4.1. Parti-État : système d’organisation du pouvoir

B. Munslow, chercheur anglais d’inspiration marxiste, relève un fait important dans un des ouvrages collectifs, - dont il fut l’éditeur-, qui porte sur les difficultés de transition au socialisme (à l’époque où la crise de ce régime s’ébauchait) en Afrique8. L’échec de ce régime est renvoyé à une causalité complexe, reposant sur l’interaction des facteurs historiques, sociaux et ceux relevant du système international. B. Munslow fait également remarquer la nature paradoxale des processus sociaux dans les espaces qu’il qualifie comme « périphériques » : ceux-ci se distinguent par des singularités, traduites par le fait que les classes sociales y sont encore en formation. En outre, ces espaces abritent des modes multiples de production ainsi que des sous-systèmes de rapports de production diversifiés. Quant au marxisme-léninisme, le chercheur anglais considère, enfin, qu’il n’est qu’une idéologie importée9.

Les sociétés sont des entreprises oligarchiques. Elles prennent corps, suivant A. Touraine, comme un ensemble hiérarchisé systémique d’action sociale. Formé par des éléments disparates, ceux-ci témoignent de différents modes ou niveaux d’intervention de la société sur elle-même ou encore de niveaux de formation de pouvoir10. Si les conclusions de B. Munslow font ressortir les difficultés de la pensée marxiste de saisir l’action sociale dans toutes ses dimensions, elles suscitent néanmoins l’intérêt du rôle des minorités actives dans les systèmes d’action collective.

La débâcle du système colonial et l’accès du Mozambique le 25 juin 1975 à l’indépendance ont entraîné, on n’en doute pas, des changements auxquels est associée la trajectoire politique du pays. Instrument du combat pour la conquête du pouvoir, le Frelimo apporta un discours et un projet politique. Consubstantiels à ceux-ci, les Mozambicains se sont vus liés, sur le plan du droit, par un régime de citoyenneté dont l’avènement s’est imposé dans un environnement de luttes sociales.

Ce régime s’est d’ailleurs structuré sur la base de rapports d’inclusion et d’exclusion, dont les conséquences sont à retenir : l’imbrication de l’appareil partisan et de l’appareil de l’Etat et la régulation de l’ordre politique sur la base de l’identification entre nationalité et citoyenneté. A ce propos, on a eu recours à l’aménagement de structures constitutionnelles, moyennant lesquelles le multipartisme et le principe libéral des divisions de pouvoirs sont rejetés11, comme le fait remarquer la Constitution : « La ligne politique est définie par le Frelimo, qui est la force dirigeante de l’Etat et de la société, qui dirige et supervise l’action des organismes étatiques afin d’assurer la conformité de la politique de l’Etat avec les intérêts du peuple (art. 3)». A cet effet, les tenants de postes dans les organes de l’Etat, qu’ils concernent le pouvoir exécutif ou judiciaire, au niveau central ou provincial, proviendront du Frelimo, nommés par le chef, qui l’est à la fois du parti et de l’Etat, à l’exception des affaires religieuses :

‘Le Président de la République Populaire du Mozambique a la compétence de nommer, démettre les membres du Conseil des ministres, le Président et le Vice-Président du Tribunal Populaire Suprême, le Procureur général de la République, les Gouverneurs provinciaux, les Gouverneurs et les Vice-Gouverneurs de la Banque du Mozambique, le Commandant et le Vice-Commandant de la Police, les Représentants diplomatiques du Mozambique auprès d’autres pays, le Recteur de l’Université (art. 48°)12 ’

Pour ce qui est du pouvoir législatif, on fera élire les membres du parti dans les Assemblées délibératives. La rationalité de ce système est mise en évidence dans l’extrait qui suit, qui ressemble au concept Léniniste de l’Etat :

‘Il n’y a pas d’Etats neutres : l’Etat devient une réalité par l’ensemble de stratégies moyennant lesquelles une classe s’organise pour exercer le pouvoir sur toute la société. Cela veut dire qu’il n’existe pas un Etat neutre, c’est-à-dire un Etat au-dessus ou en dehors de la lutte des classes. A travers l’appareil de l’Etat, /…../ les ministères, les tribunaux, les assemblées qui font les lois, la police et l’armée, la classe qui détient le pouvoir établit sa domination dans la société. L’Etat des travailleurs a en vue l’élimination des classes et la création de l’égalité entre les hommes. De la sorte, la dictature prolétarienne est l’instrument par lequel on éliminera les classes sociales, tout en mettant fin à des relations d’exploitation entre elles. /…/ l’Etat disparaîtra avec l’élimination totale des classes sociales13.’

Du point de vue formelle, l’Etat est, selon le Frelimo, considéré comme « une entreprise de classe travailleuse ». Dans la réalité, ce même Etat offre l’infrastructure pour la mise en place d’un système de rôles qui, articulés au noyau central, s’avèrent comme une ressource pour l’organisation de l’action collective. L’accès au poste de cadre ou à un poste de responsabilité relève de la mobilisation de ressources, dont on retient « les qualités de militant et de conscience de classe » et « la complète confiance du parti »14. L’appartenance au parti, la participation à l’épopée de la guerre anti-coloniale, apportent des ressources symboliques qui renvoient à la communauté de trajectoire biographique. Cette expérience étant commune à ceux qui sont placés dans des positions de centralité du système, elle sera vue comme l’illustration de « dévouement politique » au projet partisan. Ce rapport sera également une source de « confiance personnelle », ressource mobilisable pour l’accès au cercle de « dirigeants supérieurs, qui sont vus comme les agents du pouvoir de l’Etat »15. Ainsi, s’opère-t-il l’imbrication du corps de l’Etat et du corps du parti, autour du chef, qui débouche sur un réseau politique monolithique.

L’Etat (post-colonial) mozambicain est né comme un construit historique, qui se réclame de la fonction « représentative » de « la totalité » de la société. Du fait de leurs trajectoires dans les mouvements de libération, faisant d’eux des hommes-témoins-drapeau, les libérateurs fondent leur vocation à l’exercice du pouvoir sur les services qu’ils ont rendu à la communauté et se fixent une nouvelle mission : la création de l’Etat. A l’épreuve d’écueils dus à la complexité des structures sociales, la construction étatique doit dépasser le cadre infra-étatique de l’ethnie, de la tribu ou du clan, tout en dotant un territoire donné d’un appareil politique et administratif. Ces particularismes étant inefficaces pour la structuration de la société globale, socialement « autorisés » par leurs ressources politiques, les leaders des luttes anticoloniales sont devenus des chefs. Dès lors que le parti détient à lui seul les pouvoirs de l’Etat, l’ensemble des organes de l’Etat (ministères, administration, Présidence de l’Etat, etc.) constitue seulement des moyens d’action par lesquels s’exprime la volonté du parti lui-même. La séparation constitutionnelle des pouvoirs est alors purement formelle.

Le recours au chef se manifesta dans des pays où l’effort de modernisation et de développement paraît exiger l’espèce de discipline nationale qu’un homme fort est mieux à même de stimuler et d’appliquer. Régime autoritaire et pouvoir personnel sont souvent présentés comme la condition nécessaire du développement, qui est une « bataille », exige un commandement unique », « une stratégie globale » et « une discipline rigoureuse ». Les impératifs du développement se font inévitablement sentir ainsi dans le sens d’une concentration, sans cesse plus poussée, du pouvoir16

La concentration du pouvoir politique moyennant la primauté du principe de parti unique, si on se reporte à quelques exemples de l’Afrique, n’était point dépourvue de rationalité. L’Algérie, ex-colonie de la France, accéda à l’indépendance en 1962, à la suite d’une guerre anticoloniale menée par le FLN17, sous le commandement d’Ahmed Ben Bella. Le pays s’est doté d’une Constitution proclamant le principe d’unité du pouvoir par le moyen de l’unicité du parti : « Le Front de Libération nationale définit la politique de la Nation et inspire l’action de l’Etat. Il contrôle l’action de l’Assemblée nationale et du gouvernement »18.

