2.1.1. Sources explicatives de l’action collective

À la lumière des données déjà présentée, il paraît aisé d’appréhender que le pouvoir et l’entreprise du système d’action6 soient des réalités co-originaires. Du fait de la nature hétérophile de ces systèmes d’action, ils relient des individus ou plusieurs groupes, qui cherchent à faire triompher des fins partagées. Certains éléments environnementaux en définissent des spécificités : d’abord, le régime politique se présente comme le fondement de ressources institutionnelles au moyen desquelles les acteurs font valoir leurs intérêts ; ensuite, la structure de ressources organisationnelles peut se présenter différenciée d’un régime à l’autre.

Dans les pays industrialisés, les associations volontaires ont remplacé les structures où les solidarités communautaires étaient des déterminants des préférences des individus. Sous l’effet de la modernisation, structurées autour d’intérêts communs, ces associations sont devenues compétitives, exprimant des demandes de ressources réclamées par d’autres groupes. Par ailleurs, en l’absence de consensus, elles adoptent une stratégie offensive, par rapport à l’ordre politique en place. Le régime de démocratie représentative trouva, au cours du XIX ème et du XX ème siècle, ses racines sociales dans cette nouvelle culture politique.

Dans ce cadre de rapports sociaux, il va de soi que l’action collective représente un espace où « chaque acteur ( ou groupe social) dispose d’un certain nombre de ressources » lui servant de base de capacité d’influence des décisions politiques, de son élaboration, son exécution, jusqu’au moment du partage de bénéfices.

Dans les espaces entre la tradition et la modernité, comme l’est le cas du Mozambique, l’action collective peut bien donner matière à certains de ces éléments qu’on vient d’évoquer. Mais le fait d’y prévaloir des structures communautaires sera le principe de quelques spécificités. Etant celles-ci dotées de mécanisme d’entraîner des liens de solidarité horizontale et verticale, la rationalité et la dynamique de l’action collective relèveront de la concertation/partage entre le pouvoir politique et le pouvoir social. Par conséquent, ceux qui sont placés dans des positions de centralité ou dans la circonstance de nœuds de transactions au niveau de la communauté, des Eglises, des chefferies, des Associations, tiendront des rôles importants dans la structuration de systèmes d’action. Dans le langage de Burt, le but est ici de mettre en valeur le capital social connexionel des leaders des espaces communautaires et des ressources sous leur influence, au profit de l’intérêt poursuivi par le système politique. Reliés aux membres de leurs espaces sociaux par des liens forts et de multiples dimensions (religion, voisinage, mariage, système de représentations, parenté etc.), leur capacité de « faiseurs de l’opinion » se traduit dans leur compétence d’intégration et de mobilisation. Ces processus donnent lieu au phénomène de la construction sociale du chef/leader, avec une plus grande latitude d’action, dont l’évolution ne peut être saisie que par référence à la dynamique du système d’échange, dont il est le produit.

L’action collective s’appuyant sur ces alliances, elle débouchera sur ce que Coleman qualifiait de système d’échanges, analysable selon deux dimensions : les acteurs et les événements ; les deux étant liés par des relations qui se croisent : l’intérêt et le contrôle.

L’intérêt d’un acteur (dont l’action est supposée orientée) est défini par le degré auquel son bien-être est affecté par la réalisation d’un événement. Le contrôle d’un acteur sur la réalisation d’un événement divisible consiste en la part qu’il peut s’attribuer. Le contrôle d’un acteur sur la réalisation d’un événement indivisible se mesure par la probabilité qu’il en détermine la réalisation. Si aucun acteur du système ne possède à lui seul la faculté de déterminer l’évènement ou de s’attribuer la totalité de ce que sa réalisation implique, le système d’acteurs est un réseau de dépendances mutuelles. Chacun dépend des autres pour la réalisation de l’évènement, et donc de son intérêt7.

