Chapitre IV. Parti-Etat, Etat (néo)patrimonial : la construction sociale d’un champ d’échanges

Des ressources théoriques cherchant à éclairer les variables des processus de sociogenèse semblent aboutir à des résultats non satisfaisants, du point de vue de l’éclairage du cadre réel de rapports sociaux qui constitue le support de l’Etat post-colonial.

La difficulté dérive, tout d’abord, du fait de s’être institutionnalisée la prémisse selon laquelle l’Etat s’est élaboré dans des conditions sociales et matérielles propres à l’Europe1 ; en second lieu, le phénomène étatique s’étant imposée dans le cadre de la modernisation politique, son aboutissement lui a apporté un certain nombre de traits distinctifs, à savoir : la dissociation du jeu politique et du jeu social, ce qui a été à l’origine de la transformation de l’espace temporel en espace public, comme espace de convergence d’intérêts et de médiation ; la revendication du monopole de la contrainte légitime par des instances spécialisées ; ce monopole se traduit par l’existence d’un centre du pouvoir, dont les organes prennent en charge tant la fonction législative que sécuritaire (diplomatique-militaire). La mise en place d’une bureaucratie fonctionnant sur la base de l’universalité et de l’impersonnalité de la règle du droit public, l’élaboration d’une sociabilité populaire, ont, de surcroît, crées des fondements de l’institutionnalisation et de la légitimité de l’entreprise étatique2.

Puisant sa légitimité du modèle jacobin de l’Etat, ce processus est vu comme étant articulé autour du principe de l’ « autonomie de l’individu dans son rapport à l’Etat et à la société » et de la négation des corps intermédiaires : ceux de nature ethnique notamment, susceptibles de « brouiller » la relation exclusiviste entre les citoyens et l’Etat. L’Etat est donc pris comme un construit antithétique à l’ethnicité : parce qu’opposée à l’idée de citoyenneté, donc à celle de démocratie, en tant que mode d’organisation du politique reposant sur le primat de l’intérêt général et la sublimation de la diversité socioculturelle dans la nation3.

Aux antipodes de la pensée interprétant le fait étatique par rapport à son espace d’origine, des analyses comparatives poussent désormais vers la recherche de ce qu’en constitue le substrat, dans différents contextes. Le cadre dont il est question ici est celui de l’Etat post-colonial en tant que modèle de construction politique et comme horizon de la modernité politique. Les sociétés postcoloniales en Afrique renfermeraient, à des degrés variés, des phénomènes de pouvoir, donnant lieu à des systèmes d’Etat socialement et historiquement situés. Le socle de leurs existences se fonde, d’une part, sur la capacité de ces systèmes de pouvoir d’articuler espaces sociaux traditionnels et modernes ; et, d’autre part, sur des ressources offertes par le droit public international dans le sens de valider leurs frontières territoriales, telles qu’ont été délimitées par les puissances coloniales. Ne s’agissant pas des objets figés, on essaye d’éclairer les faits suivants :

-Le pouvoir ne se situant pas seulement dans les transactions ponctuelles ou microsociales, qu’est-ce qui explique la capacité des systèmes de pouvoir au cœur de ces Etats à structurer durablement des processus d’échanges en leurs faveurs ?

-La politique étant avant tout une relation sociale, dans un contexte de sociétés plurales, sous quelles bases les gouvernants parviennent-ils à obtenir l’obéissance des sujets et à assurer l’intégration du système ?

Tsyembe Mwayila, pour qui l’Etat africain ne peut exister qu’en faisant son cheminement de « l’Etat segmentaire » à « l’Etat multinational »7 déclenche un débat intéressant. Mais son apport théorique se présente limité du fait de considérer le nationalisme juridique comme une ressource et une pratique susceptible d’être revalidée pour tous les espaces (politiques) africains.

