4.2.2. Pouvoir « populaire » et stratégie légimatrice : camarades, clients et appareil politique

Il n’est de pouvoir qui ne revendique pour soi la primauté dans le jeu du social et du politique. Dès qu’il s’agit d’un acteur aux prises avec la régulation d’une société globale, un certain nombre de prérequis s’avère inéluctable :

-d’abord, la capacité à se placer dans une instance avantagée du point de vue de l’accès et du contrôle des ressources matérielles, institutionnelles et symboliques, parce que nécessaires à la structuration d’échanges inégalitaires ;

-ensuite, la mise en place d’un système de rôles qui conduit tant à une division des rôles qu’à une distinction des groupes sociaux. C’est en cela que repose l’existence du politique comme instance spécialisée aussi bien que la mise en place d’un système de rapports de pouvoir. Le rôle dirigeant ne peut se dérouler que dans le cadre de la différenciation des activités des groupes sociaux. Le consentement des acteurs sociaux à cette différenciation suppose qu’ils aient intégré des règles du jeu stables et qu’ils soient parvenus au stade de leur institutionnalisation. En l’occurrence, on le tient pour un principe régulateur d’une société, selon un modèle organisationnel étroitement lié aux problèmes fondamentaux et aux besoins de cette société. L’institutionnalisation est ainsi rendue effective en termes de normes et d’obligations entraînant l’acceptation « volontaire » des membres de la société ou le recours à la sanction85.

-enfin, dans ce système de rapports de pouvoir, il y a donc un rapport dialectique entre l’exercice de la contrainte et la recherche de la légitimation, non seulement de la part des détenteurs du pouvoir mais aussi chez ceux qui le subissent et en sont, à des degrés divers, des victimes86.

On souhaiterait dans ce recueil faire voir que les systèmes de pouvoir, qu’ils se rapportent aux pays industrialisés ou à ceux entre tradition et modernité, sont toujours oligarchiques. C’est bien au moyen de leur nature oligarchique que ceux qui se trouvent aux prises avec leur régulation réussissent à inscrire le pouvoir dans l’ensemble d’espaces sociaux composant la société globale. Ils parviennent en outre à mobiliser des allégeances nécessaires au profit de l’entreprise des collectifs d’action ou, au contraire, à susciter des résistances, qui sont à la base de la dynamique du système de rapports sociaux.

La trajectoire du Frelimo ne s’est pas écartée de cette logique. Le parti-Etat, l’emprunt du marxisme comme idéologie du pouvoir aussi bien que l’autoritarisme politique qui s’en est suivit, ont été pris comme des atouts pour le projet du Frelimo de former l’Etat87. Pour cela, on fera élire ‘députés’ « des dizaines de milliers de mozambicains pour qu’ils dirigent l’Etat et renforcent des liens du peuple avec l’Etat et pour que ce dernier soit au service du peuple»88. Pour d’autres, le rituel électoral sous le parti unique sera « une contribution populaire pour qu’on identifie d’autres citoyens qui, par leur exemple de vie, seront qualifiables pour intégrer les filières du parti »89.

Les premières après l’indépendance, les élections de 1977 ont été décrites par des sources officielles comme l’expression du « pouvoir du peuple »90 et comme un acte « ayant pour enjeu le renforcement du pouvoir de la classe ouvrière, alliée à la paysannerie, du Rovuma à Maputo91 ». Cette procédure d’accès aux instances de pouvoir a abouti à l’organisation de l’espace institutionnel dans les différentes instances administratives de l’Etat : des Assemblées populaires ont été mises en place dans les villes, dans chaque province, dans les districts et dans les localités, qui auraient comme but de : « Promouvoir le progrès social, consolider le pouvoir de l’Etat, augmenter la production et la productivité, organiser le travail collectif et améliorer les conditions matérielles de la vie, dans des zones respectives ; prendre des décisions en matière du développement des espaces respectifs, ce qui favorisera la réalisation de leurs objectifs d’après les règles »92.

On se permet ici d’identifier un effort de la part du pouvoir de constituer un collectif d’action, socialement hétérogène et pluridimensionnel. Pour en assurer le fonctionnement, on cherchera à institutionnaliser les règles, les fins de l’action commune aussi bien que la structure hiérarchique respective. Le projet à accomplir étant pris comme la référence de l’action, le pouvoir organisé sous le visage de l’Etat se placera au centre de l’interactivité entre l’ordre politique idéal (en construction) et l’ordre social. En faveur de ce projet, il deviendra nécessaire, comme on l’a vu au chapitre II, l’articulation entre le pouvoir central et ceux qui sont les relayeurs de gens dans chaque espace, communautaire, villages, peuplements.

A ce propos, faut-il encore reprendre l’état du débat cherchant à faire lumière sur la capacité du Frelimo à investir et à entretenir des liens multiples avec des espaces sociaux, si différenciés du point de vue ethnique et de leurs niveaux de développement. Raisonnant dans le cadre de l’interprétation officielle, des chercheurs s’inspirant de la pensée marxiste persistèrent dans le chemin associant la capacité mobilisatrice du Frelimo au « pouvoir de la classe ouvrière-paysanne » ou encore au « pouvoir populaire »93. Michel Cahen et Dan O’Meara, étayant leur pensée sur le fait que les dites classes prolétarienne et bourgeoise n’étaient qu’une construction fictive, ont (à l’époque) considérée la révolution socialiste comme une entreprise problématique94.