Cette pratique peut survenir dans un contexte de bureaucratie autoritaire (coloniale), comme ce fut le cas du Mozambique, sous le rapport entre les chefs traditionnels et le pouvoir politique. Leur statut de relayeurs les plaçait dans la position de nœuds d’échange entre dominants et dominés. Mais ce statut, du fait du contexte institutionnel, ne leur a pas apporté la capacité d’acteurs dans l’élaboration des décisions politiques. En revanche, en ce qui concerne le moment d’exécution de ces décisions, ces chefs/leaders (locaux) s’avéraient incontournables dans les réseaux d’échange, qui étaient d’ailleurs l’infrastructure de la mise en œuvre des décisions politiques. Au nom de l’univers symbolique de leurs communautés, les chefs traditionnels étaient les « donateurs » du sens de l’interaction sociale car l’infrastructure de cette interactivité se fondait sur le contenu des échanges, des informations partagées avec les dominants. Du fait de l’absence de la nationalisation de l’espace politique, ces réseaux ne donnent pas naissance à des réseaux d’action publique8, ni lors de la domination coloniale ni dans l’ordre post-colonial. Ce cadre de rapports sociaux s’avère ainsi opposé à celui de gens intégrés dans les villes, où les leaders des Associations apparaissent au centre de réseaux multiethnique d’action se battant pour les droits civiques.

Deux situations peuvent éclairer les logiques du pouvoir, en tant que système au centre de l’interaction sociale. La première se distingue par le fait qu’elle peut se traduire comme une ressource de régulation d’un système de rapports sociaux sur le plan de la société globale. Il devient alors nécessaire que le pouvoir s’y impose par l’ensemble de ses appareils se donnant comme but la mis en oeuvre des politiques justifiées au nom du « bien commun ». Par sa nature relationnelle et coalitive, acteurs et unités sociaux différenciés se voient placés dans une situation d’interactivité à l’égard d’une stratégie politique. La seconde, tient le pouvoir en dehors de l’espace formel et il s’y manifeste comme une ressource stratégique pour la mobilisation des allégeances par les groupes faisant le rôle de la force politique anti-systémique, dans un espace politique. Lorsque construit dans le dessein de l’exercice de la représentativité politique, l’enjeu de ce mouvement est la conquête du pouvoir9.

Des approches de cette problématique, se référant aux pays industrialisés10, s’écartent de l’analyse systémique de D. Easton – rapport conflictuel entre les exigences et la capacité de rétroaction du système politique. L’approche stratégique et interactionniste mettent aujourd’hui l’accent sur les points suivants : les activités et leurs environnements, les acteurs, les problèmes et les solutions sont à l’origine des politiques publiques. Dans le sillage de ce raisonnement, l’approche pluraliste essaye de rendre compte du caractère inéluctablement sociétal de l’Etat et de l’immersion des politiques publiques dans la complexité des relations sociales. Elle met également en évidence le caractère nécessairement contradictoire de l’action publique, qui, soumise à une multiplicité d’exigences antagonistes, semble n’être que le résultat improbable d’une absence de direction homogène.

Les raisonnements concernant les sociétés (industrialisées), où le pouvoir s’assoit sur des négociations entre le pouvoir politique et les organisations rassemblant des groupes d’intérêts (organisés), font penser que l’action publique est au cœur de la dynamique du politique. Entendues comme des tentatives évolutives de mise en ordre des désordres générées par l’interactivité du social et du politique, les politiques publiques sont au cœur de cette dynamique. Action coordonnée à partir du centre du pouvoir par les acteurs-entrepreneurs et leurs agents, ses enjeux porteront donc sur ce qui constitue la source ou la menace du pouvoir. Cette interactivité témoignant de l’existence d’un système du pouvoir, un élément en définira les traits : la régulation de l’activité extractive et de l’intégration sociale, cette dernière pouvant se baser sur la mobilisation des convictions communes ou, dans le cas où le politique n’aurait pas la nation comme référent commun, on l’a vu, sur des échanges sociaux.

