2.1.2. Pouvoir colonial, appareils et centralité

Pouvant se rapporter à différents régimes politiques, l’interactivité du social et du politique relève d’un centre coordinateur qui en définit les règles. Pour ce qui est de l’Etat colonial, tout en intégrant de multiples sous-systèmes de pouvoir traditionnels, cela a pris corps par l’établissement d’une bureaucratie, entendue comme organisation structurée et hiérarchique, avec ses espaces intermédiaires et périphériques.

Aux prises avec l’activité régulatrice destinée à assurer l’accomplissement de la capacité extractive et responsive du système politique, responsables et agents se spécialisent dans des rôles bien précis (Président, gouverneur, administrateur, secrétaire, agent officiel, etc.). Le pouvoir politique s’y réclamant de la centralité dans la fonction constitutive du système, il a mis en place l’organisation en forme d’appareil de plusieurs instances de pouvoir (modernes et traditionnelles) reliées par des connexions officielles. Des relations formalisées ont été codifiées. Sur cette base, certaines personnes se sont vus promues à des postes d’autorité sur d’autres : elles leur donnaient des ordres dans l’administration, elles les notaient et ces notes ont une influence sur les promotions. L’ensemble de ces liens formalisés constituaient l’organigramme de l’organisation du pouvoir. Il chercha ainsi à réguler les rapports entre dominants et dominés, à l’aide des règles constitutionnelles mais aussi en réhabilitant des sous-systèmes de régulations intrinsèques aux espaces communautaires traditionnels.

La structuration du système administratif colonial fut construit dans le cadre de conflits d’intérêts coloniaux luso-anglais, au tournant du XIX ème et au début du XX ème siècle (voir chap. I). Au fur et à mesure que se construisait le réseau-territoire, s’est structuré l’environnement où le pouvoir s’est imposé : d’abord comme réseau et, puis comme un facteur structurant un système d’administration aboutissant à la structuration d’un acteur collectif. Le premier se composait de toutes les relations de pouvoir codifiées selon les règles, le second se fondait sur la connexité des groupements divers et hiérarchisés, donnant lieu à une société globale peut-être mieux décrite par J.-D. Reynaud :

‘Quelle que soit l’image qu’essaient d’en donner, les organisations qui leur correspondent /…../ peu de communautés sont stables, cohérentes et homogènes. Elles reposent sur un projet, c’est-à-dire sur un mouvement, et ce mouvement n’apparaît jamais que dans un univers social où existent déjà des communautés précédentes et des liens communautaires. Une communauté nouvelle, sauf cas exceptionnel, n’est pas une belle construction cohérente. Elle utilise les pièces et les morceaux hérités du passé, elle retisse comme elle peut et tisse des liens communautaires. Elle est un ravaudage ou un bricolage, réutilisant à des fins nouvelles des morceaux de charpente anciens. Inversement, parce que ce bricolage est difficile, parce que les anciens liens ont une inertie et gênent la formation d’un nouveau tissu, une nouvelle solidarité peut paradoxalement trouver nourriture dans des facteurs de division pour briser les communautés passées23 ’

Dans le contexte colonial, ce fut donc dans ce nouvel enchaînement de groupements sociaux que le pouvoir y a déterminé ses stratégies en terme de mécanismes et de contraintes de l’action politique. Leurs passés et mémoires vivants, leurs craintes et attentes, leurs nouvelles stratégies face aux enjeux du politique se trouvaient à base des contours de l’interactivité du social et du politique. La logique de l’établissement des appareils, comme des symboles de la conquête et de l’exercice de la souveraineté étatique, a été déterminée par cet environnement social. D’après les sources coloniales, le fonctionnement de tels appareils devrait obéir à des règles, à savoir:

