions de rétroaction à des contextes qui soient menaçants pour ces sociétés. Elles n’apportent pas non plus d’outils aidant à saisir l’interrogation et l’attente collective, face aux dynamiques déterminées par leur trajectoire historique, leur exigeant l’adoption de nouveaux modes de fonctionnement.
On ne s’inscrit pas dans la pensée soutenant l’immobilisme de quelle que soit la société. A l’aide de recherches appuyées sur des sources primaires (écrites et orales) ainsi que secondaires, on s’est rendu compte que les dites sociétés « traditionnelles », elles non plus, ne fonctionnent pas sans se heurter à des éventualités défavorables. Situées dans un contexte d’interactivité qui les dépasse, elles s’engagent dans un combat permanent contre le désordre qu’elles engendrent - ou qui leur est imposé -, l’entropie qui les menace. Ces sociétés sont, au contraire de l’analyse évolutionniste et classificatoire, en continuel engendrement, car comme le témoigné M. Eliou, la culture y est :
‘/…./ permanence mais aussi création, recréation, découverte. Elle se maintient vivante, par rapport à elle-même et par rapport aux autres champs culturels. Cependant, les contacts entre cultures sont souvent inscrits dans des rapports de force qui dépassent largement le domaine culturel. Certaines situations contiennent des éléments de contrainte ou de violence qui agissent dans un sens de déstructuration et de rénovation154.’Dans ce processus continuel de leur engendrement, on s’est aperçus de la maîtrise d’une culture stratégique par les communautés traditionnels, à Manjacaze, s’accompagnant, selon le pouvoir d’influence des acteurs, d’une stratégie politique155. A l’aide de ces processus, certains réussissent à mobiliser des ressources leur permettant d’accéder à des positions avantageuses, dans le système des rapports sociaux ; d’autres, dans la condition d’acteurs-entrepreneurs locaux, parviennent à entreprendre des démarches pour la conquête du pouvoir local. De ce point de vue, il est intéressant d’analyser ce que l’on pourrait qualifier comme le mode patrimonial du rapport au politique. Tout en mettant en avant le patrimoine matériel et culturel de la famille, il s’appuie sur les liens familiaux, comme ressource témoignant du statut d’un individu ou groupe. Ce statut leur apporte une capacité d’influence, qu’ils peuvent tirer comme avantage dans les alliances politiques. L’enjeu de celles-ci peut s’avérer conservateur du patrimoine de la famille, ce qui débouche sur le maintien des statuts sociaux de leurs membres. Dans le contexte de l’économie de dons et contre-dons, plus un réseau de famille ayant du pouvoir réussit à élargir son patrimoine, plus il y aura des gens qui en seront dépendants. Cela renvoie à des rapports de clientèle.
Il y a lieu qu’on se pose un certain nombre d’interrogations. Qui et comment se forment les acteurs sociaux, dans cet espace social ? Qu’est-ce qui explique leur réussite à parvenir au centre des rapports sociaux ? Le mode patrimonial du rapport au politique a-t-il comme causalité la culture politique communautaire, c’est-à-dire les flux socialisateurs subis par l’individu dès la naissance jusqu’à l’âge où il devient un agent de la politique ?
Ceux-ci étant les enjeux de la recherche, les éclairages qu’on apporte ne sont pas dépourvus d’intérêt. Pour ce qui est de Manjacaze, le territoire est mû par la logique des agents à statuts différenciés et interdépendants, tous s’en réclamant du titre de co-propriétaires : Les premiers sont personnifiés par les agents étatiques, l’appareil administratif étant contrôlé par l’Administrateur et ses auxiliaires. Ceux-ci y sont en charge de l’entretien du pouvoir dominant (Etat colonial) ; les seconds étant descendants des anciennes familles régnantes se présentent comme des héritiers du pouvoir représentatif de groupes des familles qui partagent un ensemble de références constitutives de leur sous-identité156. Ainsi, le territoire de l’Etat en pays des Ba-chopes est le produit de l’assemblage (par conquête) de sous-unités territoriales multiples, ces dernières sous le contrôle direct d’appareils dominés par les clients du pouvoir dominant157.
Le territoire y porte le nom de l’ancêtre qui est censé avoir été le fondateur de la communauté. Tout en ayant hérité son pouvoir, ses descendants gardent ce nom. L’espace est également identifié comme une référence à un événement témoignant de la mémoire sociale sur un fait historique ou un accident géographique. Le patrimoine des familles qui y sont influentes se mesure par l’étendue des terres et des gens sous leur dépendance. S’il ne fait aucun doute que le nom du Territoire renvoie au nom de la famille dominante, il n’en est moins certain que ce même espace est un espace partagé par d’autres familles. Leurs statuts et hiérarchies ont à voir avec les rapports d’alliance avec la famille au pouvoir ainsi que la place qu’ils occupent dans la sphère politique locale. Les domaines qui les concernent portent par conséquent, des noms respectifs. Compte tenu qu’il renvoie à un espace du territoire communautaire et à un statut social, c’est d’abord par le nom de leurs familles que les gens s’identifient.
Les voies débouchant sur l’agrandissement de ce patrimoine familial sont multiples, selon les conjonctures historiques et sociales. C’est en cela que résident les causes de la dynamique du rapport patrimonial au politique.Tel changement dépend des rapports de forces sociales en interactivité. Auparavant, les familles au centre du pouvoir patrimonial se contentaient des bénéfices du commerce d’Ivoire et des oléagineux. Au moment où l’économie sud-africaine a manqué de main d’œuvre, les chefs traditionnels ont promu la migration de jeunes vers les mines et les plantations de ce pays. Outre les biens manufacturés, cela leur rapportait des sommes importantes en livres sterling (c’était alors la monnaie courante en Afrique du sud) d’autant plus que les chefs découvrirent l’intérêt de prélever l’impôt en argent. Le pouvoir colonial s’étant imposé comme pouvoir dominant, les familles auparavant régnantes passèrent le filtre de l’exclusion, pour s’allier au nouveau pouvoir. Ils se sont ainsi placés à la croisé des sous-univers de ceux qui appartenaient à l’appareil administratif et à la majorité des assujettis. Cette alliance entre les chefs traditionnels et l’Administration coloniale tenait le pouvoir et le système de communications qui lui sont intrinsèques, comme l’infrastructure d’un réseau de pouvoir.