A ce propos, Il y a lieu d’examiner le cadre réel des rapports sociaux, dans lequel les élites africaines ont défini leurs stratégies à l’égard de l’entreprise étatique. Leurs réponses s’avèrent d’ailleurs multiples, selon le contexte configurant chaque espace politique : dans la plupart de cas, l’ethnie, entendue comme un espace socio-culturel, ne veut pas dire Etat, ce qui s’est traduit sur l’organisation de l’Etat non pas multinational mais de l’Etat unitaire, sur une base sociale multi-ethnique ; dans d’autres (très peu), l’adoption du nationalisme juridique a donné lieu à des Etats féderaux. Dans ce dernier cas de figure, les espaces ethniques s’imposent comme des acteurs politiques, avec des ressources politiques propres de mobilisation sociale, qui se réclament d’une identité politique (Nigeria, Ethiopie).

Le concept d’Etat post-colonial ne peut donc ni se limiter ni se dissoudre dans le modèle d’Etat-nation. L’alternative théorique s’attachant au modèle institutionnaliste sous sa forme de fédéralisme juridique, elle aussi, s’avère non satisfaisante. Pour ce qui est du cas mozambicain, l’hypothèse à vérifier s’inspire de l’apport théorique par J.F. Médard sur l’Etat néopatrimonial : l’effet de l’aboutissement de la guerre anti-coloniale, ce fut la génèse d’une élite du pouvoir. Rassemblé autour d’un chef, dont la légitimité relevait à la fois de la mobilisation de ressources symboliques, matérielles et institutionnelles, cette élite s’adonne au projet de l’entreprise de l’Etat. La stratégie de construction de son espace de domination, d’inscription du pouvoir dans la société, s’est fondé sur l’endoctrinement (marxisme-léninisme) et la construction d’un système d’échanges. L’autoritarisme du parti-Etat a été tenu comme ressource en faveur de « la construction du pouvoir de la classe travailleuse et du socialisme » (1977-1990). Ce processus relèvait néanmoins d’un apprentissage de la dynamique de ce qui pouvait, dans un contexte précis, servir d’infrastructure de communication entre le projet global (l’Etat) et la multiplicité de ses espaces sociaux (savoirs locaux). Les conflictualités entraînées par la concentration du pouvoir, comme réaction et ressource d’action dans le contexte de l’Afrique australe, marqué par des guerres anti-coloniales, expliquent le glissement stratégique de ce même régime vers un système démocratique.

Notes
1.

Cf. SANBROOK, R., “Personnalisation du pouvoir et stagnation capitaliste : L’Etat african en crise », Politique africaine n°26, Juin 1987, pp. 15-37, p. 18.

2.

Voir à ce propos BADIE, Bertrand, L’Etat importé. L’occidentalisation de l’ordre politique. L’espace politique…..op. cit., pp126-128; p. 138 et suiv ; Les deux Etats. Pouvoir et Société en Occident et en Terre d’Islam….op. cit., pp. 136-158.

3.

Cette analyse témoigne de l’ethnocentrisme, en complet déphasage avec les réalités des sociétés non occidentales, dans lesquelles la prévalence des identités communautaires (la conscience ethnique en Afrique, l’esprit d’assabiyya dans le monde arabe) fait de la citoyenneté « quelque chose de particulièrement faible et abstrait », voir OTAYEK, René, « Démocratie, culture politique, sociétés plurales : une approche comparative à partir de situations africaines », RFSP, vol.47, n°6, déc. 1997, pp. 798-822, p. 810

7.

La pensée de M. Tsyembe présente des similitudes avec la théorie consociationnelle de l’Etat, conceptualisé par A. Lijphart, et qui apparaît comme alternatif au modèle jacobin. Institutionnalisant la reconnaissance formelle (juridique, politique, économique) du pluralisme socioculturel, elle tire son pouvoir de séduction de sa capacité à promouvoir, sur des bases proportionnelles, l’accès et la représentation de l’ensemble des groupes sociaux à tous les niveaux d’organisation de l’appareil politique, gouvernemental et administratif. C’est la voie, par exemple, de quelques Etats (Pays-Bas, Belgique). Voir LIJPHART, A, cité, OTAYEK, René, art. cit., p. 811 ; TSYEMBE, Mwalia, “La science politique africaine et le statut théorique de l’Etat africain : un bilan négatif », Politique africane, 71, Oct. 1998, pp. 109-133, p. 119 et suiv.