(i) La division du travail : Sa visée est la production maximale avec un minimum d’efforts. Elle s’observe dans toutes les sociétés d’autant plus qu’elles seraient développées. L’apport de ce principe est la spécialisation, qui présente ses avantages ; (ii) L’autorité et la responsabilité : L’autorité repose sur l’exercice du commandement ; pouvant cette autorité être assignée ou acquise par l’individu ; son exercice suppose l’esprit de responsabilité ; (iii) Discipline : Elle se traduit par l’obéissance, assiduité, et du respect à l’égard des supérieurs hiérarchiques ainsi que de l’institution ; (iv) L’unité du commandement :Elle se concrétise par le fait que chaque agent de l’action doit recevoir des ordres d’un seul chef afin que le manque contrôle soit évité ; (v) La subordination de l’intérêt particulier à l’intérêt du public ; La rémunération du personnel : Cette dernière traduit le prix du service rendu. Etant établie avec équité, elle influe sur la qualité de la prestation de l’agent ; (vi) Centralisation : Elle se traduit par le fait qu’un centre monopolise l’émission de l’ordre par des arrêtes permettant l’agencement de l’organisation administrative. Les limites de la centralisation et, à l’inverse, de la décentralisation, doit être fonction des qualités du personnel. En fait, si l’on dispose des agents compétents, sa mise en valeur suggère qu’on les utilise non comme des simples agents mais comme de collaborateurs ; (vii) Hiérarchie : Est formée par la série de chefs, depuis ceux du sommet aux agents des plus bas échelons. La structure hiérarchique est le schéma normalement parcouru par les communications, d’en haut en bas et du bas en haut. L’on doit veiller à ce que la hiérarchie n’apporte pas des blocages à l’efficacité de l’action collective comme il arrive dans certaines organisations24.

Ces références renvoient à l’ensemble des traits évoqués par M. Forcé et A. Degenni et V. Lemieux comme des caractéristiques des appareils. D’après ces auteurs, les appareils ressemblent à des organisations. Leurs agents y sont en interaction dans le cadre d’un système de liens leur imposant obligations et contre-prestations. S’agissant d’un appareil, ses agents sont liés à un cadre d’action distinct par les trais suivants : la spécialisation et la limitation des rôles ; les relations fortement finalisées ; l’établissement des liens sur une base formelle ; l’exercice d’une fonction régulatrice tenant ses frontières pour référence, de telle sorte qu’on se rende compte de ceux qui y participent ; la coordination de l’action se fait selon les règles explicites, spécialisées et prévues à cette fin ; La hiérarchie des acteurs25.

On y ajouterait, en accord avec R. Burt et J. Remy26, la dimension du pouvoir comme le propre des appareils, dans la visée de comprendre la relation entre structure et action. Les ressources du pouvoir contribuent à éclairer si cette dernière a du sens dans le contexte de la structure. On se permet d’avancer que l’action prend du sens sous contrainte structurelle et que l’action sociale peut être à l’origine de structures sociales. Dans un système hiérarchique d’appareils, la distribution non équitable du pouvoir et la mise en place des interactions hétérophiles sont des préalables de son fonctionnement et de son efficacité. Ainsi, cette valeur différentielle intrinsèque aux positions hiérarchiques dans une structure se traduira sous la forme de l’accès et du contrôle différencié de ressources d’action. Dans une organisation, il y aura par conséquent de nombreux niveaux hiérarchiques (le différentiel de niveau), la distribution des occupants par niveau (le différentiel de taille) et la distribution de ressources disponibles par niveau et parmi les occupants (le différentiel de ressources).

La relation entre ces données et la structuration des réseaux administratifs impose qu’on considère l’articulation des instances de l’organisation comme système. A propos du différentiel de niveau, une organisation peut être décrite en partie par le nombre de ses niveaux hiérarchiques. Un niveau est défini par un ensemble de positions qui contrôlent des ressources similaires et dont les occupants ont accès à des ressources sociales équivalentes ; en ce qui concerne le différentiel de taille, elle se remarque au fur et à mesure de la variation relative à de divers niveaux. A l’un des extrêmes, chaque niveau a le même nombre d’occupants et, à l’autre, chaque niveau a un nombre différent d’occupants, les membres relatifs diminuant du bas vers le haut de la structure. A mesure que le différentiel de taille augmente, les membres du groupe le plus grand (le plus bas), ont de plus en plus de chances d’interagir, réduisant la probabilité d’interaction avec un membre du plus petit groupe, qui est aussi le plus haut placé dans la hiérarchie. On peut donc s’attendre à ce que le différentiel de taille soit négativement corrélé avec l’effet-lien et positivement avec l’effet-position. Le paradoxe est que, à mesure que les différentiels de taille augmentent dans une structure hiérarchique pyramidale, plus le niveau est proche du sommet, moins il y a d’occupants et plus vaste est l’éventail de contacts pour ses occupants, moins ils bénéficient des interactions hétérophiles pour leurs actions instrumentales. Au contraire, à la base de la structure, les opportunités pour les occupants (qui ont besoin d’interactions hétérophiles pour leurs actions instrumentales ) sont restreintes par la grande taille de leur niveau.

