2.1.3. Déconcentration politique : mode d’inscription du pouvoir dans la société

Le fonctionnement systèmique du pouvoir soulève des questions non sans intérêt, lorsqu’on s’efforce d’expliquer le phénomène d’adhésion et de collaboration ou de rejet d’une politique. Ce dernier rapport pouvant entraîner des conflits et/ou des dysfonctions systémiques, on parviendrait pas également à éclairer les éléments affectifs à la base de la démobilisation.

Par ailleurs, le pouvoir ne peut s’en tenir qu’à la contrainte. Ses entreprises survenant dans le cadre de rapports humains, elles font toujours l’objet, d’abord, d’interrogation sociale puis de la communication politique. A ce titre, les construits politiques ne sont légitimables qu’à travers les schèmes justificatifs et évaluatifs des acteurs sociaux. Ces schèmes d’évaluation s’inscrivent dans le système des règles sociales, dans les modes d’auto-représentation et de représentation du politique41.

Les acteurs politiques sont, avant tout, des acteurs sociaux. H. Simon a, à ce propos, amorcé à la fin des années cinquante le renversement des perspectives analytiques de l’action sociale. Redevables à la reconnaissance du caractère libre et actif de chaque agent humain au sein d’une organisation, cet élargissement humaniste permit à H. Simon de rendre compte d’un nombre croissant de facteurs contingents. C’est grâce à cette mise au point de l’action sociale que s’est peu à peu construite la théorie de la rationalité limitée, à laquelle M. Crozier lui a supplémentairement apporté des éléments élucidatifs :

‘L’homme ne peut parvenir à la rationalité absolue, limitée qu’il est théoriquement affecté par d’insolubles problèmes d’ordre cognitif, et, pratiquement, par le coût même de l’information. La découverte de l’existence de ces facteurs limitatifs permet de rétablir l’analyse rationnelle en la mettant à sa vraie place et de tenir compte des facteurs humains qui ne vont pas à l’encontre de son exercice, mais en déterminent simplement le cadre. Dans cette nouvelle logique, l’organisation hiérarchique et monocratique, n’apparaît plus comme l’incarnation de la rationalité, mais comme un expédient de moins en moins utile42.’

Mise en valeur pour appréhender l’interactivité du social et du politique dans un espace social entre tradition et modernité, multi-langue et multi-religieux, cette théorie amènera à mettre l’accent la déconcentration politique, comme stratégie d’adaptation du pouvoir, par rapport à son environnement. Sous ce rapport, on essaye de démontrer que, lors des années soixante et soixante-dix, le politique fut au cœur de la structuration d’un système d’action bien particulier, à deux égards : d’abord, il s’est avéré coalitif, car basé sur des alliances avec des segments de l’élite de la multiplicité des espaces sociaux composant la mosaïque culturelle mozambicaine, pour faire face au Mouvement anti-colonial ; ensuite, il s’est affiché comme un système collusif du fait de se fonder sur l’allocation inégalitaire des ressources, le pouvoir dominant pouvant ainsi être aux prises avec le contrôle de l’appareil politique.

Le Gouvernement portugais a en effet donné son feu vert pour le transfert du processus électoral semblable à celui du Portugal, dans les villes hautement peuplées par les colons. Il s’y créait donc des situations électorales pour les postes de dirigeants. Grâce à leur niveau d’instruction et à leur statut de « citoyens » portugais, les candidats à la représentativité devraient témoigner de légitimité auprès des communautés blanches et noires. Faisant appel à un code fondé sur les système de représentations du politique des espaces ethniques, le même processus était mis en œuvre pour légitimer des candidats à la représentativité dans les chefferies. Pourtant, l’Etat (colonial) était le fondement de cette dualité de modes de rapport au politique. Il s’agissait d’un mode d’inscription du pouvoir dans une société à des identités multiples.

Coalitif et collusif, par la mise en œuvre d’un système électoral à suffrage restreint, ce système tenait pour enjeu l’affichage d’une image externe faisant croire de la nature multiraciale de la société coloniale. La déconcentration politique a été valorisée comme un support donnant place à un réseau de pouvoirs, qui reliait des notables de la multiplicité de sous-espaces culturels au pouvoir de l’Etat. Le but de la mise en valeur du pouvoir d’influence et de relayeurs des notables était de faire de populations diverses un Peuple (multiracial), c’est-à-dire une Communauté, où chaque individu s’identifierait à la collectivité et celle-ci à tous ses membres.

Notes
4.

1 C’est par référence à la relation vécue, on le soutient avec G. Granai, que se construisent les liens affectifs et de légitimation ou la prise d’une attitude de démarcation par rapport au politique : « A travers la relation avec autrui le phénomène social traduit /…./ l’avènement d’un niveau original de l’existence : l’existence n’est plus simplement vécue ; elle est exprimée. L’expression est liée à la nature même du rapport humain qui est communication ; elle surgit de ce retard de réaction par quoi nous avons symbolisé la conscience ; elle est la médiation nécessaire entre moi et autrui, comme elle sera la médiation nécessaire entre moi et les choses », Cf. GRANAI, Georges, « Communication, Langage, Société », Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. XXII, Janv.-Juin, 1957, pp. 97-110, p. 103.

4.

2 Cf. CROZIER, M., « Bureaucratie », in Encyclopedia, Corpus 4, Paris, 1996, pp. 661-664, p. 663 ; C. Tilly soutient à ce propos que “les individus n’utilisent pas indifféremment une forme d’action collective plutôt qu’une autre mais choisissent au sein de « répertoires » existants, lesquels varient selon les époques et les lieux, la population concernée, les avantages que présente l’habitude, mais aussi en fonction de l’attitude adoptée par les autorités et les organisations visées vis-à-vis des formes consacrées de l’action collective. D’après lui : « toute population a un répertoire limité d’action collective, c’est-à-dire de moyens d’agir en commun sur la base d’intérêts partagés. (...) Ces différents moyens d’action composent un répertoire, un peu au sens où l’entend dans le théâtre et la musique, mais qui ressemble plus à celui de la comédie dell’arte ou du jazz qu’à celui d’un ensemble classique. On en connaît plus ou moins bien les règles, qu’on adapte au but poursuivi. Chaque représentation se joue entre deux parties au moins – l’initiateur et l’objet de l’action -, auxquelles s’en ajoute souvent une troisième ; même lorsqu’ils ne sont pas directement en cause, les agents de l’Etat, par exemple, passent une bonne partie de leur temps à contrôler, régler, faciliter et réprimer diverses sortes d’actions collectives », Voir TILLY, C., FILLIEULE, O et all., op. cit., p. 100.