A ce propos, il est intéressant de rappeler les lectures le plus souvent présentées sur les dynamiques des politiques publiques dans des pays industrialisés. Les études, par exemple, d’A. Cawson, D. Coates, P. Muller et al. et V. Lemieux11 sont consensuelles sur la thèse soutenant que l’action publique (policies) est au cœur de l’interactivité du social et du politique. La synthèse de ces études donne un répertoire théorique permettant d’éclairer les rapports logiques entre l’action publique –visant à réguler les activités productives et les transferts des paiements aux publics divers – avec le mode d’intervention de l’Etat (marché, bureaucratie ou corporatisme). Alan Cawson en particulier va plus loin en cherchant des connexions entre la politique distributive suivie dans un régime et la dynamique politique. Pour lui, chaque régime est au carrefour d’exigences contradictoires, qui obéissent aux demandes de la rationalité de l’économie et de la société. Leur accomplissement se déroule, d’après Cawson, de façon interdépendante et s’appuie sur la légitimation des politiques publiques par l’investissement social, ce qui expliquerait la paix sociale12. Sur cette base, il construit des types idéaux de cadres institutionnels de régulation de l’interactivité du social et du politique.

A partir des types idéaux présentés, on relève d’abord le système régulé par le marché. La production s’y développant sur la base des entreprises privées, biens et services sont commercialisés sur le marché à des prix reflétant le rapport de « l’offre » et de « la demande ». Le modèle de régulation par le marché ne serait nullement exempt de l’intervention de l’Etat et des pouvoirs publics. Le premier y intervient par la politique fiscale et d’assistance aux entreprises alors que les seconds revendiquent le respect de leurs droits dans des situations de crise. En second lieu, Cawson rattache le régime de l’économie planifiée à de celle des ex-Etats socialistes. Mais ce régime peut également être, d’après lui, mis en œuvre dans les régimes de marché, pour faire face à des crises menaçant de créer des désordres politiques dans la société. Troisièmement, le régime bureaucratique se distingue par ses interventions tant dans l’organisation des activités économiques que dans les canaux distributifs. Le secteur public y joue par conséquent un rôle fondamental. Enfin, le modèle corporatiste se fonde sur des contrats entre les représentants étatiques, les entreprises privées, le patronat et les syndicats, autour des enjeux communs. Selon Schmitter, le corporatisme est :

‘Un système de représentation d’intérêts où les unités qui en sont constitutives sont organisées. Elles participent à cette ‘coalition’ par des contraintes, de façon non-compétitive, hiérarchique et remplissent des rôles fonctionnels différentiés par les catégories reconnues par l’Etat. Cette dernière instance se réclame du droit au monopole de la fonction représentative de telles catégories. Ce compromis arrive en échange de l’exercice du contrôle sur la gestion de leurs exigences et les besoins de leurs organisations13 ’

Dans ce cas, les activités extractive et distributive sont mises en œuvre de manière corporatiste, à travers les négociations entre les agences de l’Etat et les organisations concernées par une politique sectorielle. Ces compromis donnent matière à un réseau de politiques publiques (policy network). Le réseau « de producteurs » est organisé autour d’un intérêt économique particulier, qui entraîne des relations d’interdépendance relativement limitées ; le réseau intergouvernemental désigne le regroupement, sur le plan horizontal, d’autorités locales et territoriales ; le réseau professionnel renvoie à l’existence de professions organisées sur le plan vertical, soudé autour d’une expertise spécifique, qui valorise la coupure par rapport aux autres réseaux. La conséquence en est la formation d’une communauté des politiques publiques (policy community). Elle configure et articule de façon stable, hiérarchisée et interdépendante, sur le plan horizontal et vertical, des acteurs des politiques publiques.

L’enjeu de cette entente est double : d’une part, elle permet d’éviter des « anarchies organisées » ; d’autre part, on parvient de la sorte à un cadre consensuel favorisant l’action collective. Sous l’angle de l’interactivité sociale à propos des politiques publiques, Rhodes et Marsh définissent le réseau comme « un groupement ou un complexe d’organisations, liées les unes aux autres par des dépendances en termes de ressources, et qui se distinguent par des différences dans la structure de cette dépendance»14.