Cette grille de lecture de liens et d’interactions sociales dans les structures hiérarchiques s’avère fructueuse pour éclairer les rapports entre les réseaux administratifs et réseaux sociaux, au Mozambique. Comme un construit au cœur de l’agencement des rapports sociaux, la centralité du pouvoir27 amène à ce qu’on s’interroge sur les rapports entre le noyau, les pôles intermédiaires et périphériques, dans un système de domination. L’enjeu à l’horizon est de parvenir à saisir par ce biais les origines des groupes qui se voient légitimés à occuper les différents degrés du pouvoir. Cela pour rendre compte leurs affrontements, les capitaux qu’ils y investissent ainsi que (l’in)stabilité de leur système d’échange, comme des conditions pour la réussite, dans la fonction coordinatrice de l’action collective.

Pour en faire l’éclairage, on analyse les rapports entre les réseaux administratifs et les réseaux sociaux, à l’époque coloniale. Dans la perspective coloniale, le territoire de l’Etat a été construit, bien évidemment, dans la logique de la mise en place d’un système de pouvoir. La structuration de ce dernier signifiait à la fois la création des appareils permettant la mise en œuvre des rationalités des nouveaux rapports à l’espace territorial ainsi qu’aux populations dominées. Colonisateurs et colonisés se sont ainsi engagés dans un cadre d’interactivité, donnant lieu à un construit politique (l’Etat colonial) dont la nature et le fonctionnement restent à déceler. Il est d’autant plus intéressant d’en faire la lecture en terme de réseaux pour éclairer les rapports sociaux dont le politique fait appel à propos de systèmes institutionnels fort disparates.

Dès le départ, il semble utile de retenir l’aspect suivant. Il aurait eu le primat de la logique de conquête et de la rationalité du Centre du pouvoir colonial dans la détermination du rapport à la Colonie. Cela explique peut-être l’intérêt de privilégier plutôt le contrôle par les appareils administratifs, le réseau-territoire restant un construit à accomplir d’après les enjeux politiques. Quant au réseau administratif, son territoire et ses traces sont bien identifiables. Le noyau central se structure, logiquement, à Lisbonne, successivement la Capitale de « l’Empire colonial », d ‘ « Outre-mer », des « Colonies » et enfin des « Provinces d’Outre-mer »28. Pour ce qui est de la Colonie, il s’y établit l’instance intermédiaire du pouvoir, dont la direction revient au Commissaire-royal, à l’époque de la Monarchie, et au Gouverneur-général, à la suite de l’établissement, en 1910, du régime républicain. La ville de Lourenço Marques étant le siège de la Colonie, elle était aussi le point d’où se déployait un complexe réseau administratif dont les points d’articulation possédaient différents statuts, selon leur centralité de degré. Par sa nature coalitive et hétérophile, ce réseau intégrait également des chefs traditionnels, auxquels étaient réservées des tâches de même incontournables pour le fonctionnement du système.

Il est opportun d’éclairer, bien que brièvement, l’interactivité de la diversité des segments composant cette structure et, par-là, de faire la lumière sur la capacité du politique d’ordonner l’action collective dans un contexte de changement. Pour ce faire, nous nous appuyons sur la thèse du M. G. Smith sur l’interactivité structurale et l’évolution des systèmes politiques. D’après lui, la théorie du changement structurel repose sur deux distinctions fondamentales : celle qui existe entre la politique et l’administration et celle qui existe entre la forme et la substance. Elle est aussi fondée sur l’idée que le système politique d’une société est organisé selon des types structurels qui vont du général au particulier. Pour Smith, le gouvernement ou de façon générale la gouverne, consiste en la régulation des affaires publiques. Elle est faite de politique et d’administration. Les unités qui participent à la politique ont un caractère segmentaire, qui sont en contraposition les unes avec les autres. C’est pourquoi l’action politique ne peut prendre la forme du monopole sans se nier elle-même.