M. Cahen, conforté par l’hypothèse soutenant que le marxisme mozambicain n’a été qu’un marxisme formel, s’est livré, (sans tenir compte de la nature oligarchique du pouvoir), à montrer l’incohérence entre le discours (marxisme) et le dit « pouvoir populaire ». Les résultats de son étude renvoient à l’articulation entre les organes du pouvoir d’en bas à la logique de l’instrumentalisation totale. A l’appui de ce constat, M. Cahen remarque qu’ils ne font que la liaison entre le parti et les masses et qui n’ont pas pour mission la définition d’une orientation politique mais la transmission et l’exécution de la ligne du Frelimo. De plus, ces Assemblées ne sont pas autonomes. Elles ne légifèrent que de façon secondaire. Elles n’existent que par rapport à une structure partisane où elles incarnent le rôle de poste avancé du parti et de l’Etat95. Par ailleurs, rajoute M. Cahen, « Les deux principes de centralisme démocratique et la fonction d’exécution retirent concrètement à un député le droit d’informer ses électeurs sur l’avis majoritaire, c’est-à-dire la ligne du parti »96.

Le désenchantement de M. Cahen, (et d’autres), au sujet du « pouvoir populaire » nous suggère deux remarques importantes : N’y a pas eu un rapport entre les élections uninominales, les dits instances du pouvoir populaire et la légitimation de l’autoritarisme du parti-Etat ? Cet Etat étant à la fois un Etat-entrepreneur, la création d’un système clientéliste ne fut-elle pas un mode de son inscription dans la diversité d’espaces ethniques et communautaires ? A quoi attribue-t-on le paradoxe de l’adhésion et de la « démobilisation » des masses, par rapport aux politiques suivies par le Frelimo ?

Ne voulant pas donner une image figée aux entreprises politiques, on s’efforce d’éclairer la liaison entre le système clientélaire structuré par le Frelimo et sa stratégie de s’inscrire dans la pluralité des espaces composant la société mozambicaine. Cela ne pouvait qu’aller de pair avec la construction d’un collectif d’action dans un cadre certes de rapports de forces mais aussi de négociation : le Frelimo était le détenteur des ressources (étatiques) ; l’entrée de nouveaux acteurs dans ce collectif d’action était soumise à des conditions, notamment « la fermeté patriotique éprouvée lors de la lutte armée et de la lutte clandestine ; l’attitude assumée au moment des graves crises, affrontées au cours du processus de libération ; l’attitude face aux conquêtes démocratiques et aux idées fondamentales du socialisme »97. En complément à cette série d’exigences, vu que la lutte armée ne s’était pas étendue à tout le pays, on a également considéré comme des qualités à prendre en compte « l’attitude révélée dans la lutte contre la réaction et pour l’organisation de la production »98.

Par rapport à ces formules déterminées d’en haut, à la suit de P. Pharo, il paraît opportun de relever que les actions acquièrent une légitimité « non dans la conformité à des règles préétablies, mais dans une série illimitée et ouverte sur l’avenir de tests de validité. La dimension collective de l’action est fondée, selon le modèle de l’intercompréhension, sur « incorporation dans l’action individuelle - ou communautaire – d’une attente de compréhension de cette action par autrui99. Cela permet d’associer la stratégie légitimatrice du Frelimo à la logique de construction des réseaux de pouvoir, ce qui ouvre la voie à l’éclairage d’aspects complémentaires : la compétence différenciée des individus de chaque espace quant à la mobilisation des réseaux. La reconstruction sociale, sur cette base, des notables ainsi que de leur capacité à se placer dans des positions de centralité et de coordination ; Le collectif d’action étant un espace commun d’acteurs reliés par une infrastructure (biens matériels, symboliques et informationnels), la nature de rapports d’échange à la base de sa structuration ; la dynamique d’accords et de désaccords (traduction), même si cet espace est fondé sur l’inégalité de ressources (parti-Etat).

L’objet étant de la sorte précisé, on s’employe à expliquer les assises de la légitimation d’un système de pouvoir, dans un espace où la nation n’est pas une référence mobilisatrice. Tout d’abord, les réseaux seraient à la fois au cœur des exclusions et de la légitimation de l’accès à des positions de centralité de nouveaux notables dans un système clientélaire ; ensuite, la dynamique du système relationnel des individus maîtrisant les ressources de pouvoir dans chaque espace, rendrait inéluctable l’avènement d’un réseau hiérarchique. Cela nous renvoie à un contexte de réédition du phénomène oligarchique et de la domination.

Fondé sur des rapports sociaux inégalitaires, les micro-espaces où le pouvoir cherchait à s’inscrire, étaient, en effet, depuis toujours, parcourus de tensions, tissées de conflits. Ceux-ci étaient révélateurs de l’existence de multiples lignes de clivages, fondées sur l’âge, le sexe, la stratification sociale, déterminée par l’accès différencié à des ressources d’action, (v. chap. II) Aussi, loin d’être un lieu d’équité, d’égalité pour ses membres, le village se donne à voir comme l’espace des contradictions sociales : l’attachement au principe de gérontocratie au sein du conseil de village, du peuplement ou encore les conflits entre lignages en sont des exemples. Dans la perspective du parti marxiste-léniniste et d’avant-garde, le vote « populaire » était d’abord une ressource pour légitimer le modèle jacobin de l’Etat ( assis sur la trilogie : individu, « nation » et citoyenneté) et d’apprentissage de modernisation politique ; ensuite, il s’avérait un atout pour surmonter les résistances à l’encontre de son projet :

Il y a des structures populaires que nous souhaitons implanter et pour autant nous butons sur la résistance des structures coloniales et qui ont été conçues pour d’autres fins. On s’aperçoit d’une énorme différence. Comment va-t-on organiser l’appareil administratif qui puisse servir le Mozambique ? Celui qui avait été mis en place servait le Portugal et le Mozambique était une province. On se heurte à la résistance de la fonction publique. C’est le secteur le mieux organisé et qui a d’ailleurs le plus de cadres. Hormis la fonction publique, où trouve-t-on les ouvriers au Mozambique ? Que fait-on ? Il nous semble propice de démanteler ces structures-là car celles dont nous avons besoin doivent réfléchir le sens populaire100.