Ces analyses, évidemment porteuses pour l’éclairage de l’interactivité du politique et du social dans pays occidentaux, ne parviendraient pas à la même conclusion dans les espaces entre la tradition et la modernité. Par ailleurs, ce cadre d’analyse n’éluciderait pas les rapports entre pouvoir et réseaux sociaux, dans un contexte colonial, à deux égards.

D’abord, l’apport et l’intérêt épistémologique de l’analyse en termes de types idéaux ne sont nullement à sous-estimer, surtout lorsqu’on s’aperçoit de son efficacité dans l’effort de comprendre les singularités contextuelles de l’action sociale. Qu’elle soit moderne ou traditionnelle, la société s’avère comme un corpus balkanisé en des groupements s’attachant à des systèmes de représentation toujours en interactivité. Dans un Etat moderne, l’un ou l’autre des types-idéaux proposés (traditionnel, charismatique ou rationnel-légal) peut s’avérer comme une importante source de soutiens, débouchant sur la réalisation de rationalités politiques. La méthode s’inspirant de la sociologie de M. Weber, d’employer les types idéaux en les traitant comme des construits isolés, nous semble donc peu représentative des sociétés africaines contemporaines.

En second lieu, la colonisation entraîne certes des changements mais elle ne donne pas lieu à une collectivité moderne. La société moderne se caractérise, comme le soutient La Palombara15 , par l’autonomisation croissante du politique, par la construction d’un centre prétendant au monopole de la fonction politique, au contrôle systématique de la périphérie, à la coordination autoritaire des rôles sociaux, à l’accomplissement d’une fonction distributive sur son territoire. La modernité politique implique ensuite la mise en place de moyens appropriés : la construction de la bureaucratie capable de prendre en charge les tâches de coordination et de redistribution ; l’apparition de groupes de type secondaire et inclusif pouvant assurer, sous forme syndicale, partisane, la représentation de la périphérie auprès du centre et la transmission de différentes demandes ; la généralisation de la revendication qui devient en soi un élément de communication fonctionnelle, dans un contexte de division du travail social. Le principe d’une loi impersonnelle générale et valable, uniformément pour tous, s’inscrit dans ce processus d’universalisation. La sphère publique ne fait dans ce domaine qu’aligner son mode de fonctionnement sur celui de la sphère privée : de même que celui-ci se trouve organisé sur la base d’échanges interindividuels, réglés par des processus contractuels tels qu’ils se dégagent des mécanismes de marché ; de même, le système politique suppose, pour fonctionner de façon moderne, la mise en place de lois objectives s’imposant directement à tous les individus et retirant à tout groupe intermédiaire le droit d’élaborer, de façon autonome, un système normatif qui lui serait propre. D’après Bendix16, cela conduit enfin à la logique d’institutionnalisation. Le pouvoir n’apparaît plus comme propriété du Prince ou de l’Empereur, mais tend à s’imposer comme un mandat qui lui est confié, ce qui dans cette optique lie modernisation et changement de formule de légitimité pour consacrer la légitimité comme un construit social intrinsèquement moderne.

Il importe alors d’identifier les contours des réseaux constitués par l’ensemble d’acteurs de l’agencement des relations sociales, dans le cadre du rapport Etat/société, à l’ère coloniale et post-coloniale. Ces contours de l’interactivité du social et du politique, dans le cadre de la mise en oeuvre d’une politique publique, s’avèrent un construit spatialement et historiquement situé. De ce fait, il est intéressant de retenir les spécificités de l’interactivité sociale dans un environnement se croisent les déterminations d’une bureaucratie autoritaire et la diversité d’espaces traditionnels. L’hypothèse animant ce raisonnement s’appuie sur le constat que le pouvoir cherche certes à accomplir, dans le cadre d’interactivité complexe, des rationalités qui en sont constitutive. Mais sur le plan de sa concrétisation, il ne peut qu’avoir recours à une stratégie de coalition et de collusion. On souhaiterait par-là rendre compte que les entreprises du pouvoir, dues à sa capacité de mobiliser des ressources et de gérer l’action collective, sont redevables à la construction de réseaux d’acteurs. L’allocation différenciée des ressources, la définition de la règle aussi bien des échanges multiformes et inégalitaires, sont des assises de l’action sociale.