L’action politique typique implique la compétition sur le plan du processus décisionnel. Cette compétition, dans l’essentiel, est incompatible avec la monopolisation du pouvoir. De ce fait, quel que soit le cadre politique marqué par une complète concentration du pouvoir, la compétition s’y manifeste derrière le masque de l’unanimité au sommet de la structure gouvernemental en matière de la formulation des décisions politiques. Le processus et l’action politique se définissent donc sur la base des rapports de pouvoir entre groups compétitifs. Ces relations de compétition ne sont ni compatibles avec la concentration exhaustive du pouvoir ni avec la mise en terme de la compétition politique29.

C’est encore à Smith qu’on doit l’explication qui suit. Contrairement à la nature segmentaire des activités et des relations politiques, la hiérarchie est intrinsèque à l’administration car elle remplit une fonction d’organisation et de coordination de l’action gouvernementale. Tandis que l’action politique se fonde et s’oriente vers l’appropriation du pouvoir, l’administration s’appuie sur l’autorité. En ce qui concerne la forme, elle renvoie aux relations de pouvoir existantes entre acteurs, alors que la substance renvoie aux moyens qui sont touchés par ces relations de pouvoir.

Attaché à la pensée structuro-fonctionnaliste, Smith met toutefois bien en relief les usages du pouvoir dans les rapports sociaux. On trouve dans son analyse des points communs avec l’étude de M. Crozier sur le Phénomène bureaucratique. Les arguments de ce dernier témoignent du fait qu’il s’agit d’un construit assis sur des stratégies entretenant des rapports entre des groupements humains, dans un cadre d’interdépendance. Les logiques de chaque acteur, la nature programmatique de sa trajectoire, l’accès différencié à des ressources, sont des moyens de négociation et de l’action politique. Par conséquent, ces éléments sont tenus pour des moyens explicatifs de la rationalité (objective et sociale) de l’action collective.

Sous ce point de vue, ces analyses s’avèrent utiles pour éclairer les conflictualités entre le noyau central du pouvoir colonial, ses centres intermédiaires et périphériques. On remarquerait que Lisbonne s’est depuis toujours réclame le droit de stratège du système et, par-là, c’est à lui qu’est revenue la tâche de formuler la politique à suivre dans la Colonie ainsi que l’évaluation de sa mise en œuvre. L’intérêt du Centre à l’égard du contrôle de l’efficacité du système s’avère dans le conflit avec des instances dirigeantes établies dans la Colonie pour qui, au contraire, la décentralisation était de toute convenance.

Déjà à l’époque de la Monarchie, à l’opposé de l’assimilation administrative, les Commissaires- royaux se sont battus pour la déconcentration et décentralisation politiques. Sous ce rapport, Antonio Enes30 soutenait que « La Province (Colonie) devait être gouvernée et administrée en province, suivant des règles établies et contrôlées par la Métropole »31. Cela permettrait, suivant ce Commissaire-royal, l’élaboration d’un « code administratif, tout neuf et particulier à chaque province, avec des règles spécifiques à chacun de ses districts ». Mouzinho d’Albuquerque (le remplaçant d’Enes) a, lui aussi, revendiqué l’institutionnalisation d’un régime permettant au gouvernement local (de la Colonie) plus de liberté mais qui n’apportait atteint à l’esprit de responsabilité. Dans cette visée, il faudrait mettre fin à l’« abominable système de centraliser à Lisbonne l’administration coloniale /…./ aussi bien qu’à la politique d’assimilation administrative»32. Ces exigences parvenues au siège de l’Empire, M. d’Albuquerque n’a pas réussi à se tenir face à l’arrêt de 1898 limitant les pouvoirs des Commissaires-royales, fait suivi par sa démission.