En qualité de l’un des pionniers du mouvement anti-colonial en Afrique, M. Houphouët-Boigny dirigea la revendication sociale qui a mené la Côte d’Ivoire à l’indépendance en 1960, dont il devient le président. Lors de 33 ans de l’exercice du pouvoir, les Ivoiriens le tenaient pour le ‘vieux’ (sage), « qui a été préparé à assumer cette tâche, à guider le peuple en acquérant le savoir qui fait du chef l’homme capable de gérer non seulement ses biens personnels, mais aussi ceux de la communauté et d’organiser la défense des intérêts de celle-ci »19. D’après lui, « nous ne voulons pas que la démocratie soit une source de clivages de luttes puériles au cours desquelles la meilleure part de nos énergies serait gaspillée. Nous voulons poursuivre en paix et dans l’union le travail de construction nationale »20. Pour ce qui est de la Tanzanie, les raisons de l’option pour un régime à parti unique furent de même bien signalés par J. NYERERE, fondateur et leader du TANU : « car le multipartisme est un passe-temps luxueux que nous, en Afrique, ne pouvons pas nous permettre : nous sommes pressés par le temps et nous avons du travail plus sérieux à faire »21.

Véhiculant la croyance que le régime à parti unique pouvait fonder les assises de l’Etat et du développement, de semblables arguments animaient la vie politique dans un bon nombre de pays africains. De ce fait, ils ont été élevés à la catégorie de principes constitutionnels, apportant des fondements pour des régimes autoritaires au Zaïre, en Ouganda, en Guinée-Conakri, en Mauritanie, etc. A l’époque, les blocs des pays occidentaux et celui coordonné par l’ex-URSS se disputaient, – au nom de la pensée libérale vis-à-vis du communisme -, l’hégémonie internationale. D’autres chercheurs ont vu dans les rapports clientèlaires envers l’un ou l’autre de ces blocs les raisons de l’ « emprunt dans le répertoire idéologique occidental de la marque doctrinale, indépendamment des enjeux sociaux internes »22.

La politique étant toujours fondée sur une relation sociale, on ne se contente pas de la thèse d’extériorité des entreprises politiques. Parler de la concentration ou de la déconcentration du pouvoir, revient à aborder le cadre de l’interactivité sociale où ces entreprises acquièrent du sens et deviennent souhaitables pour les acteurs sociaux. Les entreprises politiques se réalisent dans un cadre social complexe et leur légitimité suppose un contexte de communication politique. En ce qui concerne le Mozambique, outre la dimension formelle de la concentration du pouvoir, il faudra savoir comment ce même pouvoir parvint à mettre en réseaux des espaces sociaux si divers. Il serait également intéressant de connaître les ressources mises en œuvre pour l’inscription du pouvoir dans la diversité de ces espaces composant le territoire, en vue de les rendre sujets de l’action collective. L’expérience du Frelimo montre que ce processus n’est pas exempt de conflits et de la compétition entre acteurs, en vue d’influencer la répartition du pouvoir entre les groupes à l’intérieur de la société globale :

L’organisation du nouveau pouvoir à l’échelon national connut des progrès importants, avec la création et l’organisation des Ministères et Directions nationales aussi bien qu’avec la mise en place des gouvernements provinciaux. Cet avancement ne s’impose toutefois pas avec la même rigueur dans les districts et dans les localités. On assiste encore dans ces derniers espaces au fonctionnement des structures coloniales, dont la destruction nécessite d’être accélérée. On remarque également des dysfonctionnements dans l’articulation entre les divers échelons du pouvoir. La solution à ces problèmes est nécessaire pour mener à terme la destruction de l’appareil colonial-capitaliste23

On identifie ici la dimension stratégique du pouvoir, qui ne peut pas être appréhendée en dehors d’un contexte de rapports sociaux et des logiques de leurs acteurs. Le système de parti unique était vu, dans cet environnement, comme un atout tant pour l’intégration politique réelle que pour former une nation moderne, à partir d’éléments hétérogènes (éléments ethniques, régionaux et religieux). On se propose d’illustrer l’ensemble des ressources mises en oeuvre pour la répartition du pouvoir parmi les intervenants dans cette entreprise :

‘D’abord, le cercle intérieur du Frelimo, tout en ayant dirigé durant une guerre anticoloniale, cherchera à créer l’Etat, en instituant, comme dans d’autres pays africains, un régime à parti unique «/…/ lorsqu’on parle de la démocratie, on le fait en référence aux principes du Frelimo, qui sont contraires à toute anarchie et au libéralisme idéologique ; la démocratie pour nous se traduit dans la mise en œuvre d’objetifs nationaux »2 4. ’

En second lieu, les groupes appartenant à l’ensemble hiérarchisé du système colonial : dans cet ensemble, on distingue, comme on l’a montré au chap. III, les fonctionnaires qui contrôlaient l’appareil de l’Etat et l’appareil économique ; une petite élite noire, qui avait été promue au statut d’alliée du groupe dominant, dans le cadre de la guerre anti-coloniale. L’avancement de la guerre s’était d’autant plus imposé qu’il rendait inéluctable la crise du système colonial et la décolonisation. Jorge JARDIM2 5 essaya de réorienter les relations entre l’élite africaine intégrée dans le système colonial et le pouvoir politique, aussi bien qu’avec les dissidents du FRELIMO, pour créer un « Front » anti-FRELIMO.

La capacité de Jorge JARDIM à mobiliser des ressources se devait à ses liens avec les centres du pouvoir. Homme de confiance d’O. SALAZAR et puis de son successeur, M. CAETANO, son appartenance à la Police secrète portugaise lui a permis une influence dans la haute sphère des officiers militaires ainsi que dans l’appareil colonial gouvernemental, au Mozambique. Pour faire face à l’expansion de la guerre anticoloniale au tournant des années 60, J. JARDIM et K. D’ARRIAGA, (le chef de l’Armée portugaise au Mozambique), ont conçu le projet de former une force paramilitaire, notamment les Groupes Spéciaux (GE) et les Groupes Spéciaux de Parachutistes (GEP). Composés par des Africains de plusieurs ethnies, leur entraînement se faisait à Dondo (centre du Mozambique), après quoi les GE et les GEP étaient amenés à réaliser des actions militaires, dans des régions ethniques respectives. De plus, J. JARDIM avait des relations avec des personnalités influentes dans la bureaucratie étatique et les groupes d’investisseurs. Le groupe Champalimaud, dont il était le représentant, et les entreprises de la firme Entreposto en sont quelques exemples. Cela lui permettait de « distribuer » des emplois aux Africains « instruits », qui entraient dans son cercle relationnel et collaboraient à son projet politique. Par ailleurs, à l’aide de ressources économiques à sa portée, J. JARDIM était devenu d’autant plus influent sur la presse qu’il a réussi à devenir le patron de quelques journaux. Le journal Diário de Moçambique, dont l’orientation s’opposait depuis son avènement au système colonial, a changé dès que J. JARDIM en est devenu l’actionnaire majoritaire. Le Notícias da Beira et l’hebdomadaire Tempo, déjà sous le contrôle de J. JARDIM, devinrent des véhicules de sa pensée politique : l’indépendance du Mozambique pouvait se réaliser sur la base de la construction d’un centre du pouvoir formé par des Blancs et des Africains, en dehors du patronage du Portugal. Ce modèle renvoie au modèle suivi par la communauté blanche en Rhodésie du sud.

Sur le plan externe, J. JARDIM a pu exploiter la situation de dépendance de la Rhodésie du sud et du Malawi, au système des transports ferroviaires mozambicain. A la suite de l’indépendance unilatérale de la Rhodésie du sud, Ian Smith, le chef du Front rhodésien et J. JARDIM, sont devenus des amis politiques. En ce qui concerne le régime de H. K. BANDA, du Malawi, J. JARDIM en était le Consul à Beira. L’enjeu de ce rapport était double : d’une part, le régime du Malawi avait pour but de mobiliser la collaboration des autorités portugaises afin qu’ils facilitent ses affaires économiques à travers le port de Beira ; d’autre part, le Portugal cherchait la coopération du Malawi pour capturer les guérrilleros du FRELIMO, qui pouvaient eventuellement traverser le pays de H.K. BANDA. Moyennant des compromis avec le Président K. KAUNDA, de la Zambie, J. JARDIM a pu mobiliser des soutiens de ce pays pour le projet de Lusaka. A la suite de l’échec du « noeud-gordien », d’après ce projet, il fallait persuader le sommet du FRELIMO à accepter le partage du pouvoir avec « le mouvement de démocrates (J. JARDIM et amis)», au Mozambique. Ce mouvement donnait naissance à des partis politiques, dont nous retenons, la FUMO2 6, le GUMO2 7, le PCN2 8, le COREMO2 9, la JSN3 0, le MUDM3 1. K. KAUNDA, qui avait accueilli le FRELIMO dès 1967, très proche de la direction du FRELIMO, pouvait faire des démarches dans ce sens. L’insuccès de cette tentative augurait que l’indépendance du Mozambique se légitimerait sans partage du pouvoir. Cela a été d’ailleurs confirmé par les accords de Lusaka, à force desquels le FRELIMO a été reconnu comme l’organisation représentant tout le peuple mozambicain. S’est ainsi opérée la transition d’un système social où presque toute la richesse, toutes les positions d’autorité, toutes les entreprises agricoles, industrielles et commerciales, le pouvoir de décision, étaient aux mains d’une minorité européenne. L’idée du changement sous un régime à parti unique ne pouvait qu’entraîner le phénomène de crise d’identité. La conséquence en fut le mouvement d’émigration de colons : déjà en 1973, 22.000 colons quittèrent le Mozambique3 2. Entre 1974 et 1976, ce chiffre atteint 185.000 ressortissants. Orienté vers le Portugal, l’Afrique du sud et la Rhodésie du sud – ces deux derniers pays alors sous les régimes de minorités blanches -, ce mouvement d’émigration comportait des adhérents (Noirs et Blancs) au projet de Jorge JARDIM.