Identifié le problème auquel se heurtait le projet du Frelimo, on présente le chemin pour le surmonter :

‘Dans ce cadre, on est devant la nécessité importante de consolider le pouvoir. Tout en partant des échelons inférieurs, nous devons généraliser le système d’élections pour désigner les responsables civiles. /…/ en d’autres termes, nous devons créer de vraies structures démocratiques à la base, pour assurer le pouvoir administratif101.’

Tout en se recentrant autour de l’interactivité entre le pouvoir et les espaces communautaires, on ne voit pas que la mise en place des dits « structures de base » soient un simple effet de l’implantation du parti-Etat. Cette implantation survient dans un contexte de relations sociales. Elle serait dès lors soumise à des stratégies qui animent les différents acteurs, du fait de leurs capacités à transcender les déterminismes des institutions et à construire à travers leurs interactions des rapports sociaux fonctionnels. Il se dresse ainsi un cadre pour que ces interactions donnent lieu à des réseaux politiques. Ils sont fondés sur la poursuite d’objectifs par leurs acteurs aussi bien que sur l’interprétation et l’instrumentalisation des normes et des valeurs. L’intérêt commun étant au cœur de liens et de la capacité de l’autorité centrale d’investir l’espace social (communautés), la participation des individus et des groupes se serait inspirée d’une logique d’association.

On pourrait donc soutenir que ces élections ont été saisies selon des stratégies croisées, les acteurs étant mus par une logique d’échange : celle du parti-Etat, cherchant à construire et à légitimer socialement la figure du client, condition de la réussite du système clientéliste donnant corps à l’infrastructure de l’Etat (société globale) ; celles des espaces communautaires où les notables ou de nouveaux acteurs se battaient, après le baniment des chefs traditionnels en 1975, pour se placer dans des positions avantagées pour maîtriser la régulation de l’ordre local. C’est par rapport à ces derniers sous-espaces du politique qu’il est intéressant d’établir des corrélations entre « le vote populaire » et les réseaux relationnels de nouveaux acteurs.

Il n’est pas de système de pouvoir qui puisse se construire en l’absence d’un minimum de communication entre gouvernants et gouvernés, entre élites et masses Elle permet précisément l’existence d’un « stock » partagé de représentations, de symboles, d’images. Légitimés par le pouvoir partisan-étatique, les atouts du notable/client reposent, en accord avec P. T. Robinson, sur les savoirs locaux, inscrits dans un espace social en conflit. Les rapports d’exclusion et d’inclusion en amont dessinant la mémoire sociale justificatrice des préférences, ils se revêtent d’une dimension de culture politique.

Outre le fait d’être socialement validés, les savoirs locaux sont « Enracinés dans les habitus, coutumes et symboles relatifs au pouvoir, à l’autorité, à la participation et à la représentation, ses normes sont aisément accessibles aux élites aussi bien qu’aux ordinaires »102. Tout en refusant d’associer la culture [politique] à un modèle ex nihilo, B. Badie remarque à ce propos que sa validité symbolique ne peut qu’être redevable à des contextes bien précis. Présente dans la construction de l’infrastructure reliant différents acteurs ainsi que dans la légitimation des entreprises collectives, la culture politique s’avère comme une entreprise dynamique. Sous cet angle, la notion de culture paraît intéressante pour saisir l’articulation et les trajectoires de développement de l’universel et du particulier (communautés), du « global » et du « local ».

Ainsi définie, la culture politique apparaît totalement ancrée, immergée dans la culture de chaque espace d’une société plurielle et elle est en rapport avec les discours qui définit le référentiel de l’action collective (société globale). Façonnée par les mêmes « structures de signification », compréhensibles par les gouvernants (locaux) et par les gouvernés, elle est un code qui favorise le fonctionnement de cette relation particulière qu’est la relation de pouvoir.

Envisagés comme le processus de construction des « structures de base » reliées au pouvoir central, les élections (monopartisanes) tenues par le Frelimo étaient inéluctablement un rapport aux espaces communautaires. Dans le contexte de la transition coloniale à l’autoritarisme du parti-Etat, le fait d’y faire élire le secrétaire de l’Assemblée du district, de la localité, de la ville ou encore les députés de chacune de ces espaces, ne relevait pas des croyances aux mythes du marxisme103. La légitimité des candidats aux instances du pouvoir local dépendait certes du parti-Etat mais aussi de leur capacité à mobiliser des réseaux relationnels et à manipuler la culture de l’espace (cf. supra).

Ceux qui se battent pour la représentativité politique prendront donc appui sur les rapports de voisinage, de proximité du lieu ; mobiliseront l’appartenance à un groupe social, c’est-à-dire, les marques de solidarité qui signalent le lien social (ou l’exclusion) ; la participation et l’effectivité de l’appartenance, ainsi que les processus de formation de l’opinion, possibilitant à ses membres d’être pris en compte et d’être écouté, seront également des atouts de réussite. L’espace de l’ancrage territorial de l’habitant, lieu où se jouent les conflits et l’effet des décisions en matière d’inégalités de touts ordres. Il est également le milieu où se nouent des réseaux relationnels (parenté, amitié, professionnels, religieux), susceptibles d’être mobilisés pour des fins politiques. Le notable/client sera socialement produit moyennant, d’une part, ses ressources relationnelles pour témoigner de sa validité (trajectoire biographique) pour « servir » les masses et le nouveau patron, le parti-Etat ; d’autre part, vérifiés les prérequis de son éligibilité, ils donnent accès aux instances du pouvoir local – Président de l’Assemblée du district, de la Localité, Président du Conseil Exécutif d’une ville, etc. Dans le cadre de la stratégie du noyau central du parti de créer l’Etat, l’accès aux instances de pouvoirs équivaut à l’accès à un réseau de pouvoirs, relié par une infrastructure (biens matériels, informations, ressources symboliques, etc.), coordonné par l’appareil du parti-Etat.