Ces conflits opposant tenants de la centralisation administrative d’une part, et ceux de la décentralisation de l’autre, furent au cœur de la politisation des rapports entre le Centre de l’Empire et les instances dirigeantes en Province. En ce qui concerne l’évolution de la politique administrative coloniale, il serait à l’origine de la Réforme administrative par Aires d’Ornelas33, dans sa qualité de Ministre d’Outre-mer. Par la suite, le pouvoir exécutif des Gouverneurs-généraux a été élargi. On leur a reconnu certaines responsabilités législatives, dès l’instant où un tel exercice mérite le consentement du Conseil du Gouvernement colonial. Pour la mise en œuvre de l’administration locale, il s’est établi que le territoire serait divisé en plusieurs unités administratives. Dans les régions majoritairement habitées par la population blanche, se créaient des Conseils, eux aussi sous-divisées en paroisses. Dans les zones peuplées par les Africains (colonisés), tout en respectant leurs institutions, le territoire fut partagé en circonscriptions civiles, elles aussi sous-divisés en des sous-circonscriptions et des postes administratifs. Les zones qualifiées « non complètement pacifiées » du fait que s’y manifestaient des révoltes à l’encontre de la domination coloniale, ont été partagées en des Capitanias-mores, divisées ou non en Commandos militaires.

A la suite de la révolution républicaine en 1910, la tendance à la décentralisation fut reprise, cette fois faisant appel à ce que l’on respecte des « Lois spéciales et adéquates à chaque Colonie ». Le but était de prendre distance du courant soutenant « l’assimilation et la centralisation administrative » au profit d’une « déconcentration de fonctions ». Le système étant animé par le projet de donner lieu à un régime où les colons auraient droit à la représentation politique34, ce fut d’en haut que s’est décidé : « Dans l’exercice de leurs fonctions, les Gouverneurs seront assistés par un Conseil du Gouvernement. Chaque province sera, du point administratif, divisée en districts et ces dernières en Conseils administrés par des Commissions municipales pour la population blanche et en circonscriptions pour la population africaine ». Ce système a été mis en vigueur dans le territoire sous contrôle du gouvernement. Les zones soumises à l’administration de Compagnies souveraines en étaient exclues parce qu’elles se régiraient par des dispositifs spéciaux.

Ces incohérences du système administratif portugais tenaient non seulement des rapports de forces mais aussi à la persistance des segments dans les hautes instances du pouvoir ne sachant pas s’il fallait suivre le modèle colonial britannique35 ou français36. Ce débat aurait connu un détour avec l’arrivé en 1926 d’O. Salazar au pouvoir. Nationaliste, c’est à lui qu’est due la révocation du régime de Compagnies souveraines, ce qui paraché, dans les années 1930, l’intégration politique et administrative du Mozambique. L’Acte colonial (Une sorte de Constitution coloniale) approuvé par son régime, le débat autour de la centralisation-décentralisation administrative ont mérité le traitement suivant : «Il est inéluctable une juste décentralisation administrative qui va de pair avec l’autonomie financière pour le bien de l’intérêt national. Pour ce faire, les pouvoirs du Ministre des Colonies seront renforcés pour permettre une réelle intervention de l’exécutif dans les possessions portugaises ».

L’importance de ce rappel historique du conflit concernant la structure administrative c’est qu’elle permet de comprendre la façon dont sera organisé et déployé le réseau d’appareils administratifs. Siège de l’Administration depuis 1898, c’est à Lourenço Marques qui est placé le pôle articulateur permettant la communication entre les centres périphériques déployés dans la Colonie et le centre, à Lisbonne. Selon la Carte Organique de l’Empire Colonial Portugais, « chaque Colonie est, du sommet aux instances subordonnées, administrée par un Gouverneur, sous la surveillance du Ministre des colonies ; il exerce directement les fonctions qui lui concernent ou par l’intermédiaire des services, autorités et fonctionnaires qui lui sont subordonnés. Dans l’esprit du respect de la loi, cet exercice doit se dérouler après la consultation du Conseil du gouvernement général ». Nous trouverons donc dans la Capitale le Cabinet du Gouverneur général et le Conseil de son gouvernement, directement subordonné, d’abord au Ministère des Colonies puis au Gouvernement central et enfin à l’Assemblée « Nationale », à Lisbonne37.