Pour ce faire, on fait d’abord appel au schéma de Kingdom17 afin de restituer les espaces de centralité, intermédiaires et périphériques, dans les réseaux administratifs coloniaux. D’après lui, qu’elle se rapporte à l’Etat ou à des organisations non-étatiques, nous pouvons distinguer deux grandes catégories d’acteurs politiques, comprenant chacune ses sous-catégories, dans un système d’action sociale. On y identifie ceux hiérarchiquement connectés par des appareils gouvernementaux et, à l’opposé, ceux qui se trouvent à l’extérieur. Dans un ou dans d’autre champ, les ressources de pouvoir, qu’elles soient de nature statutaire, relationnelle, informationnelle ou économique, sont des outils pour déterminer leurs positionnements dans les appareils en réseau.

Selon ce schéma, le centre du pouvoir sera rempli par les responsables et ce sera à eux qui reviendra l’exercice du pouvoir, acte témoigné par le contrôle des décisions. Kingdom les qualifie d’acteurs-entrepreneurs du fait que l’ensemble des ressources dont ils disposent leur permet un rôle clef dans la définition de politiques publiques. Leur parole est légitimatrice du référent d’une politique et, par-là, des options à suivre ainsi que des priorités susceptibles d’être mises à l’agenda des appareils. L’acteur-entrepreneur et le Parti politique dont il est le représentant jouissent ainsi de l’autorité d’élaborer et de faire adopter les politiques qui portent sur le statut d’autres acteurs, que ce soient des agents ou des intéressés. C’est le pouvoir constitutif d’un système d’action sociale ou politique. Il représente, si l’on revient, à M.G. Smith, le type supérieur du pouvoir. Ce dernier est dépendant des pouvoirs prescritif et allocatif, eux aussi fondamentaux pour le fonctionnement du système.

Le pouvoir constitutif d’un système politique se manifeste également par l’organisation des outils d’action à l’intérieur du système. Ces derniers se traduisent par le déploiement d’un ensemble d’appareils. La définition de leurs statuts et de leurs activités, selon le principe de division du travail et d’articulation hiérarchique, s’avère aussi importante pour leur fonctionnement. Il se crée de la sorte un espace du pouvoir dont l’appareil est confié, selon son importance stratégique, ou à des responsables ou encore à des agents. Ces derniers se distinguent par le fait qu’ils sont spécialisés dans certains secteurs administratifs/gouvernementaux, ainsi que dans l’élaboration des politiques qui les concernent. Au moyen de compromis politiques et de l’allocation de ressources statutaires respectives, ils se font présents dans de nombreux appareils intermédiaires et périphériques, ceux-ci pouvant être administratifs, militaires, policiers ou d’autre nature. Tant les responsables que les agents se font un entourage formé d’experts et de techniciens. Ceux-ci se distinguent par leurs savoirs et compétences très importantes comme des ressources (humaines) d’action dans la diversité des secteurs d’intervention du pouvoir.

Les interactions ayant lieu dans ce cercle témoignent du fait que les appareils en réseau sont traversés par un courant du pouvoir, qui ordonne les activités et la et définissent la rationalité du système d’action. Jean Pierre Gaudin qualifie à ces ensembles de « groupes à savoir partagé »18. A la suite de Peter Haas, Jacques Lagroye identifie ce corps comme une communauté épistémique : « Les membres d’une communauté épistémique partagent des compréhensions intersubjectives, une manière de connaître et de raisonner, construisent un projet politique fondé sur les mêmes valeurs, partagent les mêmes représentations causales, utilisent les même pratiques discursives et s’engagent dans la même mise en pratique et la même production d’informations »19.. L’application des politiques publiques se fait généralement de façon administrative. Le pouvoir s’exerce de façon hiérarchique, d’un palier de l’organisation à l’autre, la circulation des ressources sur une base transitive étant le relais de son agencement. Cet état est aussi un construit politique et son existence, dans la durée, peut s’expliquer par les rapports de conflits et de compromis entre des acteurs participants à cette communauté.