Il est certain que le pouvoir des premiers se fondait, dans ce nouveau contexte, de leur rôle de relayeurs et de nœuds d’échanges entre dominants et dominés. Mais il était de même l’aboutissement d’un univers culturel où des modes réseaux sociaux sont au principe de la formation de l’opinion (politique) favorable à la gérontocratie. On se contente par l’instant par l’analyse de liens sociaux construits autour de rapports de voisinage, du mariage et de rites initiatiques, pour montrer la façon dont ces réseaux participent à la structuration du discours et à la grammaire des comportements sociaux, en pays des muchopes.
L’expression « rapports de voisinage » est ici utilisée à deux titres. D’abord, elle essaye de rendre compte de la proximité physique des unités domiciliaires rendant inéluctables des contacts entre chefs de familles, femmes et groupes d’âge ; deuxièmement, elle désigne un espace symbolique. Celui-ci se distingue par le fait que les gens y partagent un ensemble de savoirs et de savoirs-faire, qui sont indissociables de leurs systèmes de représentation du monde et de rapport à « soi » et à autrui. Ces savoirs et savoirs-faire, du fait qu’ils se rapportent à l’espace et à la perception communautaire du bien et du mal, forment l’infrastructure des réseaux sociaux où l’échange d’informations est lié à des fins multiples. Ces réseaux se confondent avec le système communicationnel institutionnalisé que la communauté s’est créé, pour se reconstituer comme communauté d’interprétation, de pratiques et de croyances. Ce système fonctionne en fait comme un mécanisme de socialisation et de contrôle social : il a pour fonction d’abord de définir l’individualité de l’espace et, ensuite, de permettre l’intégration de l’individu au groupe d’appartenance.
Dans cet espace, la famille NHANTUMBO occupe son terroir, un héritage des ancêtres. A la suite de la mort de Joaquim NHANTUMBO il a une dizaine d’années, ses 12 enfants, dont 8 garçons et 4 filles, ont partagé le patrimoine familial. A l’exception de la résidence du chef de famille décédé, la partie restante de ce patrimoine a été partagé en Conseil de famille en huit fractions. Celles-ci n’ont été distribuées qu’aux garçons, du fait de leur statut, indépendamment de leurs âges. Chacun a eu un morceau de terre, un certain nombre de bovins et de petit bétail. Les héritiers les plus jeunes, outre l’argent de quelques années de travail de salaire en Afrique du sud, se sont servis de ces biens pour fonder leurs familles, leurs patrimoines étant démarqués par des frontières précises. Pour l’agriculture on prendra un morceau de terre dans l’espace communautaire, à une distance éloignée de 3, 4 ou 5 Km de l’habitat. Chacun des huit héritiers de J. NHANTUMBO se réclamera de l’autorité sur sa famille. Mais les affaires concernant l’ensemble de descendants seront réglées par le fils aîné. Du fait de la complexité de certaines, le Conseil de famille s’en chargera et l’autorité reviendra à leur oncle paternel – le frère le plus âgé de J. NHANTUMBO. D’autres unités familliales, pouvant atteindre des centaines, se structureront de la sorte et formeront un peuplement. La famille MULANO se localisera à une distance de 2 Km ; la famille CUMBE aura son espace à 1,5 Km ; le domaine de la famille BANZE se situe à 3 Km ; celui de la famille SITOE se placera à 4 Km du territoire des NHANTUMBO.
Cet ensemble humain ne se définit comme collectivité que par référence à l’espace physique et aux profits matériels qui y sont obtenus. A titre de communauté, elle se distingue aussi par son attachement à un ensemble de valeurs, de normes, de croyances, d’habitudes, de techniques, de comportements, qui constituent précisément la culture. Dès la naissance à l’âge où ils deviennent des agents de la communauté ou de la politique, les individus appartenant à cet espace subissent des interactions dans leurs familles et dans leurs groupes d’âge, qui aboutissent à l’apprentissage et à l’intériorisation de leurs règles culturelles.
Les communautés traditionnelles à Manjacaze se trouvent contraintes de participer à l’interactivité avec d’autres espaces, y compris ceux qui sont modernes. Les échanges entre ces dernières et celles-là sont à la base des dynamiques de ces communautés, qui se traduisent par la recherche de nouvelles stratégies de faire face à des contraintes leur apportant des menaces. Ce serait peut être pour cette raison qu’on a trouvée à Manjacaze des individus et des familles appartenant à diverses sous-univers socio-religieusx158. Néanmoins, les pratiques assurant la reconstitution des liens sociaux demeurent au cœur de l’individualité de la communauté de Manjacaze. Sous ce point de vue, il paraît intéressant d’étudier la puissance des rituels initiatiques et du mariage, dans l’établissement de liens sociaux.
Les rituels d’initiation à Manjacaze ont comme conséquence le renforcement des liens de ceux qui sont en charge de la coordination de cette entreprise sociale avec des familles d’où sont issus les initiés. Cela se doit à la combinaison de deux facteurs concourant à la différenciation des compétences des acteurs dans le système formé à propos des rituels initiatiques : d’abord, ils s’appuient sur des connaissances qui ne sont pas une propriété publique, (la communauté est non lettrée) ; de ce fait, tout en ayant incorporé des savoirs coutumiers, selon les règles de savoir-vivre et de savoir-faire, les plus âgés sont socialement crédités aux places de cenralité des rapports sociaux ; ensuite, en plus d’apporter aux jeunes initiés des connaissances et des savoirs-faire leur permettant d’atteindre un nouveau statut social, les rituels initiatiques sont indissociables des pratiques religieuses communautaires. Comme ils s’enchaînent à d’autres mécanismes de contrôle social, les chefs des sous-unités territoriaux ainsi que de la chefferie y voient des enjeux politiques.
En effet, dès la puberté (12 à 14 ans), des jeunes filles voisines sont dirigées par leurs marraines vers diverses cellules, mises en place dans leurs quartiers. Accueillies par une femme âgée, la N’sungukati, elles marchent vers un campement éloigné du village, dans la brousse, où se rejoignent les filles de diverses cellules de la population. Pendant un séjour d’à peu près un moi, la N’sungukati et les marraines de chaque cellule apprennent aux initiées plusieurs sujets : rapport à l’intimité de leurs corps ; sexualité et grossesse ; statut de la femme mariée ; son rôle dans le couple et les rapports envers les membres de la famille d’un éventuel époux ; les rapports aux autorités du village159.