Dix départements (secteurs) composaient la structure du Gouvernement de la Colonie : Secrétariat général ; Défense ; Finances ; Travaux publics ; Affaires Indigènes ; Services de mer ; Transports et communications ; Agriculture et Education. Les liens entre le Gouverneur général et les chefs des secteurs composant l’Administration aussi bien que ses compétences étaient définies dans les termes suivants : « Les chefs des services provinciaux sont des agents du Gouverneur général dans l’administration de la province (Colonie). Ils décident avec lui directement, émettent et font respecter, à son nom, des arrêtes et d’autres instructions nécessaires au bon fonctionnement des services publics à leur responsabilité, dans les districts et d’autres territoires de la Province » 38.

Si l’on suit la révision administrative effectuée en 195439, les divisions administratives qu’on vient d’évoquer, sont des Districts, eux aussi divisés en Conseils municipaux (villes où la population blanche se considérait significative du point de vue politique) et des Circonscriptions (pour la population indigène). A l’instar des autres unités administratives, les responsabilités dans les Districts se définissent de façon hiérarchique. Le poste de responsabilité revenait au Gouverneur du District qui, à ce titre, coordonnait le gouvernement local. Ce dernier se structurait en répartitions, dont les postes de direction40 étaient occupés par des agents du gouvernement du District. En cette qualité, ils devaient, au nom du Gouverneur, diriger les instances dont ils avaient la charge aussi bien que de faire respecter les arrêtes et les instructions émises par le gouvernement central.

Dans le cas où s’imposerait la constitution d’un Conseil municipal – comme ce fut le cas de Lourenço Marques (pour la population blanche), des élections étaient périodiquement mises en place. Elles étaient le processus pour la détermination de la représentativité des candidats à certains postes. Néanmoins, le pouvoir central intervenait en nommant ses représentants dans le Conseil. Ainsi, cet Organisme se composait d’agents et d’élus : L’agent du Ministère public auprès du Tribunal judiciaire ; Le secrétaire du District qui était aussi en charge au poste de secrétaire du Conseil ; Un chef du service du district nommé par le Gouverneur et dont l’exercice durait un an ; Deux vocaux élus par les Associations commerciales et industrielles. A cet Organisme participaient également les vingt propriétaires industriels et contribuables les plus importants du District.

L’ensemble de ces appareils se donne comme but la mise en œuvre de politique coloniale, ici entendue comme des tentatives évolutives de mise en ordre des désordres générés par l’interactivité du social et du politique. Action coordonnée à partir du centre du pouvoir par les acteurs-entrepreneurs et leurs agents, ses enjeux porteront donc sur ce qui constitue la source ou la menace du pouvoir. Cette interactivité témoignant de l’existence d’un système de pouvoir, deux éléments en définirons les traits : la régulation de l’activité extractive et de l’intégration sociale, cette dernière pouvant se baser sur la mobilisation des convictions communes ou, dans le cas où le politique n’a pas la nation comme référent commun, sur des échanges sociaux.

Notes
2.

3 Cf. REYNAUD, Jean-Daniel, Les régles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, Paris, Armand Colin Editeur, 1989, 306p, p. 81.

2.

4 Voir MARQUES, José C. B. M., « Sobre a Dinâmica da Administraçao Publica no Ultramar », Estudos Políticos et Sociais, Lisboa, Instituto Superior de Ciências Sociais e Politicas Ultreamarinas, 1968, pp. 481-630, pp. 585-586.

2.

5 Cf. BURT. R.- REMY, J., cités, FORSE, M. – DEGENNE, A., op. Cit., pp. 173-174 ; LEMIEUX, V., Réseaux et appareils : logiques des systèmes et langages des graphes…. Op. cit, pp. 23-26.

2.

6 Voir REMY, J., « Morphologie sociale et représentations : le statut dans la problèmatique durkheimienne », ….art. cit., p. 697-698 ; BURT, Ronald S., « Le Capital social, les trous structuraux et entrepreneurs », ….art. cit., pp. 613-614.

2.