On se heurte à cette réalité politique lorsque on essaye d’appréhender les rapports entre les centres du pouvoir et les cercles qualifiés par Kingdom comme les groupes d’acteurs à l’extérieur des appareils gouvernementaux. Sous-divisés en deux sous-groupes, on y distingue d’abord les intéressés. Associés ou non, ils sont attentifs à la formulation et à la mise en oeuvre des politiques qui concernent leurs intérêts. Les groupes patronaux, les groupes professionnels, les groupes syndicaux, les groupes d’intérêt général. Les groupes subalternes du gouvernement ainsi que les médias, figurent parmi les intéressés. Enfin, selon le schéma de Kingdom, Il s’ensuit la population beaucoup moins spécialisée. Il s’agit d’électeurs, de contribuables, d’administrés, qui sont au contraire des généralistes dans les publics. Toutefois, elles se spécialisent lorsqu’elles adhèrent à des groupes ou à des organisations d’intéressés. Les populations sont en effet touchées par un peu toutes les politiques. Elles sont appelées à participer à la suggestion et à l’élaboration par leurs suffrages, leurs opinions (mesurés par les sondages) ou leurs contributions, et c’est sur elles que sont appliquées les mesures gouvernementales.

Le schéma de Kingdom renvoie à ce que Jacques Lagroye tient pour réseau politique. Pour lui, un réseau politique est entendu comme un « système de relations traversant en quelque sorte plusieurs secteurs de la vie sociale (politique, économique, culturel, administratif, etc.) et liant durablement ses membres par l’intérêt commun qu’ils trouvent à s’épauler mutuellement, dans l’action politique : c’est le faisceau d’obligations réciproques et qui fonctionnent sur la longue durée »20 . Le pouvoir est le facteur de cette articulation de forces sociales diverses. Il y est également une ressource à la portée des appareils étatiques et de ceux qui n’en font pas partie. Par rapport à l’un et à l’autre champ du politique, on s’interroge donc sur les stratégies de légitimation de la domination, des codes communicationnels débouchant sur le consentement à des leaderships aussi bien qu’au système de rapports sociaux en place.

Quant au propos de cette étude, ce schéma est porteur à bon nombre d’égards. Il éclaire le fait que les politiques publiques construisent un espace de convergence et de divergence d’intérêts concernant la diversité des publics composant la société. Au contraire de ceux qui font croire que les politiques publiques traduisent l’action des autorités publiques au sein de la société21, on peut par ce schéma apercevoir qu’elles conduisent ses acteurs à un espace d’interactivité complexe. Kingdom renvoie à des entreprises théoriques s’inspirant d’une perspective systémique et stratégique.

M. Crozier et E. Friedberg rappellent à cet égard que le phénomène de convergence et de divergence d’intérêts est le propre des organisations. Elles s’avèrent de ce fait comme des univers de conflits et leur fonctionnement est le résultat des affrontements entre les rationalités contingentes, multiples et divergentes d’acteurs relativement libres, utilisant des ressources à leur disposition. Pour ces auteurs, les conflits d’intérêts, les incohérences ne sont pas les manifestations de ‘dysfonctions organisationnelles’ mais la rançon qu’une organisation doit payer pour exister, et la condition même de sa capacité à mobiliser les contributions de ses membres peut fonctionner convenablement. L’environnement organisationnel est toujours celui de rareté de certaines valeurs, faisant que les individus et les groupes qui y participent soient en compétition les uns avec les autres pour leur distribution.

Bien qu’elles ne soient pas complètement fructueuses pour la saisie des spécificités de l’interactivité du social et du politique dans un espace entre la tradition et la modernité22, ces études semblent stimulantes. Si l’espace public se distingue par la convergence et la divergence d’intérêts, il serait intéressant que l’on puisse saisir la façon par laquelle se réalise sa structuration interne. Cette perspective conduit aussi à ce qu’on porte un regard critique sur ses pôles de pouvoirs aussi bien que sa hiérarchisation en termes de centre, espaces intermédiaires et périphériques, à l’intérieur et en dehors des espaces formels du pouvoir. Ce serait par cette entremise que nous pourrions analyser le pouvoir comme système organisé d’interactions multiples. Selon sa réussite ou l’échec dans l’effort sans cesse de se procurer des moyens de coercition et de légitimation, cette interactivité du social et du politique peut déboucher sur des situations de conservatisme ou de rénovation structurante.