Les garçons (12 à 16 ans), eux aussi, suivent la même trajectoire. Chacun est accompagné par un membre mâle de sa famille à un point de rassemblement de garçons voisins. Accueillis par un homme âgé et qui leur servira de parrain, - le Xitsiva -, ce dernier ramènera son groupe de garçons à un endroit également distant du village. Leur séjour sera l’occasion pour l’apprentissage des matières concernant la sexualité, l’histoire de la communauté et de ses héros, les métiers masculins. Cette période accomplie, assisté par les Xitsiva, un « expert », le « chirurgien » (le Chinzavane), s’occupera de la circoncision de chaque initié.
Ces pratiques initiatiques ressemblent à celles des autres régions du Mozambique. Tout en se référant au rituel Cinamwali, le Reverend P. Guembe rend compte de la fonction sociale de l’initiation féminine en pays A-ngonis - au Nord-Est de la province de Tete. Guérilleros immigrants de l’Afrique du sud à cause des guerres déclenchées par Tchaka Zulu au XIX ème siècle et minoritaires par rapport à la population locale, les A-ngonis se présentent à l’heure actuelle comme une nouvelle identité ethnique. Elle résulte de la domination politique assise sur leur capacité militaire et sur les alliances matrimoniales avec des familles de l’ethnie A-chewas. La dominance des A-ngoni a donné lieu à une nouvelle identité ethnique, dont l’une des spécificités est l’intégration des femmes dans les appareils politiques.
D’après l’étude du Réverend P. Guembed, les rites initiatiques dans la société A-ngoni marquent le passage de l’enfance à l’âge adulte. On y apprend aux filles « les principes d’hygiène et les attitudes à tenir par rapport au cycle menstruel. De plus, elles sont conseillées en matière de règles de savoir-vivre : obligations élémentaires d’une épouse, respect à l’égard de ceux qui sont les plus âgés, hospitalité, amour filial et conjugal »160. Dans leur ouvrage collectif, Alpha I. Sow et all. montrent les enjeux des cérémonies d’initiation ainsi que le rôle tenu par les plus âgés : « détenant plus d’expérience, les parents les plus âgés ont l’obligation d’éduquer les initiées afin qu’elles puissent s’empêcher de pratiquer le mal et recherchent le bien. L’éducateur est à la fois l’arbitre et un entraîneur. /…./ Il connaît les règles du jeu, d’autant plus qu’il peut aider aux initiées à s’y adapter »161.
Pouvant concerner les filles ou les garçons, comme dans les communautés A-ngonis, le rituel initiatique de Manjacaze débouche sur des fêtes populaires dans les villages. Pour subvenir aux besoins, il n’est pas question qu’une institution publique apporte ce qui y sera consommé. Sans être contrainte à cela, la famille A apportera un chevreau et du sorgho162 pour la confection de la bière ; la famille B offrira du maïs ; la famille C amènera 6 poulets vivants ; la famille D contribuera avec du sucre ; les pêcheurs fourniront du poisson ; les chasseurs partiront à la chasse et offriront de la viande de gazelle et d’autres animaux. Bref, chacune des familles d’où sont issus les jeunes qui ont été initiés apportera des choses pour la fête, les participants pouvant y atteindre plus d’un millier. Danses et chansons typiques des A-chopes, Ti-mbila, évoquant la vie vertueuse associée à l’initiation, rendront la fête amusante et plaisante.
Il n’y a aucun doute qu’on est devant un cadre de rapports sociaux où la communauté, et l’ordre qui en forme le socle, cherchent à se faire connaître auprès des jeunes générations. L’auto-énonciation du social dans ce cadre repose sur un pôle de l’énonciateur, qui est le lieu de l’autorité (faire croire) et du pouvoir (faire faire) ; le pôle du destinateur est l’institution du commun, la constitution d’une communauté de réception, qui est aussi une communauté de pratiques et de croyances. Donnant matière à un espace social dont les membres sont liés par des rapports d’inter-reconnaissance, cette inter-reconnaissance est en même temps un discours qui témoigne de l’appartenance à la collectivité.
Cette réalisation s’appuie sur l’imbrication de l’appareil aux réseaux sociaux, dans les trois moments du rituel initiatique. D’abord, le cadre de la famille détermine un pré-moment initiatique où les acteurs accomplissent des rôles plus ou moins précis. Attachés à des rôles d’autorité, le père, l’oncle paternel, la mère (les adultes) ont leurs enfants à charge jusqu’à ce que ceux-ci atteignent l’âge de la puberté et se préparent à participer aux rites d’initiation. En second lieu, tant de la part des filles que des garçons, leurs marraines et leurs parrains ainsi que les spécialistes de l’initiation, représentent la structuration d’un appareil. Son existence se limitant à cette période, il se défait dès que les cérémonies initiatiques terminént. Néanmoins, du fait de leur rôle de maîtres et d’enseignants des matières qui font l’objet de l’initiation, les spécialistes seront gratifiés : outre des « offres » matérielles, ils deviennent détenteurs du pouvoir symbolique et d’influence, dans les villages. Quant aux chefs des territoires, eux aussi perçoivent une partie de ces « offres », en nature et en argent et restent attachés aux appareils du pouvoir. Enfin, le moment de la fête présente la texture des réseaux sociaux. Les rôles des acteurs n’arrivent pas à se préciser au point qu’on en retienne leurs spécialisations ; relevant de mobils affectifs, les liens entre les participants s’établissent selon leur préférence et témoignent de la redondance des connexions en raison de la dissolution de l’organisation hiérarchique ou stratifiée.
Les alliances matrimoniales dans le pays des Ba-chopes figurent parmi l’ensemble des mécanismes de construction des liens sociaux et elles illustrent de même ce rapport entre appareils et réseaux sociaux. Sur le plan de la famille se structure un appareil. Il se traduit par des statuts et des rôles précis assurant sa fonctionnalité. En dehors de cet environnement se forment des réseaux relationnels dont l’étendue est difficile à préciser.
A la suite de H. Junod et de B. Bernardi163, on se permet de tenir les communautés de Manjacaze pour des groupements où le mariage patrilocal et polygamique est une institution sociale. Cela veut dire qu’il y a un système d’échanges de femmes entre familles. Celles-là étant co-génératrices de nouveaux êtres (les enfants) dont dépendent le renouvellement et l’agrandissement de la capacité productive du lignage de l’homme, le transfert de leur capacité à un autre lignage fait l’objet de négociation politique.
La responsabilité de participer à cette négociation revient aux plus âgés de la famille des futurs époux. Cela s’explique en raison de leurs qualités de gestionnaires du patrimoine de la famille ainsi que de leur influence sur la détermination des préférences des futurs proches par alliance. Suivie d’un rituel complexe164, la négociation débouche sur un accord sur la compensation matrimoniale. Celle-ci est représentée par un ensemble de biens (le lovolo ou la richesse de la femme )165, que la famille du fiancé doit « offrir » à la famille de la fiancée.