A cet effet, les élections ont été considérées comme « un acte de constitution du système unitaire des Assemblées, dès la Localité à la Capitale »104. Le droit d’élire et d’être éligible fut défini dans une logique d’exclusion et d’affrontement avec d’éventuels opposants au projet politique du parti-Etat: d’un côté, on a institué que « peuvent élire et être élus tous les mozambicains, âgés de plus de 18 ans, indépendamment de leur race, sexe, origine ethnique, lieu de naissance, religion, grade d’instruction, position sociale ou profession »105 ; d’un autre côté, on a établi que « ne doivent pas élire, être élus ni participer aux élections, ceux qui s’identifièrent avec le colonialisme, avec les manœuvres de l’impérialisme et de la réaction, du fait de leur adhésion à des organisations fantoches et de leur engagement dans l’oppression du peuple mozambicain»106.

Le délai de leur réalisation étant fixé entre septembre et novembre 1977, les élections devraient avoir lieu en toutes les unités administratives du pays (districts, localités et villes). Celles qui ont eu lieu le 25 septembre, ont été réalisées dans les unités les suivantes :

Tableau XIII : Districts et Localités où l’ont eu lieu les élections monopartisanes le 25 septembre 197707
Province District Localité   Province District Localité
Cabo Delgado Macomia Chai   Nampula Meconta Village Communal
« Le 25 septembre »
  Mueda Village communal
« Muatide »
    Ribauè Village Communal
« Chequexe »
  PaLourenço Marquesa M’lamba   Manica Tambara Buzua
Niassa Mandimba N’gauma     Sussundenga Sussundenga
 
Mavago M’sawize   Sofala Cheringoma Muanza
Lago Chissindo     Chibabava Inharingue
Sanga Njesse   Inhambane Vilanculus Village communal
« Josina Machel »
Tete Moatize Zóbuè      » Village communal
« le 25 septembre »
  Chiuta Cassacatiza   Gaza Chibuto Village communal
« Acordos de Lusaka »
Zambézia Milange Mônguè     Chicualacuala Combomuni
  Namacurra Macuse   Maputo Manhiça Xinavane
          Moamba Sabié

On remarquera la nature composite de cet espace, du point de vue ethnique 108. Si les listes des candidats à députation étaient proposées par les GD’s locaux et rendues publiques par la Commission Nationale d’Elections (CNE), le fait de se faire élire ne relevait pas des même ressources dans tout le territoire. Le rituel électoral se traduisait dans des discours à des fins convergentes : d’abord, il prenait la forme d’un rapport positif aux manifestations culturelles de chaque espace : on s’adresseait à la communauté dans la langue locale ; la danse, la cuisine, l’histoire locale étaient également mobilisés pour que le rituel s’inscrive dans l’univers symbolique de la communauté. Les individus ne se comportant pas « rationnellement », cette pratique s’avère productive de ressources. Si l’on se souvient de la théorie de rationalité limitée de H. Simon, des pratiques de ce genre interposent un régime d’intercompréhension entre ceux qui sont « originaires (du local) » et ceux souhaitant se faire élire. D’ailleurs, le répertoire culturel éveille, si précaires qu’elles soient, de la passion et de l’identité politique.

En second lieu, on passait au vote à main levée et face-à-face, pour désigner le candidat à député. A l’aide des réseaux relationnels (positifs ou d’identification), on dévoilait la trajectoire biographique du candidat. On parvenait ainsi à confirmer s’il fut un suppôt ou s’il a eu des liens de collaboration avec le système colonial. Les réseaux relationnels ont été, dans ce cas, mobilisés pour accomplire une double fonction : celle de légitimer l’exclusion des individus ou groupes en raison de leurs trajectoires biographiques ; celle, au contraire, de légimiter l’accès au cercle d’élus, pouvant de la sorte passer à la cathégorie de représentant de l’espace.

Par ce procédé, dans le contexte du parti-Etat, on a créé une catégorie sociale d’exclus de la vie politique (formelle) de la cité : les chefs traditionnels ou des membres de leurs familles, les conseillers de chefs traditionnels (indunas), les chefs de peuplements, les maîtres de terres ; ceux qui ont appartenu à la police politique coloniale (PIDE), à l’élite militaire, aux groupes paramilitaires de J. JARDIM (les GE’s et GEP’s et les OPVDC). Le nombre d’exclus à la suite des élections de 1977 et de 1980 est, à ce sujet, éloquent :

Tableau XIV : Mozambique, élections de 1977 et de 1980 : Nombre de candidats rejetés et raisons évoquées09 :
      Catégorie de l’Assmblée    
Raison Année Localité District Ville Province
Collaboration avec le
Régime colonial
1977
1980
700
733
72
17
4
9
1
-
Autorité traditionnelle 1977
1980
646
904
39
2
12
3
6
-
Conduite inacceptable
Incompétence, paresse
1977
1980
836
2.446
95
72
10
16
4
-
Passivité 1980 306 13 5 -
Total 1977
1980
2.182
4.389
206
104
26
33
11
-
% de députés élus 1977
1980
9,8
11,4
6,1
3,1
5,3
4,9
1,5
-

Du fait de la nature multiethnique de l’espace social où se sont déroulées les élections, Il y a lieu qu’on retienne un fait important de ce mode de rapport au politique. Le fait de se faire élire à Macomia, partie du territoire de l’ethnie Maconde, ne relève pas des même ressources qu’à Namacurra, territoire peuplé par la population de l’ethnie Sena. Le même intérêt fera appel à d’autres moyens à Chibuto (Gaza), domaine de l’ethnie changane ou à Ribauè (Nampula), espace de la population é-makhua. Dans ces espaces ethno-culutrels, on se rend compte du recours à la contextualisation/territorialisation des interlocuteurs de la communication politique, ce qui renvoie au phénomène de déconcentration politique. Elle permet, dans un contexte à faible institutionnalisation de l’espace public, la rencontre de sous-cultures dans un terrain de confrontations, d’échanges et de négociations, sur la base du rapport de l’intime/local à l’universel, du particulier au global. A ce propos, voici les donnés concernant les éligibles sur cette base, aux élections monopartisanes réalisées en 1977 et 1980 :