7 La centralité maximale de degré d’un sommet correspond à la situation du centre d’une étoile, c’est-à-dire, au nombre maximum de sommets auxquels il est possible d’être connecté. La centralité de degré privilégie le point de vue local et mesure l’activité ou la capacité de communication ou d’échange de chaque individu au sein d’un réseau, en ne tenant pas compte de sa capacité à contrôler ces communications. Or, on peut également penser qu’un individu est d’autant plus central qu’il dépend moins des autres pour communiquer avec l’ensemble du réseau. Autrement dit, il a besoin de relais pour transmettre ses messages. De ce point de vue, il est d’autant plus central qu’il est indépendant, indépendance et contrôle étant ici synonymes. Pour rendre compte de ce deuxième, deux mesures sont envisageables. D’abord, la centralité de proximité : une première façon d’évaluer la centralité d’un individu ou groupe selon ce critère consiste à juger de son degré de proximité vis-à-vis des autres individus. Il s’agit cette fois d’une mesure plus globale faisant intervenir non pas les seules connexions d’un individu à son voisinage, mais proximité à l’ensemble des membres du réseau. Ensuite la centralité d’intermédiairité : la même conception de centralité peut se traduire par une mesure plus précise qui fait cette fois appel à la faculté d’intermédiarité d’un individu ou groupe. Un individu peut fort bien n’être que faiblement connecté aux autres (centralité de degré faible) et pour autant s’avérer être un intermédiaire indispensable dans les échanges. Plus celui-ci sert ou peut servir d’intermédiaire pour touts les membres du réseau, plus il est en position de contrôler la communication ou d’être indépendant des autres pour communiquer. Un tel individu peut influer le groupe plus facilement en filtrant ou en distordant les informations qui y circulent. Il est également en meilleure position pour assurer la coordination de l’ensemble. De touts ces points il occupe une position centrale. Cf. FREEMAN, Linton, cité, FORSE, M. –DEGENNI, A., op. cit., pp. 156-158.

2.

8 Ces successives et apparents changements du statut de la Colonie ont à voir avec l’opinion publique internationale à propos du système colonial portugais. Ils ont été adoptés ou bien à la suite du bouleversement du régime dans le contexte de l’ascension d’Oliveira Salazar au pouvoir ou bien pour apaiser la critique internationale. Ces désignations ont par conséquent été approuvées par le Arrêté du 11 avril 1933 ; 17 septembre 1945 ; 11 juin 1951 et du 2 août 1959. Voir GUEDES, Armando M.M., « Organizaçao administrativa de Moçambique », Moçambique. Curso de Extensao Universitaria. Ano Lectivo de 1964-1965, Lisboa, Instituto Superior de Ciências Politicas, 1965, 695p, pp. 347-362, p. 361.

2.

9 Cf. SMITH, M. G., cite, LEMIEUX, Vincent, La structuration du pouvoir dans les systèmes politiques…. op. cit., p. 173.

3.

0 Il a été désigné pour le poste de Commissaire-royal en 1894.

3.

1 Les mobiles du combat d’Antonio Enes au profit de la décentralisation sont mis en évidence dans l’extrait suivant : « Il est impossible de voir net le Mozambique à partir de Lisbonne et se l’on doit confier les yeux d’autrui pour que l’on puisse se rendre compte de ses problèmes, alors il vaut mieux confier dans la tête que les possède. Je souhaite que la Province soit gouvernée et administrée dans la Province. C’est au Mozambique que l’on gouvernera le Mozambique », Cf. ENES, Antonio, cité, FERREIRA, F., « Antonio Enes e o seu pensamento colonial », (Discutida en sessao do dia 8.9.1947 da sessão de Litteratura, Historia et Sociologia), Sociedade de Estudos de Moçambique. Teses apresentadas ao 1° Congresso realizado de 8 a 13 de Setembro de 1947, 1° Vol., Lourenço Marques, Tip. Minerva Central, 1947, pp. 2-7, p.7 ; GUEDES, Armando, M.M., op. cit., p. 352.

3.

2 Cf. ALBUQUERQUE, Mouzinho d’, cité, GUEDES, Armando, op. cité, p.352

3.

3 Il s’agit de la reforme administrative de 1907

3.

4 Cf. GUEDES, Armando M. M., op. cit.,…p. 355.

3.