Pour ce qui est des modes du paiement du lovolo au cours des deux derniers siècles, des changements sont survenus dans cette pratique. A l’époque où l’ivoire était la marchandise le plus recherché par les commerçants arabes et, plus tard, par les Portugais, c’était le moyen de régler le lovolo. Echangées auprès de ceux-ci, les dents d’ivoire rapportaient des biens rares, tels que des tissus, des vases, des assiettes et des bijoux asiatiques, etc. Ces biens étaient affichés comme des signes de distinction sociale et de pouvoir. L’utilisation de l’ivoire comme moyen de représenter la valeur du lovolo aurait été contemporaine à celui qui consistait en unités de bovins ou de caprins, selon son abondance dans une région. Les sources coloniales référent « la richesse de femme » pouvait être estimée à 5 ou à 10 bovins, la variation étant due au statut social de la fiancée. En cas d’inflation, ce nombre pouvait atteindre 20 à 30 bovins166.
Lorsque l’agriculture s’est avérée une source importante de profits, le transfert des femmes d’un lignage à l’autre se faisait à travers l’offre à la famille d’origine de 150 à 200 houes. Une fois généralisée la monnaie comme moyen d’échange, elle a pris le pas sur le reste. Cela fut d’autant inéluctable que la plus grande partie des jeunes (garçons) migraient en Afrique du sud pour y travailler. A leur retour, outre des biens manufacturés, ils apportaient quelques sommes en livres. Dès lors, le lovolo atteignait 15 à 40 livres, selon les régions et la catégorie des individus.
Il semble que, dans ce contexte culturel, les femmes soient l’objet d’une transaction commerciale. Cela ne correspond toutefois pas à la perception des groupements où l’offre de la « richesse de la femme » à sa famille d’origine est une institution. E. E. Evans-Pritchard, lui aussi, fit remarquer le danger du rapprochement de cette pratique sociale à un rapport mercantile. D’après lui, « les gens pensent que les femmes en Afrique sont achetées et vendues comme nous achetions des produits dans les marchés européens. Il est difficile d’évaluer le mal infligé aux Africains en raison d’une telle ignorance »167.
Il y a lieu qu’on retienne quelques aspects importants à l’égard du lovolo : d’abord, c’est une pratique par laquelle se légitime le transfert de la capacité reproductive de la femme au bénéfice du lignage de son époux ; ensuite, seuls les gens aux prises avec la gestion du patrimoine de la famille participent à la négociation conduisant à des consensus politiques sur la « la richesse de la femme » convoitée ; enfin, les biens rendus à la famille de la fiancée représentant des valeurs variables selon son statut social, celles-ci peuvent être dévolues à la famille de son mari en cas de divorce ou bien en cas de stérilité de la première. Par ailleurs, le lovolo porte d’autres implications dans les rapports entre les familles des fiancés : en premier lieu, il est le symbole de la légitimité et de la stabilité du mariage ; deuxièmement, les enfants engendrés par ce couple ne seront pas tenus pour des enfants hors mariage ; enfin, le rituel du lovolo réalisé, il débouche sur la fête consacrant l’alliance par affinité entre les deux familles (u-shakha). Par l’intermédiaire des représentations des arbres généalogiques A et B ci-dessous, on décrit par la suite les liens entretenus par les différents membres des deux familles.
A partir de ces graphiques, on peut saisir la multiplicité des liens susceptibles de s’établir entres les membres des familles MATSINHE et PARRUQUE, à la suite du mariage de João et de Celina. S’agissant des membres de communautés patrilinéaires et exogamiques, les MATSINHE attireront à travers les garçons les femmes d’autres lignages à leur territoire. En revanche, les membres du sexe féminin issus de la famille MATSINHE seront « cédés » à des familles qui éventuellement s’y intéresseront. Coordonnés par un appareil contrôlé par le chef ou le conseil de famille, les liens matrimoniaux susciteront des réseaux relationnels pour des buts variés. Dans notre exemple, étant le mariage légitimé par le lovolo :
-Il y aura un déplacement des belles-filles dans leur belle-famille. Ce fait symbolise un lien sur le plan territorial. Il sera traduit par la solidarité économique, politique et sociale, entre les chefs des deux familles. La belle-fille s’adressera à ses beaux-parents en utilisant les mêmes titres classificatoires que ceux qu’elle utilise à l’égard de ses parents biologiques (Tatane –père - ; mamani – mère).
-Par suite du mariage, la belle-fille devra témoigner de sa capacité à engendrer des descendants et de participer aux activités économiques de sa nouvelle famille. Selon la division sexuelle du travail, elle et ses belles-sœurs non mariées, s’occuperont de la ferme de son mari ou bien, à titre solidaire, de ses beaux-parents.
-Les enfants nés du mariage entre un fils de Matsinhe et une fille d’un autre lignage porteront le nom de famille de leur père. Ils resteront sous le contrôle de l’appareil familial, témoignant de l’autonomie, de la compétence de les élever et de les éduquer, d’après les régles définies par le chef de la famille Matsinhe. Ils y auront par ailleurs droit à l’héritage du patrimoine169. Cet appareil, pouvant se présenter sous la forme d’un Conseil de famille dirigé par le chef de famille ou par leur oncle paternel - dans le cas où le premier serait mort - présidera au règlement des conflits sur la division du patrimoine. Le partage s’effectuera après la consultation de l’esprit du père biologique, (s’il est mort) à travers un devin ou un marabout. Les décisions de « l’esprit » de morts seront tenues comme un ordre auquel il faudrait obéir. Le « partage » du pouvoir décisionnel entre les morts et les vivants sera, dans ces sociétés, le procédé courant pour légitimer ce que Marc Abèles a qualifié de transfert intergénérationnel du patrimoine aussi bien que pour éviter les conflits.
-Si à sa mort, João Matsinhe était le chef du territoire et avait laissé deux ou trois veuves, le transfert intergénérationnel se réalisera comme le décrit José Fialho : « L’héritier du leadership d’un territoire est le fils aîné du chef /…/ qui lui succède dans la gestion de la propriété et dans le poste de chef…S’il est mort…..le deuxième . N’ayant eu des descendants170, son héritier est le frère le plus âgé et, en absence de celui-ci, les fils de son frère. S’il en manque, l’on a recours au frère qui le suit ou à ses descendants171».