Tableau XV : Elections de 1977 et de 1980 au Mozambique. Nombre d’assemblées et députés élus10.
Type d’Assemblée N° d’Assemblées   N° de députés   % de Femmes députées
  1977 1980   1977 1980   1977 1980
Locale 894 1.332   22.230 36.660   28,3 24,5
Districtale 112 101   3.390 3.324   23,8 16,6
Villagoise 10 12   490 672   20,9 17,0
Provinciale 10 11   734     14,7  
Nationale 1 1   226     12,4  

Les recherches sur la stratégie légitimatrice du pouvoir « populaire » nous a permis d’identifier dans la déconcentration politique un support de l’avènement d’un collectif d’action. A la base, il y revient aux notables le rôle de relayeurs des membres des sous-espaces respectifs. Du fait de leur accès à la centralité, le flux de communications interpersonnelles dessine le modèle, la structure forgeant l’opinion politique. L’entrecroisement et l’articulation de l’espace du pouvoir local à l’espace du pouvoir étatique obéissent à une logique d’échanges. Les profits de celle-ci sont maîtrisés, non pas par la classe ouvrière-paysanne comme le veulent les chercheurs marxistes, mais par l’oligarchie communautaire.

Outre les déterminants d’ordre formel définis d’en haut (parti-Etat) favorisant la formation de cette oligarchie, l’étude empirique menée par C. Geoffray111 à Erati112, au Nord du Mozambique, a abouti à des résultats similaires à ceux que nous avons entrepris à Manjacaze (au Sud). Interrogeant les rapports entre la politique de villagisation de la campagne, la segmentation sociale et l’étendue de la guerre civile « locale » (1983/4-1992), Geoffray a montré comment la stratégie légimatrice du pouvoir « populaire » à « légitimé » la domination des familles alliées au pouvoir étatique. Attachées au mode patrimonial du rapport au politique (v. supra le cas du Manjacaze), les règles coutumières de l’occupation de sols, de l’héritage et les relations de parenté, structurent des réseaux de solidarité économique et politique. L’extrait suivant, qui se rapporte à ce mode d’organisation sociale, à Erati, au Nord du Mozambique, est élucidatif :

‘Le sol est subdivisé en territoires (Mithethe ; sing. Muthethe), contrôlés par les membres d’un lignage particulier (le lignage souverain), réputé le premier arrivé sur le sol, dont le chef est le maître de la terre. Ces territoires sont des aires matrimoniales : chacun des maîtres de la terre accueille en effet sur son sol d’autres lignages auxquels il concède des subdivisions de son territoire (également appelées mithethe) et avec lesquels son lignage entretient des relations matrimoniales ». Ces liens d’affinité entre familles expliquent également les relations de solidarité politique113.’

L’ensemble de ces communautés, on le voit, représente un champ de rapports sociaux réglés, visant à entretenir des échanges multiples. La politique de « villagisation » consistait à rassembler des lignages et leurs dépendants dans un Territoire dont la localisation convenait au pouvoir central, mais sous le contrôle du lignage qui y est l’héritier. Mis en place selon la perspective de promotion du développement, le but était, selon le discours formel, d’apporter dans ces villages des services publics ( écoles, hôpitaux, établissements du commerce, du ravitaillement d’eau, etc). De même, la villagisation rendrait propice l’établissement des institutions du parti-Etat dans les campagnes.

La villagisation dans des termes conçus par le pouvoir étatique a eu des effets inattendus, à deux égards. D’abord, les élections réalisées dans le but d’implanter le pouvoir « populaire » débouchaient sur la promotion au pouvoir des membres du lignage « propriétaire » du Territoire : le vieux du lignage parvint au poste de président de l’Assemblée et ainsi celui-ci contrôla un organe de prise de décisions sur la vie politique locale ; le fils de sa sœur, qui est aussi son fils en raison du mode de vie matrilinéaire des communautés é-makhua, devint le secrétaire de la cellule du parti ; son beau-frère, après formation, fut promu au poste de chef de la milice locale ; le vieux du lignage lié par les relations d’affinité à celui du vieux du lignage « souverain », prit en charge la présidence du tribunal « populaire » ; le fils de ce dernier, grâce à son niveau de scolarité, s’occupa de la gestion de la coopérative, un organe fondamental pour le ravitaillement de la communauté. Ensuite, les communautés déplacées par l’administration dans les Territoires qui n’étaient pas les leurs (les villages communaux) ont été placées dans une situation de dépendance non seulement économique et sociale, mais aussi politique et administrative.

Deux phénomènes ressortent de l’expérience des communautés à Erati, dans le contexte de l’établissement du pouvoir « populaire » : en premier lieu, le système de représentation de la société [traditionnelle] du territoire et les modes de solidarité socialement institués s’avéraient tant agissants qu’ils guidaient les acteurs locaux dans la construction du nouvel ordre ; deuxièmement, les réseaux relationnels (parenté, amitié, mariage) étaient mobilisés pour légitimer l’accès des membres du lignage « propriétaire » de l’espace et de ses alliés, aux postes du pouvoir. La conséquence en fut la segmentation sociale définit autour du contrôle de l’appareil politique, les familles déplacées étant dominées par celles « propriétaires » du Territoire. Ces dernières s’érigeaient en une oligarchie communautaire, qui, placée dans une position de centralité politique, contrôlait les échanges (mobilisation, veille de l’ordre local, organisation de l’économie communautaire) avec le parti-Etat.