5 Fondé plutôt sur des rapports de clientèle que sur l’intervention politique directe, bien qu’il eut les mêmes effets, le système anglais de l’administration coloniale se présente aux antipodes de celui des Portugais. Suivant le procédé de domination indirecte, les sujets du Royaume uni en Ouganda, en Tanganyika, au Nigeria, et dans d’autres colonies, furent administrées à travers leurs chefs traditionnels, transformés en agents de l’administration coloniale. Chaque province, chaque « district », en tant que cadre du gouvernement local, coïncida avec le cadre tribal et ethnque ancien. En Ouganda, par exemple, de grandes formations ethniques (comme les Baganda) formèrent soit tout un district (comme les Itesos, second groupe ethnique le plus important après les Baganda). D’autres tribus, plus petites, furent regroupées en provinces ou en districts, tout en formant séparément des paroisses ou des comtés au sein du district qui les regroupait. Ainsi, pouvait-on distinguer trois catégories de districts en Ouganda colonial. En premier lieu, il y avait des districts qui coïncidaient plus ou moins avec les anciens royaumes tels que le Bouganda, le Bounyoro, l’Ankole ou le Toro. En second lieu, des districts qui coïncidaient avec les tribus de grande envergure mais qui n’avaient pas connu auparavant un système étatique centralisé, comme c’était le cas des Iteso. Enfin, une troisième catégorie regroupait un ensemble de petites tribus de caractère anarchique, comme le district du Karanga qui rassemblait une multitude de petites tribus dont les Karamojong, les Dodoth, les Jie, les Tepeth, les Upé, les Labower, etc.

Les populations ainsi découpées et regroupées selon leur appartenance ethnique ne se sont naturellement jamais considérées, jusqu’à l’indépendance, comme d’une autorité locale faisant partie d’une autorité centrale ou d’un ensemble territorial appelé Ouganda, mais comme des gouvernements autonomes. Par ailleurs, administrateurs et colons britanniques n’ont jamais favorisé les relations inter-ethniques. Voir LUGARD (Lord), cité, SYLLA, Lancine, Tribalisme et parti-unique en Afrique-noire, Saint-Just-la-Pendue, Université Nationale de Côte d’Ivoire-Presse de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1977, 391p, pp. 66-67.

3.

6 Marqué par le modèle de centralisation, réservant au pouvoir métropolitain le droit souverain de légiférer, d’arbitrer et de décider des modalités d’application de la Loi, le système français d’administration coloniale présente beaucoup de ressemblances avec celui du Portugal. A l’instar de ce dernier, le système français déboucha sur le transfert du centre de la vie politique des espaces colonisés au bureau de l’administrateur européen, devenu le haut-lieu de la nouvelle autorité. Les chefs traditionnels durent répondre aussi souvent qu’il fallait aux convocations de l’administration, ce qui témoigne qu’ils n’étaient que des serviteurs du système en place. Voir LOMBARD, Jacques, Autorités traditionnelles et pouvoirs europpéens en Afrique noire : le déclin d’une aristocratie sous le régime colonial, ….op. cit., pp. 91-105.

3.

7 Voir « Carta Orgânica do Império Colonial Português , Promulgada pelo decreto-lei n°23.228 de 15 de Novembro de 1933 » in Publicaçoes diversas, Lisboa, Imprensa Nacional de Moçambique, 1943, pp. 5-75, p. 6

3.

8 Voir : « Administraçao civil et financeira da Provincia de Moçambique », in Moçambique : Administração civil , Lisboa, Imprensa Nacional, 1915, pp. 3-39, p. 32

3.

9 D’après l’arrête n° 39.858, du 20 Octobre 1954, cit. ; COELHO, A. Vasconcelos Pinto, « A divisao distrital da provincia de Moçambique », …op. cit., p. 98-99.

4.

0 Les chefs des services du Gouvernement du District étaient les suivants : Le secrétaire du District ; le chef de la répartition militaire ; le capitain des ports ou le délégué maritime ; le délégué pour la santé ; le directeur des chemins de fer (s’il y on a) ; le chef des travaux publics ; le chef des finances. Cf. Idem, p. 45.