-Dans le village de sa femme, J. Matsinhe sera traité comme gendre (muco-m’wane). Il y aura tous les honneurs témoignant des liens existant entre les deux familles. Par ailleurs, la solidarité sous forme multiple symbolisera des engagements liant le gendre à la famille de son épouse.
Dans le cas de figure où J. Matsinhe est lié par les mariages polygamiques à trois ou quatre familles, ces liens se traduisent par les rapports de solidarité. Entrepris sur la base d’une capacité matérielle et politique, le mariage polygamique rapporte aux individus et aux familles dans les communautés de Manjacaze, des capitaux relationnel et économique. Ceux-ci se reflètent du point du vue symbolique sur l’accroissement du capital politique légitimant le reclassement de la hiérarchie sociale des individus dans la communauté. Sans nier que la fonction du mariage est d’assurer la continuité du groupe et d’établir l’alliance entre plusieurs groupes, d’autres analyses donne à voir cette dimension stratégique des alliances polygamiques, dans les communautés paysannes :
‘La structure de la famille polygamique articule un homme à une pluralité de femmes et à leurs familles (d’origine). Chaque femme et son mari forment un couple distinct. Le second et ses enfants constituent un ensemble autonome. Mère et enfants représentent une unité distincte, du point de vue économique /…./. Chaque femme a ses fermes et doit subvenir aux besoins alimentaires de façon irrégulière, de son mari, et quotidiennement, pour ses enfants. La relation entre l’homme et ses femmes obéit à une hiérarchie : la première femme est celle qui a une position privilégiée. La structure de la famille polygamique correspond à des exigences sociales et surtout économiques ; elle apporte à l’homme du prestige, de l’autorité et du pouvoir dans la société. Dans la division du travail, le travail agricole revient. Plus un homme a des femmes plus il a de chance d’augmenter sa cueillette172.’Cet extrait met bien en évidence les assises du pouvoir du patriarche et du mode patrimonial du rapport à la politique. Des recherches sur la chefferie Matsinhe et d’autres, à Manjacaze, ont témoigné du phénomène de l’imbrication entre réseaux du pouvoir et liens de familles. C’est bien sur cette réalité que s’appui la domination de la famille Matsinhe à Matsinhe, de la famille Monjane à Cambane, à Manjacaze et à Chicavane et d’autres familles régnantes173 (Circonscription des muchopes). L’accès de ces familles à la centralité des systèmes de pouvoirs dans les espaces respectifs leurs a apporté des positions avantageuses, dans la construction d’alliances avec le système colonial. Leurs « royaumes » persistant à l’intérieur de l’Etat colonial jusqu’en 1975, postes à pouvoir, bénéfices matériels et symboliques, règles de succession, rapports aux dominés et informations, servaient à structurer l’infrastructure où appareils et réseaux sociaux se présentaient imbriqués.
Territoire (Regedorie) |
Chef | Parents | Lien à l’antecesseur | Investiture | Epouse (s) | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Matsinhe | Diniz MATSINHE (P.R.) | Macassalane MATSINHE et Motasse MANHIQUE |
Fils | Le 4.12.1951 | -Celina PARRUQUE ; -Rosalina NOVELE -Lídia BIÉ. |
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L’une des unités administratives de l’Etat colonial, appartenant à la Circonscription de muchopes, le Territoire MATSINHE est, selon ce Tableau, sous le contrôle de la famille qu’auparavant y était la famille régnante. Cette unité se présente divisée en des chefferies, notamment celle de Chalane, Joâo, Massacalane, Machuquelele, Mahochovane, Malene, Mucindo, et celle de Zefanias. Les tenants des postes à pouvoir présentent tous des liens de parentés et la succession se règle comme une affaire de famille. Le recours au mariage polygamique, à l’instar d’autres chefferies, est lié à la reproduction du patrimoine relationnel, économique et politique. A travers le schéma illustratif de liens d’un membre de la famille Matsinhe à des nombreuses familles, le mariage polygamique ouvre les voies au capital relationnel. Celui-ci lui apporte des profits économiques, susceptibles d’être investis dans la reconstitution de son support statutaire et de la famille.
Le mode patrimonial du rapport au politique ne chercherait qu’à accomplir des intérêts, dont la rationalité est à la fois objective et sociale. Le statut social dont jouissent les chefs traditionnels et leurs alliés découlent certes d’un héritage du patrimoine politique. Son maintien requiert néanmoins le renouvellement du réseau de familles, de la parenté au sens le plus élargi. Par rapport aux espaces extra-communautaires, les membres de ces micro-espaces sont mus par la logique marchande ; en revanche, en ce qui concerne l’espace endogène, le fait « d’avoir du pouvoir » s’appuie sur l’économie de dons et de contre-dons. De ce fait, à cette oligarchie communautaire revient l’essentiel du capital symbolique et elle devient la gardienne de ce micro-univers social. Par conséquent, elle se voit « obligée » d’accomplir les tâches suivantes :
Tout en s’appuyant sur un raisonnement marxiste, P. Bourdieu fait ressortir ce phénomène en se référant à la société traditionnelle Kabyle. Selon lui, le capital symbolique s’y révèle comme la forme la plus précieuse d’accumulation puisqu’il permet de s’attacher à une clientèle aisément mobilisable au moment opportun. La stratégie consistant à accumuler du capital d’honneur et de prestige fournit, selon Bourdieu, la solution optimale au problème qui se poserait au groupe s’il devait entretenir continûment toute la force de travail, humaine et animale, dont il a besoin pendant le temps de travail ; elle permet en effet aux grandes familles de disposer de la force de travail maximum pendant la période de travail et de réduire au minimum la consommation pendant le temps incompressible de la production. Bourdieu attache ces communautés à ce qu’il appelle « l’économie de bonne » car alimentée par « la logique du don et de l’honneur ». De ce fait, cette economie doit être analysée du point de vue « d’une compatibilité totale des profits symboliques et matériels »175.