Troisièmement, la domination coloniale avait crée chez les assujettis une représentation négative du système colonial, ce qui explique leur attachement général à la valeur de l’indépendance. Dans les bidonvilles, les Africains voyaient dans le changement politique la possibilité d’améliorer leurs conditions de vie. Dans les campagnes, bien qu’attachés à des pratiques culturelles définissant leurs particularismes, les paysans s’identifiaient également au projet de l’indépendance. Leurs attentes découlaient non pas des desiderata de classe3 3 mais des modes à travers lesquels le pouvoir colonial s’inscrivait dans chaque espace aussi bien des conflits qu’il y a entraînés.

L’idéal de décolonisation au Mozambique ne pouvait pas éluder l’interactivité de ces forces sociales. Survenant dans un cadre de concurrence pour l’accès à des ressources politiques, ce processus se fit de pair avec des manifestations de comportement d’adhésion/collaboration et de rejet/résistance, selon la représentation de chaque segment social du changement. Du fait que la guerre ne s’est pas déroulée dans tout le pays, nous soulevons deux questions à propos du projet du Frelimo de créer l’Etat : comment a-t-il pu modifier les perceptions des gens que l’on cherche à mobiliser ? Comment put-il les convaincre ensuite de participer effectivement à l’action collective ?

La théorie rationnelle, en rejetant la distinction entre actions institutionnelles et non institutionnelles, proclame, d’une part, que la participation répond à des motivations rationnelles tournées vers la réalisation d’un intérêt personnel. Le processus de mobilisation de ressources est alors compris comme la mise en œuvre par une organisation d’une technique politique de prise de contrôle de ressources rares, dont il fait ensuite usage pour rémunérer la participation individuelle. La pensée de mobilisation de ressources, en soutenant le modèle de rationalité partagée, présente la limite de postuler que tous les agents ont la même perception de leur situation, une évaluation similaire des coûts et des avantages de l’action.

Selon Smelser3 4, pour qu’une action collective se développe, il faudrait non seulement une tension structurelle, mais encore qu’y soit donnée une signification permettant de qualifier cette tension, de désigner des responsables et de proposer des modes de résolution d’un conflit. Turner et Killian3 5 enrichissent cette analyse. D’après ces auteurs, la définition collective d’une situation à travers l’interaction symbolique est à l’œuvre dans le processus central d’émergence d’une norme situationnelle et dépend de conditions structurelles : la « défaillance » de la structure sociale et l’inadéquation de l’ordre normatif. Piven et Cloward3 6 suggèrent que la participation collective suppose de la part des mobilisés l’analyse de leur situation sociale comme modifiable et injuste.

Dans le sillage de ces apports théoriques, Gamson part « de l’analyse des cadres d’interprétation »3 7, procédé mis au point par E. Goffman. Suivant ce dernier, des acteurs sont toujours situés dans un cadre d’interprétation où ils font appel à des ressources inégales pour légitimer une orientation et une action politique. E. Goffman interroge sur cette base les conditions dans lesquelles les gens défient les règles existantes, lorsqu’ils s’insurgent contre l’ordre dominant. De plus, Il montre comment notre disposition à l’apathie ou à l’action dépend en partie de la façon dont l’ordre social est structuré et structure notre inconscient politique. Dans cette perspective, l’analyse des cadres d’interprétation permet de décoder toute situation en décomposant les différents principes d’organisation qui structurent les évènements. Goffman isole ainsi quelques cadres fondamentaux, qui constituent des grilles de lecture des évènements.

Parmi ces cadres, Gamson utilise essentiellement le cadre d’injustice, suggérant que la rébellion contre les autorités soit en partie dépendante d’un sentiment d’injustice qui définit l’action d’un système d’autorité comme unique, et justifie en même temps le recours à des actions non conformes à ce système. Toujours dans la perspective d’E. Goffman, Gamson focalise son analyse de la mobilisation sur ce qu’il appelle les micro-mobilisations, c’est-à-dire les processus de mobilisation produits dans les interactions de face-à-face ou, si l’on préfère, les relations interpersonnelles. Il propose d’étudier les facteurs de la participation à partir de l’observation de petits groupes, pour mettre au jour les étapes menant les individus à adopter un nouveau cadre interprétatif.

Face à l’inefficacité du marxisme dans l’explication du phénomène de mobilisation à l’action dans les espaces entre la tradition et la modernité, l’emprunt de ce schéma d’analyse se présente pertinent pour appréhender l’avènement dudit « pouvoir populaire uni et indivisible »3 8, au Mozambique. Nous soutenons que la capacité mobilisatrice du politique se doit à l’analyse et/ou à la construction de (nouveaux) cadres d’interprétation, tout en explorant les conditions structurelles et les demandes sociales. Pour obtenir des soutiens, un parti politique doit parvenir à faire partager sa vision des choses au plus grand nombre de gens. Pour cela, il se livre à un travail de décodage du réel, que l’on peut analytiquement décomposer en plusieurs éléments : identifier un problème, le qualifier en termes politiques, désigner des responsables, proposer une solution au problème, persuader que cette solution peut être obtenue par l’action collective.

Aux yeux des gouvernés, l’offre de réponses à ce cadre de problèmes n’est que la concrétisation de l’idéal du bien commun. Cette perception s’avère également efficace pour la mobilisation des savoirs inconscients, des illusions et des émotions, qui témoignent de l’importance du symbolique dans la vie politique. En effet, la dimension symbolique de la politique est une ressource pour la mobilisation du consensus ou la modification des schémas d’interprétation, dans un cadre donné de conflictualité. Il en découle un certain seuil de légitimité du pouvoir, également mobilisable comme un moyen de faire réussir la construction sociale du système d’échanges à la base de l’accomplissement des rationalités du pouvoir3 9.

Pour ce qui est du Mozambique, l’avènement d’un nouveau cadre d’interprétation tient à un processus interactif de trois éléments, à savoir : d’abord, les luttes factionnelles qui ont atteint le FRELIMO entre 1966 et 1968 furent elles-mêmes la source de contraintes l’obligeant à adopter le marxisme comme idéologie mobilisatrice. L’indépendance conquise, son adoption comme l’idéologie du parti-Etat se doit, d’une part, à la croyance de la part du cercle intérieur du mouvement en l’efficacité de celle-ci dans l’après guerre4 0 ; d’autre part, parce qu’on était à l’époque de la bipolarité internationale, cette croyance venait en amont du cheminement fait par le FRELIMO. L’accomplissement de cette entreprise fut redevable au partenariat avec des pays (à l’époque) socialistes.

En second lieu, la logique du combat mené par le FRELIMO était la conquête du pouvoir. Facteur du changement de la situation colonial et de l’acquisition du droit à la citoyenneté par les mozambicains, la lutte menée par le FRELIMO fut donc indissociable de la construction de l’Etat. Enfin, ce processus de changements s’est heurté à un mouvement de rejet et de résistance, articulé autour des ressortissants. Décrit dans les discours officiels comme « l’attaque de l’impérialisme »4 1, cette atmosphère imposait la nécessité de mobilisation des ressources d’action, pour faire face aux menaces externes. S’il est vrai que le parti-Etat, Etat (néo)patrimonial, s’est avéré être une conséquence des parcours du FRELIMO, il n’est pas moins certain qu’il fut également un atout de mobilisation politique.

On ferait remarquer les deux grands moments de la construction sociale d’un nouveau cadre d’interprétation.

