Deuxième partie. La construction de l’ordre politique post-colonial

Chapitre 3. FRELIMO : Du front de libération au parti politique

Assis sur des clivages sociaux et sur l’agrégation d’intérêts multiples, l’ordre politique fait l’objet d’investissements contradictoires, devenant, ainsi l’enjeu de luttes sociales. A l’appui de cette hypothèse, il suffit de constater la mise en place des régimes de citoyenneté, qui définissent la configuration particulière de légitimation et de régulation d’un mode de domination. Réalités dynamiques parce que consubstantielles à la vie politique, ce processus comprend, d’après B. Jobert1, les éléments suivants :

-un rapport d’inclusion et d’exclusion de la scène politique qui est souvent fondé dans le domaine de régulation de l’ordre politique sur l’identification entre nationalité et citoyenneté. Le régime de citoyenneté définit un ensemble de droits compatibles avec les modes de gouvernance et les règles de l’ordre politique ;

-les droits qui résultent de ce rapport d’inclusion et d’exclusion se fondent sur des représentations particulières de l’ordre et de la justice sociale. Témoignant d’un ensemble de valeurs partagées entre dominants et dominés du rapport au politique, la recherche collective de la justice sociale structure la régulation politique comme un espace d’interactivité du social et du politique : elle est à la fois un espace de débat, de controverse, mais aussi de lutte, de négociation et de contrainte. Cela explique que le régime de citoyenneté ne soit autre chose que l’inscription dans la société civile des formes de domination caractéristiques de la régulation politique. Sous cet angle, la citoyenneté peut être pensée dans sa fonction tribunitienne, comme mode d’incorporation des groupements dominés à la régulation politique. Cette incorporation ne va pas de soi. Elle est le résultat de formes changeantes de mobilisation et de luttes sociales.

Ces références, contrairement aux analyses fonctionnalistes, nous éclairent sur l’une des dimensions essentielles du politique. L’ensemble des modes différents d’action auxquels il fait recours permettent non seulement son fonctionnement mais aussi la construction du sens2. Au demeurant, cette pratique institutionnalise, au niveau du sous-système politique, un rapport conflictuel entre les acteurs sociaux. Organisés sous la forme de partis politiques – organisations de combat3 – ou de groupes de pression, ils cherchent à accomplir les rationalités du pouvoir politique4. C’est pourquoi les trois pôles constitutifs de la régulation politique, - la régulation de l’ordre politique, la gouvernance et la citoyenneté -, s’avèrent des entreprises changeantes.

Se plaçant par rapport à la dynamique des régimes de citoyenneté, on s’occupe de l’analyse du phénomène partisan. On relève que les configurations de l’interactivité du social et du politique à la source de la nature mouvante des processus de régulation résultent des facteurs environnementaux. Ceux-ci étant intrinsèque à tout espace politique, l’action des répertoires5 culturels à la base de mobilisations pour les combats politiques produit des effets différenciés. Ainsi, y-a-t-il lieu qu’on apporte des éléments d’analyse à cette différenciation tant des modes de mobilisation de ressources donnant naissance à des partis politiques que des processus de régulation de l’action politique : dans des pays industrialisés, où l’exercice de citoyenneté s’encadre dans un système de représentation collective de nationalité par l’opposition à des espaces sociaux, comme celui du Mozambique, entre la tradition et la modernité. Dans ces derniers, la citoyenneté émane du conflit colonial et de l’assemblage des espaces sociaux par le pouvoir étatique. Cette conflictualité est génératrice d’un mouvement qui se rassemble autour d’un chef et d’une cause, l’indépendance politique. Le groupe se réclamant de la représentativité de ce mouvement social, parce qu’aux prises avec la coordination de l’action sociale, se présente d’abord comme une force fédératrice de tous les segments sociaux ; ensuite, l’indépendance acquise, ce même groupe s’étant métamorphosé en élite du pouvoir, le régime à parti unique et le leadership de recomposition6 devient pour lui une ressource pour la construction de l’Etat.

C’est à titre d’intervenants dans l’élaboration des discours et de la mise en œuvre des régimes de citoyenneté, que nous nous efforçons d’éclairer le phénomène partisan, au Mozambique. Nous repérons le fait partisan par référence à des attributs qui lui sont caractéristiques, qui ont été identifiés par J. La Palombara et M. Weimer7 :

  • La stabilité de l’organisation dans le temps, son aptitude à survivre à ses fondateurs ou à ses dirigeants, distinguant le parti du réseau clientéliste d’un patron ou d’un notable ;
  • La continuité de l’organisation dans l’espace, son extension complète du centre à la périphérie du territoire où elle situe son action la différenciant du simple groupe parlementaire, dépourvu de structures locales permanentes ;
  • La vocation de l’organisation à conquérir et à exercer directement le pouvoir, revendication appuyée sur un projet politique plus ou moins global explicite, qui la distingue des groupes de pression visant seulement à influencer ou à contrôler le pouvoir ;
  • La quête corrélative par l’organisation du soutien des membres de la collectivité qu’elle vise à diriger politiquement, par la mobilisation électorale ou militante, à la différence des clubs ou cercles de pensée politique.