La reprise de l’expérience du Sénégal de construction de l’Etat postcolonial est intéressant, du point de vue comparatif. Elle permet de soutenir que la figure du notable/client étant en réseaux avec les entrepreneurs politiques permet à ceux-ci de capturer les allégeances, la société étant ethniquement plurielle et entre tradition et modernité. Par ailleurs, le cas du Sénégal montre que la production sociale du notable/client est accomplie différemment, dans le contexte non-révolutionnaire.

D’après, C. Coulon114, dans la construction de l’ordre politique post-colonial au Sénégal, l’Union Populaire Socialiste (UPS), de L.S. Senghor, n’a pas aboli, comme ce fut le cas du Mozambique, les pouvoirs traditionnels - les confréries, les marabouts et d’autres. Qualifiant l’Etat comme « pouvoir du pouvoir », C. Coulon a montré que le sous-système étatique était loin d’être le pôle organisateur de la société : « Il faut aller au-delà de l’illusion institutionnelle et se demander si le pouvoir a autant de pouvoir que le suggère le premier niveau de constatation, s’il pénètre totalement l’ensemble social qu’il prétend atteindre »115. La raison à cela est la suivante : l’impuissance de l’Etat de mener seul la reforme administrative et économique, à l’aide desquels on a envisagé d’établir un lien direct et continu entre l’Etat et la population, de façon à faire de chaque habitant du pays un véritable citoyen.

La volonté d’encadrer les paysans s’était traduite, suivant C. Coulon, par la création de structures particulières, relevant de ce que l’on a appelé « l’Administration du développement » : création, dans chaque arrondissement, d’un centre d’expansion rurale, relance de l’organisation coopérative, réformes des circuits de commercialisation agricole. Ce programme ne pouvait pas aboutir que dans un cadre de complémentarité entre le pouvoir politique et le pouvoir maraboutique : « Les dirigeants de l’Etat et les marabouts ont besoin les uns des autres, dans leurs stratégies et dans leurs intérêts ; l’élimination des marabouts aurait représenté un risque de bouleversement fort important, dont les conséquences auraient pu être dangereuses pour la classe dirigeante ; du côté des marabouts, leur situation dans la société est telle qu’ils ne peuvent se passer de l’Etat » 116

La communication est très faible entre le « centre » et « la périphérie » pour que le « pouvoir du pouvoir » soit effectif. La faiblesse du pouvoir et la nécessité d’intermédiaires politiques rendait inéluctable l’entretien d’un système d’échanges avec les pouvoirs traditionnels, au profit du projet de la société globale. L’allocution de Falilou E.H. MBACKÉ, l’un des chefs des confréries, est, à ce propos, très éclairante :

‘Disciples mourides, je vous ordonne de ne pas suivre le mot d’ordre de grève. Sachez que le chef de l’Etat est la vigie de la nation et que ses désirs, que je sais tous être dans le sens de l’intérêt de la Nation, sont des ordres que je vous demande d’exécuter. Allez au travail. Que ceux d’entre vous qui sont paysans aillent travailler la terre, au lieu de rester en ville ; qu’ils ne se laissent pas entraîner dans une autodestruction car la Nation, c’est vous tous. Aux parents d’élèves, je demande d’exercer l’autorité nécessaire sur leurs enfants pour qu’ils retournent à l’Ecole et qu’ils soient disciplinés en toutes circonstances. J’apporte au chef de l’Etat mon amitié et mon soutien le plus complet. Je lui renouvelle mon amitié et indéfectible attachement117.’

L’approche de faits sociaux en termes de réseaux permet de retenir les spécificités du cadre des liens entre les croyants, les chefs des confréries et le pouvoir politique, au Sénégal. On constate, au niveau local, des liens entre Falilou E.H. MBACKÉ, le chef de la confrérie, et les croyants, qui s’inscrivent dans le modèle de rapports sociaux définis par les réseaux d’affinité (religion) et de solidarité. Le fait que le chef de la confrérie entretienne des rapports variés avec les membres de sa communauté, l’amène à la position de centralité du système de rapports sociaux. L’appareil religieux étant imbriqué avec les réseaux relationnels, le chef de la confrérie se voit d’autant muni de ressources communicatives dans son milieu qu’il est l’intermédiaire de liens entre les gens et le monde sacré.

Ces liens, comme dans le système de rapports sociaux fondé sur le dons et contre-dons, entraînent « le désir » et « la passion ». D’ailleurs, en plus de renvoyer à une instance symbolique, les liens donnent lieu à des réseaux sociaux dont l’entretien se fonde sur un flux de biens matériels et symboliques. La religion est à cet égard une instance symbolique efficace pour la construction du lien social. C’est la raison pour laquelle E.H. MBACKÉ s’avère utile aux réseaux de pouvoirs : il est dans une position structurale qui lui permet de mobiliser les gens au profit d’une cause. Au demeurant, l’idéologie « socialiste » des dirigeants sénégalais et l’idéologie « féodale » des marabouts n’étaient incompatibles qu’au niveau du discours. Cette opposition, en accord avec C. Coulon, s’efface en réalité devant leurs intérêts mutuels. La bourgeoisie politico-administrative et les marabouts ont en effet ceci de commun qu’ils se trouvent au sommet de la pyramide sociale et que cette position tient en grande partie à l’hégémonie qu’ils exercent sur la paysannerie. Tous deux tirent un profit très matériel des activités économiques des masses rurales et ont avantage à ce que la paysannerie demeure dans un état de dépendance.