A) Au seuil du premier moment, on identifie, à la suite des accords de Lusaka, la formalisation du Gouvernement de transition le 20 septembre 1974, dont la tâche était de permettre :

‘L’ établissement du FRELIMO à tous les niveaux ainsi que la divulgation de son orientation politique /…/ et d’assurer la passation du pouvoir au peuple mozambicain. Pour cela, la réorganisation du parti est très importante, de manière à permettre la participation des masses à l’exercice du pourvoir. Le pouvoir populaire est un principe fondamental de notre révolution. L’objectif principal de notre combat, ce fut toujours la conquête du pouvoir. Sans pouvoir politique, on ne parviendra qu’à une libération illusoire et le peuple sera toujours exploité 4 2 .’

Il s’est dès lors suivi le mouvement de formation des Comités du parti ou des Groupes Dinamisateurs (GD’s), qui étaient des structures de base du FRELIMO. Dans les campagnes, il y avait, d’une part, le conflit pour le pouvoir entre des factions de familles régnantes ; d’autre part, le conflit entre celles-ci et leurs assujettis, dans le contexte du système colonial. Réhabilités comme de simples intermédiaires de l’administration coloniale, les chefs traditionnels étaient de plus en plus l’objet de contestation des communautés respectives. L’indépendance ayant été associée à l’attente sociale du changement, le Frelimo essaya de légitimer une nouvelle structure politique de base, dominée par des fonctionnaires du parti.

On se permet de revenir aux communautés paysannes du district de Manjacaze (voir chap. I et II), pour qu’on se rende compte de l’impact de ce processus. A la place des anciennes chefferies, on a créé des Comités ou GD’s du circulo (arrondissement). Le GD du circulo donne naissance à un appareil politique, composé par le secrétaire du circulo, le secrétaire-adjoint et d’autres titulaires de postes, en charge de plusieurs secteurs d’activité (santé, production, défense, etc.). ; Le circulo se composait de plusieurs peuplements. Si dans le régime colonial ceux-ci étaient sous le contrôle de chefs de peuplement, dans le système naissant chaque peuplement sera doté d’une cellule. Le secrétariat de la cellule et l’Assemblée composait l’appareil politique de chaque peuplement. A ce niveau, les chefs de zones (responsável do quarteirão) ont pris les places des anciens maîtres des terres ; enfin, les chefs des dix familles représentaient le point d’appui à l’échelon le plus bas de ce nouveau sous-système4 3. Bref, le secrétaire du circulo, de la cellule (peuplement), les chefs de zone et le chef de chaque ensemble de dix familles définissaient, à la base, la nouvelle structure du pouvoir.

Issue de rapports de loyauté à un nouveau pouvoir politique, le Frelimo, la logique du fonctionnement de ces nouveaux agents du pouvoir s’inscrivait dans le sous-univers politique communautaire. Cela veut dire que les clivages et les conflits politiques se structurent autour des notables, appuyés par des réseaux relationnels respectifs. La mise en place de cette structure, en accord avec Christian Geffray44, apporta avec elle un mouvement de segmentation social. Ce phénomène se traduit non pas par l’opposition en termes de gauche/droite ou du conflit entre tenants de la monarchie/République, mais par l’existence de familles appartenant au cercle du pouvoir vis-à-vis de celles qui en étaient exclues45. Le fait de parvenir à la centralité de ce sous-système, revient à se placer au croisement de deux sous-systèmes, qui sont paradoxalement contradictoires et complémentaires : celui de l’espace communautaire, localiste, où la vie politique se confond avec le combat entre notables et réseaux respectifs, à propos de ressources rares ; celui représenté par les agents du parti-Etat, fonctionnant dans une logique échangiste et globalisante.

Paradoxalement, la tâche de l’appareil politique qu’on vient d’analyser, c’est d’assurer un réseau d’encadrement de la population, d’après les directives du parti. En effet, le travail de mobilisation consistait en des campagnes d’information dans les réunions politiques, qui étaient en même temps des moments de l’activation des réseaux d’interconnaissance, d’amitié ou de l’inimitié, par des relations de face-à-face.

Ce fut également avec le même souci que, dans le contexte de l’établissement du Frelimo, les villes46 ont assisté, elles aussi, à l’avènement des GD’s. L’aménagement d’une nouvelle structure administrative dans la ville de Maputo (ex-Lourenço Marques), la capitale, s’inscrivait dans la logique de formation des réseaux d’encadrement des gouvernés, comme le montre le tableau ci-dessous :

Tableau XII : Nouvelle division administrative de Maputo et Matola7
District n° 1   District n°4 Maputo District n°7 Machava-sede
  Polana A   Mavalane   Trevo
  Polana   Hulene   Unidade A
  Somerchield   Laulane   Patrice Lumumba
  COOP   Costa do Sol   S. Damaso
  Malhangalene A   Mahotas   Cingatela
  Malhangalene B   Albasini   Tsalala
  Central A District n° 5 Luis Cabral District n°8 Matola A
  Central B   Jardim   Matola B
  Central C   Inhagoia A   Matola C
  Alto-maé A   Inhagoia B   Matola D
  Alto-maé B   Nsalene   Matola F
District n°2 Malanga   25 de Junho   Matola G
  Chamanculo A   Gagamoyo   Matola H
  Chamanculo B   George Dimitrov   Matola J
  Chamanculo C   Mahlazine   Fomento
  Chamanculo D   Magowanine   Musumbuluco
  Xipanine   Zimpeto   Cikuana
  Minkandjuine District n°6 Congolote   Maplhampsene
  Unidade 7   1° de Maio    
  Aeroporto A   Zona Verde    
  Aeroporto B   Zona T3    
District n°3 Mafalala   Unidade D    
  Urbanização   Acordos de Lusaka    
  Maxaquene A   Ndlhavela    
  Maxaquene B   Vale do Infulene    
  Maxaquene C        
  Maxaquene D        
  Polana Caniço A        
  Polana Caniço B        

Maputo et ses environs définissent un espace social où les rapports entre les colonisés et colonisateurs ont été ressentis autrement. La ville, différenciée du point de vue matériel en espace du ciment et en espace de bidonville (v. chap. I), témoignait de la différenciation sociale, sous une perspective raciale et économique. Cette réalité s’érigeait en Loi qui organisait tant les préférences des gens quant au groupe relationnel, espace d’habitat, de loisir, que les sous- ensembles composant la hiérarchie sociale. Le message de S. MACHEL sur l’avènement du Gouvernement de transition s’est à ce propos adressé aux « femmes et hommes mozambicains ; militants et combattants du Frelimo », à qui il a rappelé la résistance des centres du pouvoir colonial au projet des mozambicains. Ce projet envisageait de mettre fin à « la hiérarchie sociale raciste, l’accès inégal à la santé et à l’éducation, le monopole du pouvoir par le patronat dans les usines et par l’Administration coloniale »48 . Ce discours, tout en mettant en relief la situation d’iniquité due au système colonial, entre en « résonance » avec les attentes sociales de l’espace social de Maputo et ses environs. On assistera de ce fait à la formation de réseaux de mobilisation politique. Dans les quartiers, le secrétaire du circulo, de la cellule (peuplement), les chefs de zone et le chef de chaque ensemble des dix familles formeront la nouvelle structure du pouvoir. Le travail de mobilisation consistait, comme à la campagne, en des rencontres destinées à divulguer les directives du parti. Ces occasions servaient en même temps à activer les réseaux d’interconnaissance, par des relations de face-à-face49.

De plus, on insistera sur le fait que ces outils de mobilisation sont également constitués par les appareils de production, parce que « le Frelimo doit se mettre en rapport avec tous les secteurs de la société » : « dans chaque usine, dans chaque répartition, dans chaque service, dans chaque établissement commercial, dans chaque entreprise agricole, les Comités du parti doivent mettre en œuvre les directives du Frelimo et du gouvernement de transition, libérant l’initiative des masses et leur capacité criatrice »50. On arrive, en faisant recours à ce cadre d’interprétation, à légitimer le système du parti-Etat, qui se chargera de contrôler l’appareil économique. En outre, il se placera au centre de la construction et de la coordination des liens sociaux.