Cette conceptualisation présente ses avantages. Elle ne se borne pas aux notions partisanes très influencées par la représentation de la démocratie concurrentielle, qui est le cadre de l’avènement et de l’évolution de la pensée sur les groupements politiques. Les partis peuvent se structurer sous la forme de coalition de partis, d’un parti autoritaire (marxiste-léniniste) ou se réclamer d’une idéologie libérale. Mais quelle que soit leur orientation politique, les partis sont également des espaces d’interactivité entre des individus et de partage différencié des ressources politiques8. Dans chaque parti, la pluralité d’engagements et de niveaux d’appartenance, la multiplicité d’objectifs – donc l’existence de conflits d’objectifs, la variété de formes d’organisation – et l’inégalité de pouvoir, seront à la base, même à l’intérieur du parti, de conflits opposant des factions politiques. Cet accès inégalitaire à des ressources par les membres de la collectivité politique est, comme l’a noté M. Offerlé, l’un des présupposés de sa structuration et de son fonctionnement :

‘Un parti n’agit pas à proprement parler. Derrière l’apparence rassurante de cet acteur collectif qui agirait en raison de fins rationnelles (stratégie d’un parti) ou pour accomplir certaines fonctions vitales pour lui et son environnement (fonctions d’un parti) se cachent une multitude d’interactions entre des individus qui, dotés de certains types de dispositions et occupant des positions variées dans ou par rapport à la relation partisane, usent de manière très différenciée de ce corps immatériel qu’est un parti politique8.’

Ces repères théoriques nous éclairent sur le fait que les partis s’avèrent comme des instruments de combat tant envers les hors groupes que comme des espaces où se déroulent les conflits pour le contrôle de l’appareil politique. Tout en s’appuyant sur les conditions sociales et historiques de l’avènement des partis politiques au Mozambique, il nous paraît utile de repenser le fait partisan. La portée heuristique et explicative des outils d’analyse et des arguments à mobiliser, découle de constats qui suivent :

-la construction des partis politiques prend ses racines dans le mouvement social anti-colonial et, de ce fait, dans un contexte de régime politique autoritaire. Le faible degré d’industrialisation soulève la difficulté d’associer cette entreprise à la segmentation sociale en classes, telles que les bourgeoisies nationales et les prolétariats. Dans le contexte africain moderne, la propriété des moyens de production et d’échange, l’emploi d’une main d’œuvre salariée et l’exercice du pouvoir sont rarement coïncidents. Par ailleurs, admettre l’existence de classes au sens marxiste du terme, c’est-à-dire avec les mêmes contours et les mêmes fonctions qu’en Europe occidentale, c’est supposer établie en Afrique la convergence entre le pouvoir économique et le pouvoir politique.

-Dans ce cas, il est donc important de faire la distinction entre classe et facteurs économiques. En effet, on chercherait en vain en Afrique les nations possédant un secteur privé économique d’une quelconque importance, le marché d’emploi étant par conséquent dominé par le gouvernement et plus précisément par la fonction publique. Si on fait appel à la conception bipolaire de segmentation sociale, on est devant la non correspondance totale de ces trois rapports de l’analyse du phénomène partisan.

-la paysannerie existe, mais dans le seul cadre des groupes ethniques et dans les espaces communautaires.

Dès lors, la logique de l’assemblage des espaces sociaux et de multiples catégories sociales autour d’un chef – le leader nationaliste - sera au principe de l’organisation de l’entreprise partisane. Du fait de la nature oligarchique des partis politiques, au moyen de quelles ressources le noyau partisan légitime-t-il l’assemblage d’espaces sociaux et comment se structure la centralité politique ? L’action de l’organisation partisane allant de pair avec la production symbolique, sur quoi se fond l’articulation entre le répertoire culturel des espaces ethniques et les stratégies pour la conquête du pouvoir ? Dans la chaîne hiérarchique constitutive de l’organisation partisane, qui y seront les entrepreneurs et comment se procurent-ils des ressources d’action ? L’articulation entre le sommet et la base comment se structure-t-elle ? Le projet de formation d’une société globale ne va-t-il de pair avec la différenciation structurelle et la formation des élites ?