La structure de pouvoir à la base et l’espace de l’élite étatique forment, dans ce cas, un système au service d’une cause, du fait qu’ils sont en réseau. Le fonctionnement de celui-ci réclame continuité, permanence, en même temps que l’historicité des conditions d’un tel service suppose la sensibilité aux transformations des opinions des gouvernés. La mise en réseau, ainsi que le suggère Paul Ariès, permet de gérer une telle tension, puisqu’elle satisfait l’exigence de stabilité dans l’usage d’une langue commune, en même temps qu’elle permettra d’enregistrer la diversité et la variabilité des « langues » propres à tels groupe, caractéristiques de tel moment historique :

‘Le réseau est donc, dans le temps, instrument de gestion de ces idiomes que suscite incessamment la transformation historique. Mais, servir une cause est toujours gérer une adversité et partant, /…/ tenir un « front », occuper des « positions ». Front principal qui renvoie à la Cause ou raison sociale de la collectivité concernée, mais aussi, position changeante, mobile, puisque le temps délite ou renverse les alliances, transforme les acteurs et modifie les mobiles mêmes de leurs actions. La mise en réseau peut dès lors être comprise comme instrument de gestion d’un potentiel militant sujet à latence, reconversion, déplacement, condensation, mise en réserve. Gérer un potentiel militant, c’est encore survivre à des échecs mais aussi à des succès118.’

Dans un environnement à parti unique, la relation entre le notable/client de la périphérie et l’élite du cercle intérieur du système, est construite à l’intérieur du parti et elle débouche sur un réseau de clientélisme. Dans ce cadre des rapports sociaux, des patrons (les entrepreneurs) appartenant au parti ont, on revient à M.A. Barnes, des relations avec des clients. Ils cherchent par-là à améliorer leurs positions dans le système politico-sociétal. Le patron peut compter, de la part des clients, sur des ressources humaines qui lui apportent des votes, par la mobilisation d’adhérents. Les clients peuvent à leur tour compter, continue M.A. Barnes, sur des ressources relationnelles et informationnelles, et, à l’occasion, sur des ressources monétaires, des postes dans la fonction publique ou ailleurs, grâce à leur association avec le patron. A la différence des réseaux marchands, les réseaux de clientélisme sont des réseaux à l’intérieur d’un appareil étatique119.

Les réseaux de clientélisme relient à l’intérieur de l’appareil politico-sociétal le chef et les clients. Ils auraient donc une double finalité, celle de mise en commun de la variété, qui est propre aux réseaux, et celle de la mise en ordre de la variété, qui est en quelque sorte la contamination en eux de la finalité des appareils où ils sont inclus. Sous cette lumière, nous considérons l’élite du parti-Etat comme un réseau clientéliste. Organisé, on l’a déjà dit, autour du chef et selon une hiérarchie, l’élite formant le noyau du système se distingue par des compétences précises : la capacité à rassembler et à faire interagir plusieurs segments de la société, à travers plusieurs espaces de mobilisation. Cette entreprise apportera une configuration précise à l’espace politique : d’abord, les réseaux s’avéreront un outil pour capturer les allégeances des individus que les institutions modernes du politique ne sont pas en mesure de le faire ; ensuite, cet espace se définira comme un espace de rapports cliéntelaires comme un échange inégalitaire. Celui-ci se traduit par des relations de prestations et de contre-prestations de services, sous la forme institutionnalisée ou informelle. Ces relations apportent aux patrons des atouts pour entraîner la loyauté des clients. Mises en place dans un cadre d’échanges, elles deviennent – entre autres – des ressources participant à l’organisation du pouvoir comme système de rapports sociaux.

Pour ce qui est du cas mozambicain, il n’est donc pas surprenant qu’on observe un phénomène de multipositionalités et de multiappartenances dans le système du pouvoir120 L’égalité politique, si l’on fait appel à R. Dahl, « est peut être bien l’un des objectifs humains les plus utopiques »121. Toutefois, la construction de cette dominance, ainsi que des réseaux relationnels qu’elle donne lieu, ne peut aller qu’à l’aide de l’adoption d’un mode de légitimation du pouvoir. Ce processus prendra appui, d’une part, sur une démarche institutionnaliste, dont les élections monopartisanes de 1977 et de 1980, au Mozambique, en fit la preuve. L’Assemblée Nationale « Populaire » mozambicaine, composé de deux cent vingt-six députés (226) fut issu de ce processus, dont la composition sociale nous décrivons :

Tableau XVI : La composition sociale de l’Assemblée Nationale (1977) 22
Catégorie social Nombre Pourcentage Catégorie sociale Nombre Pourcentage
Hommes 198 87,61% F.P.L.M. 1 23 35 15,49%
Femmes 28 12,39% Fonction Publique 25 11,06
Ouvriers 71 31,42% Représ. D’Organisations d e Masses 13 5,75%
Paysans 65 28,76% D’autres 17 7,52%

D’autre part, le processus institutionnel de légitimation du pouvoir s’avère imprégné par des relations informelles. Ce constat pris en compte, il rend nécessaire l’analyse des réseaux d’éligibilité ainsi que du facteur qui ordonne la configuration relationnelle. C’est dans la durée que se construit la relation du pouvoir et que s’édifient les légitimités. S’inscrivant dans la règle du parti-Etat, « les listes des candidats à députés à l’Assemblée Populaire étaient approuvées par le CC du Frelimo ». Mais on assistera au phénomène de reconstitution des réseaux qui forment un véritable « milieu social »124 de ceux – les camarades - dont l’itinéraire biographique se confonde avec les évènements politiques. La mémoire des faits communément accomplis, des ressources permettant à chacun d’être éligible à la fois à plusieurs postes, la capacité d’influence dans la prise de décisions, dessinent la configuration relationnelle de ceux appartenant à l’espace de camarades.