B) Le deuxième moment à la base d’un nouveau cadre d’interprétation est indissociable de cette crise et de l’illégitimité du système des rapports sociaux coloniaux : d’une part, l’accaparement par le cercle intérieur du Frelimo de ressources d’action se présentera nécessaire au profit d’une stratégie à la fois sécuritaire et redistributive ; d’autre part, ces faits étant accomplis dans une logique de « créer l’Etat », ils altèrent les conditions fondamentales de l’existence collective. Cette entreprise est associée au fait que « nous ne pouvions pas bâtir une nouvelle société sur la base de structures anciennes, fondées sur les rapports d’exploitation et de discrimination, à touts les niveaux » 50 ; et que, par ailleurs, « nous sommes incompétents à gérer le capitalisme ; même si nous le voulions, nous risquerions la faillite »51. L’explication la plus porteuse pour cette étude est celle que le fondateur de la Rép. Populaire du Mozambique donna au sujet de la politique des nationalisations :

‘Quelques-uns, parmi vous, ici, seraient des propriétaires. Est-ce vrai ou non ? Si vous ne l’étiez pas, c’est parce que le système ne vous accordait pas l’occasion de l’être. Beaucoup parmi vous souhaitaient être, d’abord, des propriétaires de terres, ensuite, des propriétaires de maisons. Nous nous ne référons pas aux immeubles locatifs car le système ne vous le consentait pas. Mais s’il l’avait permis à tous les Mozambicains noirs, un bon nombre d’entre vous aurait des maisons, des immeubles. N’était-ce pas pour cela que vous travaillez ? Quelques-uns auraient pu avoir de grands magasins ou des supermarchés, d’autres seraient des actionnaires de grandes usines, mais vous n’en avez pas eu l’opportunité.
C’est pour ces raisons que nous avons agi vite, dans le sens des nationalisations. Au contraire, les uns seraient déjà des actionnaires, même si vous n’aviez pas d’argent. Vous seriez des candidats à la bourgeoisie nationale. Cette bourgeoisie nationale serait notre ennemi, à l’encontre de la révolution : des infirmiers seraient actionnaires des cliniques privées, dans des hôpitaux privés, comme ceux de Lhanguene et de Chamanculo ; des enseignants seraient des actionnnaires des lycées privés, à Maputo, à Beira et dans d’autres villes. Dans tout cela il y aurait beaucoup de Mozambicains, qui seraient promus au statut d’actionnaires et, à ce titre, ils se placeraient dans le camp opposé au notre. Est-ce vrai ou non ? Capitalisme ! 52 ’

La prise en charge par cet Etat de la politique de l’organisation économique et du rôle de pourvoyeur de services a été lourde de conséquences : d’abord, il désorgana la société civile ou les tendances à sa construction comme acteur social autonome; ensuite, il a placé ceux qui étaient au centre de ce système, les gouvernants, dans une situation des contrôleurs de ressources d’action ( les biens économiques, le statut social, l’information, la force physique, l’autorité, la légitimité). A ce titre, ils sont habiletés de faire le rôle d’emprunteurs des ressources, tandis que les gouvernés, les « bénéficiaires de conquête du peuple », ont été maintenus dans la condition de débiteurs.

Tenu pour « populaire » du fait d’assurer au peuple l’accès à des ressources qui auparavant n’étaient pas à sa portée, ce système d’échanges apportera néanmoins les moyens pour entretenir des alliances et pour organiser la domination. En effet, a l’aide de rapports clientélistes, « le pouvoir populaire » déplacera le centre autour duquel gravitent les intérêts des acteurs sociaux et entreprendra de restructurer la société à son profit. Au demeurant, ce sera sur cette base que la stratégie de l’Etat prendra corps, sur le plan symbolique mais tout autant sur le plan matériel. Elle se traduira sur l’accomplissement d’un certain seuil d’institutionnalisation, traduite par la croissance d’une police, d’une armée d’Etat (les FPLM53), par la construction d’une bureaucratie propre et le recrutement d’un personnel à ses ordres.

Des entreprises semblables s’avèrent utiles comme une source d’outils théoriques, à but comparatif. Au demeurant, leur dynamique n’est appréhensible que par référence à des ressources qui en forment le fondement. Dans une étude sur « l’autoritarisme », Guy Hermet montre la logique du fonctionnement de ce système. Suivant lui, Tous les gouvernements modernes peuvent [utiliser], dans les sociétés quelque peu industrialisées, quatre types génériques de ressources politiques : la coercition pure, l’appel aux valeurs ou à l’endoctrinement idéologique, l’octroi de bénéfices symboliques ou statutaires à des individus, des groupes ou des classes sociales, l’allocation d’avantages économiques ou matériels à des catégories spécifiques ou à l’ensemble de la population54.

On touche ici à la réalité et à la construction des allégeances envers le pouvoir s’étayant sur des moyens autres que ceux du pouvoir bureaucratique, - « le règne de l’ordre et de la loi » -, identifiés par M. Weber. Si l’on s’en tient à l’hypothèse développée par Eisenstadt, on est devant un système politique néopatrimonial, distinct par la généralisation des pratiques clientélistes et l’institutionnalisation de pratiques autoritaires :

‘Un tel modèle donne une orientation précise à la politique d’allocation des ressources. Entièrement contrôlée par le pouvoir politique, celle-ci se fait exclusivement en conformité avec sa stratégie ; au lieu de répondre à la logique économique de l’innovation, elle sert d’abord à entretenir le capital de soutiens dont dispose le pouvoir politique. Au lieu de se construire de façon autonome, elle reste subordonnée aux desseins de l’élite politique Elle en profite également pour accéder ainsi directement aux richesses et accroître sa surface sociale par l’acquisition de rôles et des pouvoirs dans la vie économique. La pratique néopatrimoniale permet ainsi de renforcer les ressources du groupe au pouvoir, mais aussi de les échanger contre le soutien d’individus bien placés - notables, syndicalistes, leaders d’opinion, etc.55 ’

Mais si ce recensement des pratiques du pouvoir aide à saisir l’essence des régimes néopatrimoniaux, il n’éclaire toutefois pas les raisons de sa dynamique. Plus précisément, on s’interroge si l’espace (politique) définit par un système néopatrimonial n’est-il pas, lui aussi, un espace de compétition autour du pouvoir ? La légitimité du régime néo-patrimonial s’appuie-t-elle seulement sur sa capacité distributive, au mépris de la multiplicité de contextes définis par l’environnement – interne et externe - de son avènement ?

L’étude de Daniel Compagnon, portant sur « Ressources politiques, régulation autoritaire et domination personnelle en Somalie » pendant le régime de Siyyad Barre (1969-1991), semble ne pas sous-estimer ce questionnement. Parvenu au pouvoir en 1969 moyennant un coup d’Etat, S. Barre s’est adonné vingt-deux ans de son régime, à une entreprise politique dont l’enjeu n’est intelligible qu’à la lumière du contexte géopolitique de l’époque. A la différence de la société mozambicaine, celle de la Somalie se distingue par son homogénéité linguistique, qui n’est point compromise par quelques variations dialectales et par la pérennité de petites communautés swahiliphones sur le côté sud. Par ailleurs, son unanimisme religieux constitue un trait culturel marquant, hormis une poignée de chrétiens que l’on peut sans mal négliger, la population est islamisée. A la différence de nombreux autres Etats africains, où les sociétés segmentaires coexistent avec d’autres modes d’organisation sociale, la structure lignagère y est l’élément dominant du cadre de vie des ruraux et qui conserve encore un fort contenu référentiel pour les citadins.

Le prolétariat, classe au nom de laquelle Siyyad Barre proclama en 1970 l’adhésion de la Somalie au « socialisme scientifique », était introuvable56. L’économie de plantation, très poussée le long des vallées Jubba et Shebelle à la suite de l’occupation européenne, n’avait guère modifié l’organisation sociale segmentaire et l’économie pastorale. Les pasteurs nomades ou les agro-pasteurs des régions mieux arrosées, pratiquant la culture saisonnière sous la pluie, étaient encore largement majoritaires à l’aube des années 7057. La sphère du capitalisme moderne restait limitée au négoce, dans une économie dépourvue de ressources minières et où la culture des bananes pour l’exportation n’atteignait que des tonnages modestes. Quant aux commerçants arabes ou indiens des villes, ils ont fait les frais de la création des compagnies à l’exportation dans le sud. Au début du XX ème siècle, la prétendue bourgeoisie capitaliste autochtone avait été totalement supplantée par les Italiens.

En Somalie (italienne) coloniale, une classe autochtone de commerçants d’import-export et de négociants en bétail (dilaal) émergea dans les années 1930-1940, soutenue par le boom économique lié aux opérations militaires. L’abolition en 1941 de la législation discriminatoire (fasciste) a favorisé l’extension de ses activités. Représentant alors entre 4 a 5% de la population active, les commerçants autochtones étaient cependant loin de concurrencer les plus grosses transactions commerciales, assurées par les Italiens, les Arabes ou les Indo-Pakistanais58. Dans le Somaliland, le rôle social et le nombre des dilaal59 tendaient à croître depuis le début du siècle, avec l’augmentation des exportations d’animaux sur pied, mais surtout des peaux et des produits dérivés. L’administration fournissait, enfin, la dernière composante de cette couche sociale, assez semblable aux « évolués » d’Afrique occidentale française, définit ainsi par Charles Geshekter : « Née pour l’essentiel dans le secteur pastoral nomade, mais ayant acquis par la suite une série d’expériences variées – la ville, le commerce ou le mode de vie d’outremer -, la petite-bourgeoisie somali était une addition de propriétaires de camions, négociants, employés de bureau, enseignants, chauffeurs routiers et maquignons »60.