Cette problématique indiquant les enjeux de notre recherche dans cette partie, notre raisonnement exploitera les points suivants. D’abord, Il mobilise des ressources politologiques explicatives du phénomène partisan, pour rendre compte du rôle fonctionnel des réseaux sociaux dans la mobilisation sociale débouchant sur la formation du FRELIMO. S’agissant d’une organisation de combat, on analyse les deux dimensions dont s’est revêtue la compétions autour du pouvoir pour monopoliser la coercition, dire le droit et en garantir l’effectivité dans l’ensemble de la société : celle de la rivalité entre plusieurs groupes politiques au moment où l’organisation anticoloniale ne s’est pas encore structurée comme une communauté d’action, pour le contrôle de l’appareil du mouvement ; celle de la lutte contre le système colonial (Chap. III) ; En second lieu, tout en s’inspirant de R. Dahl, Qui Gouverne ?9, on cherche à montrer que le militantisme anticolonial aussi bien que ses entreprises, sont des réalités génératrices de l’élite du pouvoir. Formée autour du chef/leader du parti-Etat, cette élite se réclame, par la mise en place des régimes de citoyenneté, de la tâche de régulation politique (Chap. IV).

Notes
1.

Voir JOBERT, Bruno, « Les trois dimensions de la régulation politique », in AUVERGNOM, Philippe et all. (Coordination), L’Etat à l’épreuve du social,….op. cit., pp. 23-39.

2.

Je m’inspire ici des conclusions de l’ouvrage collectif de FAURE, d’Alain, POLLET, Gilles et WARIN, Philippe (Sous la direction de), La construction du sens dans le politiques publiques : débat autour de la notion de référentiel, Paris, L’Harmattan, 1995, 191p

3.

J’emprunts ce concept de MICHELS, R., Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Paris, Flammarion ( 1 ère publication en 1914), 1971, pp. 39-41.

4.

Voir à ce propos le chapitre introductif.

5.

La notion de répertoire permet d’orienter les recherches sur la culture politique sans pour autant tomber dans le déterminisme culturel. Ce déterminisme conduit à traiter les cultures politiques comme des ensembles homogènes alors même qu’empiriquement, celles-ci apparaissent comme des réservoirs plus ou moins diversifiés de symboles et d’instruments d’action légitimes. Autrement dit, les empreintes du passé sont beaucoup plus ambiguës et hétérogènes que ne le présupposent les culturalistes. Ce que le passé fournit, ce n’est pas une posture figée que chaque acteur doit adopter, c’est plutôt un répertoire où chacun peut puiser des éléments d’argumentation pour justifier sa position dans les débats du moment. Cf. JOBERT, B., “« Les trois dimensions de la régulation politique », in AUVERGNOM, Philippe et all. (Coordination), op. cit., p. 27.

6.

Alors que dans une relation de type transactionnel, le représentant se contente d’exploiter, aussi méthodiquement que possible, les conditions de l’échange telles qu’elles apparaissent dans une situation donnée, le leadership de recomposition adopte une attitude beaucoup plus dynamique qui vise à transformer les cadres même dans lesquels se produit la relation de représentation. Les « grands hommes » de l’Histoire, Législateurs antiques, Réformateurs et Révolutionnaires modernes, Libérateurs voire fondateurs s’inscrivrent naturellement dans cette pratique ambitieuse de leadership. Ce type de leadership émerge dans des sociétés qui vivent une profonde crise de valeurs, notamment sur le terrain de l’identité. C’est notamment le cas lorsque ces sociétés sont affectées de changements brutaux (crises de modernisation dans les sociétés traditionnelles), ou qu’elles entrent dans des phases de déclain : défaites sévères de l’Etat sur le plan militaire, impasses économiques d’un groupe social menacé par une évolution gravement défavorable, crise de légitimié du système politique. Cf. BRAUD, Philippe, Sociologie politique…op. cit., p. 404-405.

7.

J. La PALOMBARA, J. et WEIMER, M. cités, LECOMTE, P.- DENNI, B., Sociologie politique….op. cit., p. 165. Voir aussi SHONFELD, William R., « Les Partis politiques : que sont-ils et comment les étudier ? », in MENY, Yves (Textes réunis par), Idéologie, Partis Politiques et Groupes de Pression, Paris, Presses de la Fondation Nationale de Science Politique, 1991, pp. 267-283, p. 271.

8.

Nous reprenons ici le concept de ressource politique fournit par DAHL, R., : « tout moyen par lequel une personne ou un groupe peut influencer le comportement des outres ; la liste des ressources va de l’argent à la combativité, en passant par le nombre, l’organisation, la compétence, l’information, les relations, l’image sociale, la compétence, l’information, les relations, l’image social, l’utilité sociopolitique et, le cas écheant, des armes – tous moyens d’action qui définissent également la force des partis, sous réserve de quelques spécifications et de différences d’emphase dans leur utilisation », voir CHARLOT, Jean et Monica, « L’interaction des groupes politiques », in GRAWITZ, M.-LECA, J. (Direction), Traité de science politique. Vol. 3 (L’action politique), Paris, PUF, 1985, pp. 497-527, p 497.

8.

OFFERLÉ, Michel, cit., CHARLOT, Jean, « Partis politiques : pour une nouvelle synthèse théorique », in MENY, Yves, op. cit., p. 291-292.

9.

DAHL, R., Qui Gouverne, Paris, (Trad.), A. Colin, (1961), 1971