En effet, l’économie du don et de l’honneur à Manjacaze comporte des éléments de classement. Ces éléments se définissent par rapport aux dimensions des patrimoines hérités, par les membres vivants d’une famille, de leurs ancêtres, par des capitaux relationnels à leur portée, ces derniers pouvant s’étendre jusqu’aux instances du pouvoir formel, représenté par l’Etat. Cela explique le fait que ce soit une minorité ayant des réseaux relationnels servant de support au pouvoir. Le plus souvent, on y trouve les descendants de chefs du territoire, les chefs des villages, les marabouts, les devins176, le pasteur protestant, les « nouveaux riches »177. A l’intérieur ou en dehors des espaces du pouvoir formel (au niveau local), c’est à eux qui reviennent le « droit » à l’exercice du contrôle social par le biais des appareils, eux aussi utilisés par l’Administration coloniale, on l’a déjà montré, pour légitimer l’ordre politique. Le pouvoir circule ici comme un bien partagé par les familles les plus nanties dans le système de rapports sociaux, les alliances par affinité étant l’un des mécanismes assurant sa circulation. Fabrizio Sabelli s’est, lui aussi, rendu compte de la nature agissant de la généalogie en tant que système de représentations : « La figure de l’ancêtre accomplit parfaitement cette idée d’ « intégration » dans notre société comme ailleurs, puisqu’elle opère à différents niveaux (légitimation du pouvoir, établissement de codes de conduite, conception de l’histoire, modèles de vie, etc.) en abolissant la frontière qui sépare le monde de la pensée du monde du vécu, en restaurant dans le présent les programmes de vérités forgées dans le passé »178.
Dans son étude sur la communauté Kachin en Birmanie, Edmund Leach179 a identifié les mécanismes grâce auxquels les élites rurales se construisent à la fois des réseaux relationnels et politiques. Suivant Leach, la communauté Kachin est stratifiée en trois classes : les chefs (patriciens), les aristocrates et la plèbe. A l’intérieur de chacune de ces classes, les patrilignages se marient selon un modèle asymétrique. Les lignages qui cèdent les femmes sont qualifiés mayu, ceux qui les accueillent, sont nommés dama. Bien que les mariages se réalisent de préférence à l’intérieur des strates sociales, il y a des femmes qui transitent d’une couche à l’autre.
Selon le modèle Kachin d’établissement d’alliances par affinité, les membres du lignage « chef » A, dominant dans un territoire, célèbrent le mariage avec les femmes d’autres lignages qui ont du pouvoir sur d’autres territoires. Mais le lignage chef sera aussi contraint de céder des femmes à des lignages aristocratiques de son territoire. Les aristocrates du territoire dominé par le lignage A se marieront entre eux ; mais il y aura du moins un ou deux lignages dont les membres établiront des alliances avec un lignage plébéien. De la sorte, s’y établiront des alliances par affinité qui se traduiront par des liens de solidarité entre les diverses strates. Dans le cas où un lignage accueillerait une femme d’un autre lignage, une partie de sa richesse qui sera transférée au profit du lignage qui lui a « cédé » la femme. Cela survient parce que le lignage dama, dans le cadre de ces allianes, s’oblige de payer « la richesse de la femme » au lignage mayu. Dans la communauté Kachin, comme en pays des Ba-chopis au Mozambique, ce système d’établissement d’alliances donne lieu à des réseaux de parenté, entretenus par des enjeux de solidarité économique, politique et social.
Tout en analysant les appartenances sociales à Lourenço Marques et en pays des Ba-chopis (Mozambique), on a essayé de rendre compte de la complexité de mécanismes intervenant dans le processus de formation des agents de la politique. On y montre également la façon dont les liens à de multiples structures relationnelles apportent aux individus et aux groupes sociaux des supports infrastructuraux pour la production sociale des acteurs politiques.
A ce propos, il semble intéressant de retenir ce qui constitue la spécificité de cet espace. Dans les pays relevant de la tradition et de la modernité, contrairement aux sociétés issues de la modernisation, les associations modernes ne sont pas les seules formes d’organisation d’une collectivité. Les communautés traditionnelles, le village ou l’ethnie, produisent également les liens horizontaux et verticaux. Les sentiments de solidarité à l’intérieur de la collectivité en étant à la base, ils peuvent être activés pour la poursuite de buts collectifs et la formation de groupes de conflit. A la suite d’A. Oberchall180, on remarque que ces liens horizontaux fournissent à la fois un réseau de communications préétabli, des ressources déjà partiellement mobilisées, la présence d’individus ayant une tradition de participation parmi les membres de la collectivité. Par ailleurs, les liens verticaux survenus dans ce cadre de rapports sociaux, outre la mise en évidence du phénomène de segmentation, témoignent de l’existence d’un leadership autonome non absorbé par les centres du pouvoir. Ce rapport nécessaire entre l’ordre politique et des ordres sociaux différenciés, par des trajectoires et des systèmes de représentations du politique, structure le contexte de la déconcentration politique, la mobilisation des ressources étant les supports de toute action politique. La guerre coloniale (1964-1974) n’a apporté que des spécificités à ce phénomène.
49 Comme rétroaction aux mouvements anticoloniaux, le régime avança le projet de municipalité (1961), dans un cadre global de déconcéntration politique visant à se légitimer auprès des gouvernés. Zavala, la Capitale de la circonscription des muchopes, n’a pas pu se qualifier à cela. Raison : « ni population blanche ni des personnes attachées au mode et style de vie de citoyens portugais y était en nombre suffisant ». Ce programme ne sera mis en œuvre qu’en 1972, avec une remarque très surprenante de l’Administrateur Carrusca : « (…) la population de Zavala atteigne le chiffre de 87106 habitants, dont 1016 sont habilités de voter, ce qui place cette ville à un nombre beaucoup plus supérieur au minimun récquis pour se qualifier au titre de ville municipale ». L’on reviendra infra sur ce sujet, Voir CARRUSCA (l’Admministrateur), cité, « Zavala : procura Caminhos de futuro », Notícias, Natal de 1972, pp. 323-324.
50 MALINOWSKI, Bronislaw, cité, MACEDO, Adelino, Noçoes de Direito Consuetudinario Indigena e Formulario Geral de Processos dos Tribunais Privativos dos Indigenas para Uso dos Funcionarions Administrativos da Colonia de Moçambique na sua Qualidade de Autoridades Judiciais Indigenas, Lourenço Marques, INM, 1944, 212p, p. 18.
51 Cf. MEAD, M., cit., BALANDIER, G., Anthropo-Logiques,.... op. cit., p. 295.
52 ALMEIDA, A., « Esboço histórico das organizaçoes tradicionais dos régulos de Angola e de Moçambique : os grandes régulos, os chefes tradicionais. Situaçao actual », ALMEIDA, A et all., Congresso do Mundo Português. Publicaçoes, Memoria e Comunicaçoes Apresentadas ao Congresso Colonial, vol. XV, T2, Lisboa, Comissao Executiva dos Centenarios, 1940, pp. 529-543,p. 533.