Le mouvement nationaliste tant au Somaliland qu’en Somalie est issu de cette « petite-bourgeoisie » ou « classe » en formation. N’ayant aucune unité de statut, mêlant des entrepreneurs propriétaires, des salariés, des fonctionnaires et des hommes d’affaires, leurs intérêts matériels étaient distincts ; leur ciment idéologique était la revendication nationaliste. L’hétérogénéité de ce groupe n’empechait toutefois pas qu’il s’avère critique de l’injustice de l’ordre colonial et fasse appel à la réunion des territoires somali61. Après l’indépendance, le contrôle de l’appareil d’Etat par ce groupe a certes permis de promouvoir ses intérêts, sans pour autant en faire une classe dominante au sens marxiste.

Siyyad Barre et son régime autoritaire ont été surdéterminés par la combinatoire des réalités, qui menaçaient la stratégie du maintien de l’Etat. Les dissensions entre groupes claniques se confondaient avec les intérêts de ceux qui, dans chaque espace, avaient accumulé d’autant plus de ressources qu’ils y étaient des entrepreneurs politiques. Les partis politiques se sont structurés de l’intérieur de chaque espace par des circuits de patronage. Les habitants de chaque village sont clients d’entrepreneurs locaux, eux-mêmes clients du chef du parti qui règne le territoire, et qui, à son tour, dépend d’une des grandes familles de l’espace. Le mode de l’exercice du pouvoir, peut à la fois se définir comme « personnel et partisan », le patron exerçant son emprise sur tous les aspects de la vie de ses clients. Dans ce cadre de rapports sociaux, le localisme, l’affiliation obligée et le patronage, organisent les rapports sociaux : il apparaitraît ainsi tout à fait arbitraire de séparer la sphère politique de la vie sociale, d’isoler la dimension politique et les relations quotidiennes entre les hommes. Être client c’est d’abord appartenir à un parti.

L’essai d’entreprendre une société globale dans ce contexte de culture politique rend inéluctable soit le recours à la contrainte physique soit à des compromis entre le patron le plus puissant et ceux dont l’influence se trouve affaiblie. L’effet de réseau produit l’allégeance, si précaire soit-elle, de membres/clients de chaque espace envers le projet de société globale. En effet, l’arrivée de Siyyad Barre au pouvoir grâce à un coup d’Etat signifiait la saisie d’une position avantagée pour la construction des ces compromis, à nombre d’égards : du point de vue symbolique, il représentait la perspective de changements que le gouvernement d’Abdirashiid Ali Shermaarke n’avait pas accomplis ; sur le plan institutionnel, l’autorité s’avérait une ressource à mobiliser pour (re)faire des compromis dans le sens souhaitable ; la capacité distributive étant attachée à l’autorité, elle lui a permit de créer un cadre d’interprétation où des alliances entre entrepreneurs sont devenues pensables et souhaitables.

Ce fut donc dans ce contexte que S. Barre a été vu comme un entrepreneur de succès. La ressource du « nationalisme », dans une société segmentaire, était mis en œuvre au service de la construction de l’image du chef de l’Etat ; quant à l’adhésion au socialisme, le chef ne s’y montra enthousiaste que pour répondre à des contraintes contextuelles : « Nous devons avancer dans la réalisation des principes du socialisme, mais nous ne devons le faire qu’après les avoir intégralement assimilés. Si le socialisme n’a rien à nous apporter, alors nous devons le rejeter et prendre autre chose à la place. Mais s’il est utile, nous devons l’adopter62».

Ce fut sur cet emprunt de l’idéologie marxiste-léniniste, qui n’a toujours pas été cohérent, que S. Barre entreprit le support de son régime politique. Cette incohérence lui a paradoxalement permis, d’une part, de légitimer le régime à parti unique auprès de certains secteurs sociaux et de justifier le contrôle politique des populations ainsi que la capture de l’économie par l’Etat ; d’autre part, la Somalie a pu se rapprocher de l’ex-URSS, dont les appuis militaires se sont révélés importants depuis les années 60 pour la Somalie, du fait de sa situation dans une zone stratégiquement convoitée par l’Ethiopie63 et par les Etats-Unis64. Si les nationalisations de quelques compagnies étrangères en mai 1970 firent croire que la Somalie était sur les rails de la stratégie de l’ex-URSS, l’extrait qui suit témoigne de l’intérêt stratégique de la politique intérieure et extérieure des autorités somaliennes : « Je veux souligner que le socialisme en Somalie n’a pas pour objectif d’éliminer toute propriété privée. L’entreprise privée et les investissements étrangers sont toujours les bienvenus, pour autant qu’ils soient en accord avec nos plans de développement et qu’ils contribuent à l’intérêt national65 ».

A ce stade, il est donc opportun qu’on retienne les cadres poussant les entrepreneurs politiques de ces pays, le Mozambique et la Somalie, à faire recours au marxisme-léninisme. Aux prises avec la régulation d’une guerre anti-coloniale, menacé par des luttes factionnelles autour du pouvoir, le cercle intérieur du Frelimo trouva dans le marxisme une ressource pour anéantir les différences idéologiques. Ce processus allant de pair avec la guerre, il en a découlé la « décapitalisation » et l’exclusion de leaders d’autres groupes politiques. La conséquence, en fut « l’intégration » d’espaces et des forces sociales disparates au nom du nationalisme et de la stratégie de créer l’Etat, autour d’un chef. Déjà indépendant, dans un contexte de menaces externes (Apartheid, guerre anti-coloniale au Zimbabwe), le Mozambique prendra le marxisme comme ressource de l’organisation du parti-Etat. Tout en réclamant pour soi le rôle d’Etat-entrepreneur, il s’avérait un instrument pour promouvoir, par la production et la redistribution des richesses, les liens des espaces communautaires à l’Etat. Ce système de rapports sociaux était de même au cœur de l’allégeance et de la fidélité de l’élite du pouvoir, au chef du parti-Etat.

Pour ce qui est de la Somalie, la stratégie de « maintenir l’Etat » se heurtait aux dissensions entre groupes claniques, liés à des patrons/entrepreneurs dans une logique clientélaire. Les partis politiques s’étaient d’ailleurs structurés de l’intérieur de chaque espace par des circuits de patronage. A l’aide du marxisme et du régime à parti unique, S. Barre put rassembler des entrepreneurs de chaque région dans un système de rapports clientélaires au profit de « l’intérêt national ». La voie somalienne de formation de l’élite du pouvoir prendra corps sur un système d’échanges, parce que garant de la mobilisation de patrons et de clientèles respectives, à l’égard du projet de « société globale ». Située dans une région convoitée par les puissances internationales, le marxisme-léninisme s’avérera utile pour que la Somalie mobilise des appuis militaires, pour faire face aux menaces externes.

Les supports du système du Mozambique et de la Somalie ont été donc bâtis sur des échanges, mus par une logique clientéliste. Dans ces pays, l’épuisement de ressources politiques – la crise du système socialiste en sera le facteur (supplémentaire) se placera au cœur de l’érosion de la légitimité du système politique. Au Mozambique, la guerre civile –1977/1992 (v. infra)-, tout en entraînant l’épuisement de ressources, a peu à peu rendu invisible la légitimité de l’Etat ; en Somalie, l’investissement des ressources dans la stratégie militaire-sécuritaire allant de pair avec l’entretien du système clientélaire, a eu le même aboutissement. Les difficultés du pouvoir s’inscrire dans le système de représentation de chaque espace, expliqueront l’avènement d’un cadre complexe de conflit et la dynamique du système politique.

Notes
8.

voir à ce propos MUNSLOW, B., « Introduction”, in MUNSLOW, B. (ed.), AFRICA, Problems in the transition to socialism………….op. cit., pp. 5-21.

9.

Ibidem., p. 7. Si dans son ouvrage, MOZAMBIQUE, The revolution and its origins….op. cit., B. MUNSLOW soutenait la « nature classiste de la révolution » et « l’exercice du pouvoir par la classe ouvrière », dans cette dernière publication, ce même auteur fait un surprenant volte-face. Son analyse porte sur une réévaluation des facteurs du disfonctionnement des systèmes d’orientation socialiste en Afrique.

1.