Notes
6.

Voir la note 78, au chapitre introduticf, à propos de la valeur polyssémique de ce concept aussi bien que sur ses enjeux théoriques dans ce travail.

7.

COLMAN, cité, DEGENE, Alain –FORSE, Michel, Les réseaux sociauxop. cit., p. 165

8.

Cela serait l’effet du mode patrimonial du rapport au politique (Voir Chap. I).

9.

Prenant comme exemple la société coloniale au Mozambique, on souhaiterait de demontrer que la dynamique de l’une et de l’autre de ces situations de pouvoir est redevable à l’interactivité de forces sociales.

1.

0 Voir les travaux de synthèse présentés par MULLER, Pierre, L’Analyse des politiques publiques, Paris, Editions Montchretien, 1998, 153p ; LEMIEUX, Vincent, L’Etude des politiques publiques : Les acteurs et leurs pouvoirs, Québec, La presse universitaire de Laval, 1995, 184p

1.

1 Voir CAWSON, Alan, Corporatism and Political Theory, New York, Basil Blacwell Inc, 1986, 147p, pp. 126-169 ; COATES, D., “Corporatism, the state and pratice”, in HARRISON, M.L., (edited by), Corporatism and Welfare State, Leeds, Gower Publishing Company Ltd., 1984, 157p, pp. 122-155 ; MULLER, Pierre, L’Analyse des politiques publiques…op. cit., pp. 33-40 ; VINCENT, Lemieux, L’Etude des politiques publiques…op. cit., pp. 6-66.

1.

2 Cf. CAWSON, A., op. cit., p.127-134.

1.

3 Cf. SCHMITTER, cit., in COATES, D., op. cit., p. 123.

1.

4 Cf. Rhodes et Marsh, cités, MULLER, Pierre et al., op. cit., p. 91

1.

5 Voir La PALOMBARA, cité, BADIE, Bertrand, « Forme et transformation de communautés politiques », in GRAWTZ, M.-LECA, J., (Sous la direction de) ….op. cit., p. 612

1.

6 Cf. BENDIX, cit., BADIE, Bertrand, ibidem.

1.

7 Voir KINGDOM, cité, LEMIEUX, V., Etude des politiques publiques, …op. cit., pp.32-36 ; La structuration du pouvoir dans les systèmes politiques….op. cit., pp. 123-126 et 181-184.

1.

8 Cf. GAUDIN, Jean-Pierre, “Politiques Urbaines et Négociations Territoriales : quelle légitimité pour les réseaux des politiques publiques”, RFSP, Vol. 45, n°1, Fév. 1995, pp 31-56, p. 54.

1.

9 HAAS, Peter, cité, LAGROYE, Jacques, Sociologie politique…. op. cit.,…p.463.

2.

0 LAGROYE, Jacques, cité, TARTRY, Sandrine, Les réseaux en politique. Raymond Barre à Lyon (1978-1995) (DEA de Science politique), Lyon, Université Lumière Lyon 2-Institut d’Etudes politiques, L’année universitaire 1995-1996, 100p, p. 21

2.

1 Cf. THOENING, Jean-Claude, MENY, Yves, cités, LEMIEUX, V., L’Etude des politiques publiques….op. cit., p. 4.

2.

2 Une Colonie, par exemple, serait un espace sous un régime semblable à celui qualifié comme une bureaucratie autoritaire : excluant, répressif, non compétitif ; coalition technocratique civile et militaire visant à promouvoir l’extraction des ressources. Cf. O’Donnel, Guillermo, cité, JOBERT, Bruno –MULLER, Pierre, L’Etat et action : politiques publiques et corporatismes, Paris, PUF, 1997, 187p, p. 147.