53 Idem., p. 531
54 Cf. ELIOU, Marie, « Erosion et permanence de l’identité culturelle », art. cit., p. 79. On citerait également des apports des auteurs attachés à une perspective dynamique. A titre d’exemple, D. Apter : « le terme traditionnel en est venu à impliquer un système culturel figé, emprisonné dans la passé ». Apter met en évidence, en contrepartie, «des aspects dynamiques du traditionalisme » ainsi que les possibilités du jeu de l’innovation. Il apporte une illustration dans le cadre de ses analyses de cas associant les préoccupations de l’Anthropologie et de Science politique. Voir APTER, D., cit., BALANDIER, G., Anthropo-Logiques,.... op. cit., p. 203.
55 Ces concepts présentent des aspects communs : il s’agit des démarches permettant aux acteurs la mobilisation des ressources ou l’accès à des positions avantageuses, dans un système des rapports sociaux. La stratégie politique concerne des démarches entreprises par les acteurs-entrepreneurs en vue de la conquête du pouvoir. Ce qu’en serait à l’origine, ce serait la parvenue à un point où des individus ou des groupes s’engagent dans une situation de discordes, exigeant de nouveaux compromis ou un changement de l’orientation politique. Dans les systèmes de démocratie représentative, ce conflit débouche le plus souvent sur la genèse des partis politiques, qui se battent pour le contrôle du pouvoir politique. La culture stratégique renvoie à un domaine plus général. Il se traduit comme une association de savoir-faire et de repérage d’un éventail de possibilités positionnels dans un système hiérarchique de rapports sociaux. Les individus s’y battent, non pour des raisons de stratégie politique, mais pour y prendre la place parce que c’est la place la plus convenable à leurs carrières d’acteurs-agents. La mise en évidence de la culture stratégique des individus ou des groupes sociaux suppose donc un rapport conflictuel entre leurs histoires biographiques, leurs perceptions du politique comme espace cognitive partagé. L’effort d’y prendre une place (position) requiert donc un savoir-faire permettant l’éclairage de leurs choix en termes d’alliance et de compromis politiques.
Cela ne signifie pas qu’on s’écarte des apports de la démarche stratégique. L’organisation est certes un univers de conflits, ceux-ci témoignant plutôt de la possibilité de son évolution que de son « dysfonctionnement ». Mais dans ce processus, on y distingue des acteurs entrepreneurs et d’autres, moins puissants. Si les premiers ont tendances à rivaliser ou à se créer des compromis politiques, les secondes se distinguent par des options en vue de relations de complémentarité et de coopération. Voir développements plus précis au chapitre II.
56 Une partie du Territoire (de la Circonscription des muchopes), des terrains destinés aux travaux agricoles et à l’habitat, mémoire historique (histoire de la famille), ancêtres, pratiques religieuses, santuaires.
57 Voir l’annexe 12 : Chefferies de la circonscription des Muchopes et population respective.
58 Outre l’Eglise catholique, on s’est rendu compte de l’implantation d’un bon nombre d’Eglises protestantes à Manjacaze : L’Eglise méthodist épiscopal, l’Eglise éthiopique luso-africaine, Eglise Lumière épiscopale, Noyau Negrophile de Manica et Sofala, Eglise catholique éthiopianne orthodoxe, Mission Nationale éthiopique mozambicaine, Eglise africaine congrégationnelle, Eglise africaine congrégationnelle de la Colonie du Mozambique, Tabernacule congrégationnal évangélique africain, Eglise siao union apostholique chrétienne des Noirs portugais de la Province du Mozambique, Eglise zion apostholique, les Nazaréens, Eglise siao union apostolique chrétienne des indigènes portugais de la Province du Mozambique, Eglise fois des apôthres du Mozambique, Eglise zionne apostolique de l’Afrique du sud, Témoins de Géova, Voir Cx. 338, Cf. CORTES, António da Novoa (Substitut du sécreataire du District), « Circular confidencial n°96/E/7/3 : Seitas religiosas gentítilas », Vila de João Belo, 1 de março de 1961, Fundo : Administração do Conselho dos Muchopes. Secção : Educação e Cultos. Actos Religiosos, Missões religiosas.
59 Voir à ce propos « Nascimento », in Boletim da Sociedade de Estudos da Colónia de Moçambique, Lourenço Marques, Tipografia popular, Ano II, Dez 1933, n° 2, pp. 17-52 ; JUNOD, H., Usons e costumes dos Bantu : a vida duma tribo do sul de Africa, T.I, Lourenço Marques, (1913)1974, 532p
60 Cf. Padre Guende, cit., GOLIAS, Manuel, A Educação Tradicional, Maputo, N’gira, 1993, 111p, pp. 20-21
61 SOW, I. Alpha, Introdução à cultura africana, Lisboa, edições 70, 196p, p. 126
62 Graminé des pays chauds, utilisé comme céréale.
63 JUNOD, H., op. cit.…. ; BERNARDI, Bernardo, Introduçao aos estudos etno-antropologicos, Lisboa, ediçoes 70, 1974, 433p
64 Voir SEQUEIRA, Arnaldo, de M., « Indole, Usos e Costumes », Boletim da Sociedade da Colonia de Moçambique, Lourenço Marques, Ano II, Out. 1933, pp. 33-61.
65 S’il s’agit d’une institution dans les sociétés patriarcales au Sud du Zambèze (Mozambique) ; en revanche, elle est méconnue dans les groupements matriarcaux de ce fleuve.