0 Cf. TOURANE, A., cit., FILLIEULE, O.-PECHU, C., LUTTER ENSEMBLE : Les théories de l’action collective…op. cit., p. 145.

1.

1 Conceptualisé par Aristote, systématisé par Locke et Montesquieu, Le principe de séparation des pouvoirs se traduit sur le plan du droit constitutionnel par l’attribution de chaque fonction sociale à un organe constitutionnel spécifique : ainsi la fonction de faire la loi et d’éditer les règles juridiques (pouvoir législatif ) sera confiée généralement à une assemblée délibérante ; la fonction de mettre en œuvre ces règles juridiques et d’assurer la conduite politique de l’Etat ( pouvoir exécutif ) sera remise à un gouvernement dont les structures peuvent varier selon les pays ; enfin la fonction de trancher les litiges nés de l’application de la loi et sanctionner les infractions pénales (pouvoir juridique) incombe à des cours et à des tribunaux dont l’indépendance doit être la première qualité. Cet émiettement de la puissance étatique constitue le fondement de la structure constitutionnelle de l’Etat libéral, Voir ROY, Maurice-Pierre, Les régimes politiques du Tiers Monde, Paris, LGJD, 1977, 613p,p. 33.

1.

2 Cf. Constitution de la Republique Populaire du Mozambique. Voir également « Resoluçao do Seminário do Aparelho do Estado : prática dos trabalhadores da funçao pública deve reflectir a linha política da Frelimo. Recomendações sobre os trabalhadores da função pública”, Tempo n°319, 14 de Novembro de 1976, pp. 38-47.

1.

3 Voir l’article « Teses para o III Congresso » ; « Le Président Samora a catégoriquement rejeté la division des pouvoirs . Il parlait du pouvoir legislatif et judiciaire, considérés par la bourgeoisie comme indépendants l’un de l’autre» Tempo n°329, p. 44 ; « Montesquieu : un nado morto em Moçambique », Tempo n°363, 18 de Setembro de 1977, pp. 50-51, p. 50.

1.

4 « Resoluçao do Seminário do Aparelho do Estado : prática dos trabalhadores da funçao pública deve reflectir a linha política da Frelimo. Recomendações sobre os trabalhadores da função pública”, Tempo n°319, 14 de Novembro de 1976, pp. 38-47, p. 41.

1.

5 Idem.

1.

6 Cf. ROY, Maurice-Pierre, Les régimes politiques du Tiers monde…op. cit., p. 558 ; voir aussi Frelimo, Mozambique, du sous-développement au socialisme, Paris, l’Harmattan, 1983, 198p, pp. 36-60.

1.

7 Front de Libération Nationale, d’Algérie.

1.

8 Cf. art. 24 de la Constitution algérienne, citée, ROY, Maurice-Pierre, Les régimes politiques du Tiers monde…op. cit., p. 36.

1.

9 Ibidem., p. 564.

2.

0 Cf. HOUPHOUËT-BOIGNY, M., cité, MAGODE, J., (DEA), La Formation de l’Etat post-colonial au Mozambique….op. cit., p. 119.

2.

1 NYERERE, Julius, cit., ibidem., p.120.

2.

2 Voir, par exemple, BADIE, B., L’Etat importé : l’occidentalisation de l’ordre politique…op. cit., p. 180 et suiv.

2.

3 Cf. Frelimo, Relatório do Comité Central ao 3° Congresso, Maputo, 1977, 58p, p. 32.

2.

4 Cf. CHISSANO, Joaquim, “Plenario nacional da FRELIMO : como exercer o poder popular para servir as massas (presentes em Mocuba 402 delegados de todo o país) », Tempo n°230, 23 de Fevereiro de 1975, pp. 4-8, p6 ; Tout en se référant à l’époque, J. CHISSANO, soutenait que « en ce moment, nous ne voyons aucun intérêt de la part du peuple mozambicain de former des partis artificiels ; de créer des partis sans signification, qui ne soit pas le FRELIMO », voir CHISSANO, J., « Histórica conférência de imprensa : Delegaçao da Frelimo fala a jornalistas na Ponta Vermelha », Tempo n°208, 22 de Setembro de 1974, pp. 55-56, p. 61.

2.

5 A propos de la trajectoire de cette personnalité, voir ANTUNES, J.-F., Jorge Jardim, agente secretoop. cit., p. 355-358 ; TAJU, Gulamo, O projecto do engenheiro Jorge Jardim, (Trabalho de Diploma para a obtenção do grau académico de licenciatura em História), Maputo, Universidade Pedagógica, 1990 ; « Jardim : um agente do imperialismo », Tempo n°314, 10 de Outubro de 1976, pp. 31-35.

2.

6 Front Uni de Moçambique

2.

7 Grupo Uni du Mozambique, parti politique formé en 1974.

2.

8 Parti de Convergence Nationale

2.

9 Comité Revolutionnaire du Mozambique

3.

0 La Junte de Sauvegarde Nationale

3.

1 Parti Démocratique du Mozambique

3.

2 Cf. VERSCHUUR, Christine et all., MOZAMBIQUE. Dix ans de solitude, Paris, l’Harmattan, 1986, 182p, p. 130.

3.

3 On s’aperçoit du caractère contradictoire entre le concept de “conflits de classes” et la réalité sociale qui fait l’objet de cette entreprise théorique. En effet, les paysans mozambicains représenteraient ce que Karl Marx envisage comme les paysans parcellaires, dont le trait essentiel consiste à être paradoxalement classe et non-classe. En ce sens, d’une part, ils se définissent comme catégorie sociale située dans le même contexte, exploitant des parcelles de terres, sans aucune division de travail, aucune utilisation de méthodes scientifiques, se procurant de moyens de subsistance ; d’autre part, ils ne constituent pas une classe, dans la mesure où il n’existe entre les paysans qu’un lien local et où la similitude de leurs intérêts ne crée entre eux aucune communauté, aucune liaison nationale ni aucune Organisation politique. C’est pourquoi, dit K. Marx, ils sont incapables de défendre leurs intérêts de classe en leur propre nom. Ainsi, conclut-il, les paysans ne peuvent se représenter eux-mêmes, ils doivent être représentés. MARX, Karl, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Paris, Editions sociales, 156p, pp. 126-127.

3.

4 Voir SMELSER, cité, FILLIEULE, olivier-PECHU, LUTTER ENSEMBLE : Les théories de l’action collective….op. cit., p. 161.

3.

5 Voir TURNER et KILLIAN, cités, idem.

3.

6 Voir PIVEN et CLOWARD, cités, ibidem., p.162.

3.

7 Par cadre d’interprétation (frame alignement) on se réfère aux liens que les individus entretiennent avec l’interprétation des situations par les organisations de mouvement social, de telle façon que certains intérêts individuels, certains buts idéologiques sont congruents et complémentaires. Par le terme « frame », emprunté à Goffeman, nous dénotons « des schémas d’interprétation » qui permettent aux individus de localiser, de percevoir, d’identifier et de « labelliser » les événements de leur vie et du monde en général. En donnant un sens aux événements, les cadres organisent l’expérience et guident l’action qu’elle soit collective ou individualiste Cf. SNOW, cit., ibidem., p. 165.

3.

8 Cf. MACHEL, Samora, cit., in Spectator, art. cit., p. 33.

3.

9 Des travaux de R. Dahl, M. Crozier et F. Chazel sont convergents sur l’aspect le suivant : l’exercice du pouvoir suppose la capacité de mobiliser les ressources de pouvoir comme des moyens susceptibles, dans une situation déterminée, de peser sur les comportements des partenaires de l’interaction. A propos, Charles Tilly a montré le concept de « répertoire d’action » l’ensemble de ressources susceptibles d’être effectivement mises en œuvre par les acteurs. Amitaï Etzioni distingue les composants les suivants, qui structurent la base de l’exercice du pouvoir : « /…./ le pouvoir fondé sur la coercition (Physical Power), le pouvoir fondé sur la capacité de distribuer ou refuser des avantages matérialisables (Material Power), enfin le pouvoir fondé sur l’aptitude à mobiliser des convictions (Normative and Symbolic Power) ». La production des ressources de pouvoir sera, selon Ph. Braud, fondée sur trois pôles articulés : Les modes de production et distribution des biens matériels et services ; Les modes de production et gestion des outils de la communication ; et Les modes de production et monopolisation de la coercition. Voir ETZIONI, Amitaï, « Social Control », International Encyclopaedia of the Social Sciences, …..op. cit., p. 396 et suiv. ; BRAUD, Philippe, Sociologie politique…op. cit., pp. 58-62.

4.

0 « Ces expériences, celles de la lutte armée, constituent un patrimoine précieux qu’on doit défendre et élargir à l’échelon national. Cela entraînera la rupture avec des valeurs anciennes, mythes et habitudes ; la rupture avec les structures de la vie sociale, de l’organisation et de production, qui ont hérité de la société coloniale. Les expériences de la lutte armée symbolisent la concrétisation des nos victoires. Le mode d’organisation de la vie sociale dans les zones libérées a produit des réponses concrètes à nos problèmes. Nous nous inspirons donc de cette expérience pour définir la politique à mettre en œuvre dans la reconstruction nationale. La pratique nous a convaincu que nous sommes en état de résoudre des problèmes tout en faisant recours à notre capacité d’organisation. L’expérience d’organiser la population dans les zones libérées a réussi parce que nous avons accordé de la priorité à la formation de la conscience politique. Cf. Samora MACHEL, cité, BURCHET, Wilfred (Entrevista), « Samora Machel e a Revolução na Africa Austral », Tempo n°310, 12 Setembro 1976, pp. 18-23, p. 21.

4.

1 Cette atmosphère de crainte avait sans aucun doute son bien fondé, dans le contexte du conflit de l’Afrique Austral. L’Afrique du sud, sous le régime de l’Apartheid, était aux prises avec l’opposition très active des mouvements des mouvements de libération : l’African National Congress (ANC), de N. MANDELA et l’Organisation du Peuple du Sudouest African (SWAPO), de S. NUJOMA; la Rhodésie du sud, gouverné par le Front rhodésien, s’efforçait d’entretenir le système politique dominé par la minorité blanche. Le Zimbabwen African National Union (ZANU) et le Zimbabwean African People’s Union (ZAPU) étaient à l’encontre de ce régime. L’Angola et le Mozambique venaient d’accéder à l’indépendance en 1975. On pensait que ces mouvements pouvaient mener leurs actions politiques à partir de ces nouveaux Etats. C’est la raison pour laquelle leur fragilisation était toujours envisagée par l’Afrique du sud et la Rhodésie du sud. L’Angola, après avoir passé un processus de décolonisation à la suite du traité d’Alvor (Portugal), fut envahit par l’Afrique du Sud, dans le but créer au sud un territoire tampon, qui empêcherait le mouvement des guérilleros du SWAPO ; le Mozambique, qui a du fermer ses frontières avec la Rhodésie du Sud pour « isoler les racistes, cf. S. MACHEL », était sous un état de guerre non declarée.

4.

2 Cf. CHISSANO, Joaquim, (Premier-ministre du Gouvernement de transition), “Plenário nacional da FRELIMO : como exercer o poder popular para servir as massas (presentes em Mocuba 402 delegados de todo o país) », Tempo n°230, 23 de Fevereiro de 1975, pp. 4-8, p. 5.

4.

3 Cf. FRELIMO, Documentos da 8a Sessão do Comité Central, 1976, pp. 57-66.

4.

4 Voir GEFFRAY, Christian, La cause des armes au Mozambique, Paris, Karthala, 1990, 264p

4.

5 Les familles des anciens chefs traditionnels, des chefs des peuplements, des maîtres de terres, qui ont eu des rôles d’intermédiaires entre des espaces communautaires respectifs et les pouvoir colonial.

4.

6 Voir l’annexe n°20 : Les villes du Mozambique

4.

7 Cf. « Nova divisão administrativa da capital do país », Tempo n°671, 21 de Agosto de 1983, p. 8.

4.

8 Cf. MACHEL, S., cit., EGERO, Bertil, Moçambique, dez anos de construçao da democracia, Maputo, AHM, 1992, 272p. p. 79

4.

9 “Nous nous rendons à la maison de chaque citoyen afin de lui informer au sujet des recommendations reçues du chef de quartier », cf. Mateus CUMBANE, l’un des mobilisateurs de dix familles, cité, « Malanga : Grupos de dez familias sao unidades de democracia no bairro », Tempo n°688, 18 Dezembro de 1983, pp5-6, p5. D’après Jorge REBELO (Major General, Premier Secrétaire du parti pour la ville de Maputo) : « Pour à peu près 80% des quartiers de la capital ont été élus des chefs de dix familles et ils jouissent de la confiance des résidents . Ce sont des éléments engagés » ; « Les chefs de dix familles ne doivent pas visiter les membres de la communauté que pour leurs transmettre des orientations mais aussi pour promouvoir la convivialité », Cf. Idem.

5.

0 Cf. MACHEL, S., cité, Egerö, Bertil, op. cit., p. 79

5.

0 Cf. S. MACHEL, cité, BURCHET, Wilfred (Entrevista), « Samora Machel e a revoluçao na Africa autstral », art. cit., p. 23.

5.

1 Idem ; voir aussiALMEIDA, Adelino, A. M de, « MOÇAMBIQUE : Subídios para a Comprensão de Uma Realidade Política Africana », Africana, n°13, Março 1994, pp. 65-91, pp. 66-67.

5.

2 Cf. MACHEL, Samora, « Criemos o partido de vanguarda para construirmos o socialismo », Tempo n°319, 14 de Novembro de 1976, pp. 16-21, p. 20.

5.

3 Forces Populaires de Libération du Mozambique.

5.

4 Cf. HERMET, Guy, cité, COMPAGNON, Daniel, Ressources politiques, Régulation autoritaire et Domination Personnelle en Somalie : Le régime de Siyyad Barre (1969-1991), (Thèse pour le Doctorat -Nouveau Régime), Université de Pau et des Pays de l’Adour-Faculté de Droit, d’Economie et de Gestion, 1995, 759p, p. 156.

5.

5 Cf. EISENSTADT, cité, BADIE, B., Le Développement politique….op. cité, p. 190.

5.

6 Cf. COMPAGNON, Daniel, op. cit., p. 266.

5.

7 Dix ans plutôt, leur proportion dans la population active avait été évaluée à 42,9% en Somalie italienne et 80% dans le Somaliland, cf. Ibidem, pp. 267.

5.

8 Il y avait 40 000 Arabes, Indo-Pakistanais, Ethiopiens et Erythréens domiciliés en Somalia en 1956 et quelques centaines d’Arabes et Indiens dans le protectorat britannique, cf. LEWIS, I.M., cit., ibidem., p. 269.

5.

9 Sorte de maquignons, les dilaal achetaient les animaux dans les marchés situés près des puits du nord du Hawd (Aynabo, Burao, Odweyne, Hargeisa) et les faisaient convoyer par des gardiens jusqu’aux côtiers, où ils les revendaient aux exportateurs, cf. GESHEKTER, Charles, cit., idem.

6.

0 Cf. GESHEKTER, Charles, cit., ibidem., p. 271.

6.

1 Ses membres avaient compris tout le parti économique qu’ils pouvaient tirer de la réunion de quatre territoires somali sous une autorité unique. La nouvelle partition qui intervint entre 1948 et 1954 entamait leurs fragiles acquis. Ainsi, deux mille membres du syndicat des transporteurs (Somali Transport Company), sans travail à la fin de la guerre, étaient disponibles pour l’agitation nationaliste : le STC fusiona d’ailleurs avec la Société Nationale Somaliland (embryon de la SNL) en 1948, Cf. GESHEKTER, Charles, cit., idem.

6.

2 BARRE, S., cité, COMPAGNON, Daniel, op. cit., p. 255.

6.

3 Les ambitions territoriales somaliennes ont provoqué deux guerres avec l’Ethiopie : en 1964 puis en 1977-1978, alimenté des relations tendues avec ses deux autres voisins. L’OUA réagit tout en isolant cet Etat, entre 1963 et 1967 et entre 1976 et 1986.

6.

4 La situation géographique de la Somalie, à proximité des routes maritimes vers le Golfe Persique et le Canal de Suez, l’avait transformée pendant trente ans en enjeu stratégique, dans le contexte de la « guerre froide », faisant de ce pays successivement le client de l’URSS puis celui des Etats-Unis.

6.

5 Cette dimension stratégique est encore mise en évidence dans le passage de la réaction du président somalien : « [Notre socialisme] n’a rien à voir avec être pro-occidental ou pro-sociétique ; nous sommes seulement pro-Somalie. (…) Le conflit idéologique entre grandes puissances, devrais-je ajouter, n’a rien à voir avec nos problèmes. (…) Nous ne voyons pas [l’aide militaire soviétique] comme quelque chose qui compromettrait notre indépendance, mais seulement comme un moyen d’assurer notre sécurité », cf.BARRE, S., cité, COMPAGNON, Daniel, op. cit., pp.262-263 ; 264-265.