66 Cf. SEQUEIRA, Arnaldo, de M., op. cit., p. 54.
67 EVANS-PRITCHARD, E. E. cit., BERNARDI, Bernardo, op. cit., p. 275
68 Cf. COPANS, Jean, Introduction à l’Ethnologie et à l’Anthropologie, ….op. cit., p. 55
69 D’après la Loi coutumière des Ba-chopi, étant les filles « cédées » en mariage à d’autres lignages, ils mettront au monde des enfants appartenant à la famille qui les accueille. Cette appartenance découle de la croyance que la capacité génératrice de la femme doit permettre l’élargissement de la famille de l’époux. Le transfert de cette capacité s’appuie sur la négociation et des compromis entre les chefs des familles, qui débouchent sur la cérémonie du mariage, le Lo-vholo. Pour ce qui est des sociétés matrilinéaires, au Nord du Mozambique, cette pratique n’est néanmoins pas observée. Cela découle des principes qui règlent le mariage matrilocal. Dans les communautés A-chirimas (é-makhue), par exemple, la mère et l’oncle maternel ont de l’autorité sur la famille. C’est à eux que revient la tâche de légitimer l’entrée, par le mariage, d’un membre d’un autre lignage (homme), dans leur famille. Pour être accepté comme gendre, il doit bâtir sa résidence dans le territoire de sa belle-mère pour y habiter avec sa femme. Tout au plus, le gendre doit rendre services, qui sont pris comme un témoignage de gentillesse envers sa femme et sa belle-mère. Ainsi, le gendre participera à la réalisation des travaux agricoles, s’occupera de la chasse et d’autres travaux, pour subvenir aux besoins de sa famille et de ceux dépendant de sa belle-mère. En outre, il doit démontrer de sa capacité de faire engendrer des descendants. Ceux-ci seront pris comme des membres, non pas de son lignage d’origine, mais de sa femme. Cela veut dire que les enfants adopteront donc le nom de famille de la mère et ils y ont droit d’héritage. En cas de divorce, l’homme est le plus souvent contraint à partir, « laissant » les biens pour son ex-épouse et ses enfants. L’appareil est donc ici sous le contrôle de l’oncle maternel, qui est soutenu par sa mère dans l’exercice de l’autorité. Voir PEQUENINO, Fernando, Estrutura social entre os Lomués do Posto Administrativo de Mugeba, Distrito de Mocuba, Província da Zambézia, C. 1900-1995 (Trabalho de Licenciatura en História), Maputo, UEM/Fac. de Letras-Dep. De História, 1995, 96p, pp. 50-85 ; CASTRO, Soares de , Os Achirimas. Ensaio etnográfico, Lourenço Marques, Imprensa nacional de Moçambique, 1941, 90p.
70 Le pouvoir et la richesse circulent ici entre les membres de la famille. Cette pratique est d’autant plus enracinée que, se le décédé n’a pas eu de fils (garçons), il peut y avoir lieu la génération d’un enfant à titre posthume. Cela consiste à légitimer des rapports sexuels entre la veuve et un homme préalablement autorisé, tout en consultant l’esprit du mort à travers un devin, pour que la première mette au monde un garçon. Si cela arrive, il aura le nom, non pas du père biologique, mais du chef décédé. A ce titre, il sera tenu pour l’héritier du patrimoine et du poste de chef. L’origine du fécondateur peut être également la famille du mort . D’après E. J. Krige, « les femmes du décédé sont (re)prises avec leurs biens par l’héritier ; /…/ d’après la pratique, la veuve est (re)prise par le frère du décédé afin de continuer à gérer des enfants. L’enjeu est d’éviter que la demeure familiale se détruise, ce qui serait le cas si ces femmes pouvaient se marier avec des hommes d’autres familles », voir MACEDO, A. , Noçoes de Direito Consuetudinarion Indigena e Formulario Geral de Processos dos Tribunais Privativos dos Indigenas para Uso dos Foncionarions Administrativos da Colonia de Moçambique na Qualidade de Autoridades Judiciais Indigenas, …..op. cit., p. 26 ; FERREIRA, Antonio, « Un interessante caso de sucessao entre os Changana de Chibuto », in Revista cientifica do Instituto de Investigaçao de Moçambique, Lourenço Marques, 7, série c, 1965, pp. 129-134, pp. 129-133
71 Cf. FELECIANO, José Fialho, op. cit., p. 551.
72 BERNARDI, Bernardo, Introduçao aos estudos etno-antropologicos, …..op. cité, pp291-292
73 Voir l’Annexe 13 : Chefs traditionnels et alliances matrimoniales entre familles régnantes dans le pays des muchopes, 1967-1974.
74 Cf. Cx. 18, « Processos de regedores e de chefes de povoações », Processo A/8, 1972-1973, Fundo : Administração do Conselho dos Muchopes. Secção : Autoridades tradicionais, 1969-1974 (AHM).
75 BOURDIEU, Pierre, cité, CAILLE, Alain, Don, intérêt et désintéressement. Bourdieu, Mauss, Platon et quelques autres, art. cit., pp. 82-93
76 Lesmarabouts et les devins, hommes ou femmes, parviennent à acquérir le statut de notables par le fait que leur rôle social s’inscrit dans le système de croyances des communautés rurales et, même, urbaines. Nommés « nyanga ya ku lapa » ou « va mimuri » ou encore « médecin traditionnel » dans les villes, les gens y ont recours dans la recherche de solutions à des problèmes dont ils sont affectés. Ceux-ci peuvent concerner : le besoin d’évoquer ou de « communiquer » avec l’esprit d’un ancêtre à propos d’un conflit non réglé. Sa solution exigeant un avis du mort, le divin y fera le rôle de médium ; les maladies ; les cas des morts successifs chez une famille ce qui poussera les concernés à consulter le devin pour « trouver » l ‘origine du problème ; la situation de malchance ; les problèmes de sorcellerie entre familles ; des cas de cambriolage ; le mariage ; des mauvais rêves ; déménagement d’un village à l’autre ; la fête à l’honneur aux ancêtres (timamba) ; la période de sécheresse, à cause de laquelle la communauté réalisera une cérémonie suppliant aux ancêtres pour qu’il pleuve ; des cas de mauvaises cueillettes agricoles ; voyages ; bonne chance dans les affaires , etc., Voir RIBEIRO, P. Armando , Antropologia, Aspectos culturais do Povo Changana e Problématica Missionaria, S. Paulo, Paulinas, 1998 , 199p, p. 158-159.
77 Il peut s’agir d’un pasteur protestant ou bien d’un travailleur en Afrique du sud en régime migratoire. Après une décennie de services dans les mines sud-africaines, ce dernier place de l’argent ramassé dans l’agriculture. Pour cela, il apporte de l’Afrique du sud quelques outils de travail et, sur place, achète deux à quatre bovins. Tout en se mariant à deux ou trois femmes, il se crée un capital relationnel lui apportant des bénéfices économiques. D’ailleurs, leur production est destinée au marché urbain.
78 Cf. SABELLI, Fabrizio, cité, MICHELET, Claude et al., « L’amour de la généalogie », in SEGALEN, Martin (Coordonné par), op. cit.,… p. 193.
79 LEACH, Edmund, cité, BERNARDI, Bernardo, op. cit., p. 283.
80 Voir OBERCHALL, A., cité, FILLIEULE, O. et al., Lutter Ensemble. Les théories de l’action collective, Paris, l’Harmattan, 1993, 221p, p. 93-94.