Cet espace est marqué par des rapports de solidarité mais il est paradoxalement de nature hiérarchique. Dans le contexte du parti-Etat, les plus puissants occuperont des sièges simultanément au gouvernement, à l’Assemblée « populaire » et se trouveront dans les instances du sommet du parti125. Oligarchique, c’est le cercle ayant le pouvoir réel dans le système et qui contrôle l’appareil politique. D’autres, se placeront dans les instances intermédiaires, en Province ou dans les Organisations démocratiques de masses : syndicats, jeunesse (OJM)126, femmes (OMM)127, etc. Qu’elle soit sur le plan institutionnel ou informel, la relation entre les éléments en charge de ces institutions définit l’espace du pouvoir central, ses divers appareils, ramifications et tuteurs : il est le lieu où s’élaborent les moyens de la domination et de sa perpétuation, où se jouent et se distribuent les enjeux de captation des moyens matériels directs aussi bien qu’indirects de la reproduction du système.

La domination et l’articulation de ces élites à des notables/clients d’en bas, donnent lieu, dans le cadre du parti-Etat, à un réseau reliant le pouvoir central à des à des espaces spécifiques (ethniques) et particularistes (communautaires) : salariat et non-salariat, familles et clientèles, terroirs et quartiers, appareils administratifs, villes et campagnes. On revient ici au phénomène d’assemblages, de rassemblements, qui, entrepris par le parti-Etat, fondent sa dimension trans-ethnique.

L’Etat, ainsi que les biens matériels (ou matérialisables), les avantages psychoaffectifs ou imaginaires, les rapports de pouvoir et de solidarité qui s’y nouent, seront l’infrastructure du reliement de ces espaces. Les multipositionalités et les multiappartenances des individus dans le système du pouvoir illustrent le fait suivant : les rationalités du pouvoir ne peuvent s’accomplir que sur une base qui est à la fois collusive (acteurs exclus), et coalitive, (alliés ou acteurs réduits à des rôles secondaires). La reproduction élargie des positions acquises passe par la recherche de l’identité et l’affirmation de la différence. L’Etat est donc, qu’on le veuille ou non, malgré l’idéologie unanimiste, consensuelle et paternaliste de ses chefs, malgré une redistribution à la marge de certains de ses moyens, le vecteur décisif des inégalités fondamentales. Il est bien, de façon paradoxale, l’Etat du « peuple tout entier », mais également un support du pouvoir, soumis, du fait de sa dimension collusive et coalitive, à une régulation conjointe. La guerre et le système de rapports clientélaires figurant à la base de ce processus, leurs incidences sur la logique du pouvoir expliqueront la dynamique du système mozambicain.

Notes
8.

5 EISENTADT, cité, BADIE, Bertrand, “Formes et transformation de communautés politiques”, LECA, J.-GRAWITZ, M., (sous la direction de), Traité de science politiqueop cit., p. 610.

8.

6 Ce fut à juste titre que Max Weber a pu soutenir que le pouvoir, en tant qu’instance politique à but régulateur, se dote à titre exclusif de moyens pour exercer la contrainte légitime. Destiné à rendre possible la reproduction d’un système politique, ce processus, contrairement à la perspective réaliste, ne se réduit pas à la seule coercition, si essentielle qu’elle puisse être dans de multiples circonstances et encore moins à la contrainte physique qui n’en est que la forme la plus saillante. Attachés à une approche interactionniste et stratégique, Lavau, M. Crozier et E. Friedberg se sont également rendu compte du même aspect. Ils font remarquer que le pouvoir peut se préciser comme une relation d’échange, donc réciproque, mais où les termes de l’échange sont favorables à l’une des parties en présence. C’est un rapport de force dont l’un peut retirer davantage que l’autre, mais –ajoutent-ils - où également l’un n’est jamais totalement démuni. Voir LAVAU, G., cité, LECOMTE, P.-DENNI, B., Sociologie du politique…op. cit., p. 18-19 ; CROZIER, M.-FRIEDBERG, G., L’acteur et le système….op. cit., p. 68.

8.

7 Cf. MACHEL, S., cité, « Presidente Samora em Cabo Delgado : Há uma exigência de lutarmos contra as estruturas herdadas », Tempo n°308, 29 de Agosto de 1976, pp. 19-26, p. 20.

8.

8 Cf. MACHEL, S., cit., « Agora vamos eleger », Tempo n°362, 11 de Setembro de 1977, pp. 46-49.

8.

9 Cf. CABAÇO, José L., cit., idem.

9.

0 Cf. MACHEL, S., cit., idem.

9.

1 Il s’agit des deux fleuves qui définissent les frontières du Mozambique, au Nord et au Sud du pays. La citation a été retenue de MACHEL, S., qui se dirigeait à la première session de l’Assemblée Populaire provisoire, le 31 août 1977, cit., EGERÖ, B., Moçambique. Os primeiros dez anos da democracia….op. cit., p. 142.

9.

2 Cf. « Assembleia popular : os sete princípios e as nove tarefas das Assembleias de Localidade » Tempo n°379, 8 de Janeiro de 1978, pp. 38-40.

9.

3 Voir, par exemple, EGERO, Bertil, « People’s power : the case of Mozambique », in MUNSLOW, Barry (edited by), op. cité, pp114-139 ; CAMPBELL, Bonniek, op. cit., p. 78.

9.

4 CAHEN, M., MOZAMBIQUE, La révolution implosée. Etudes sur 12 ans d’indépendance (1975-1987), Paris, l’Harmattan, 1987, 170p, p. 146 ; O’MEARA, Dan, « The collapse of Mozambican Socialism », in TRANSFORMATION, 14, (1991), pp. 84-112, p. 84- et 85.

9.

5 Cette conclusion a été reprise par CUMBANE, David S. (DEA), Les partis politiques mozambicains : identité politiques, élections et représentations sociales, …op. cité, p91-92 ; Voir CAHEN, M., «Etat et pouvoir populaire au Mozambique », in Politique Africaine,….op. cit., p. 42

9.

6 Ibidem., pp. 44-45.

9.

7 Frelimo, Mozambique : du sous-développement au socialisme, Paris, l’Hartmattan, 1983, 198p, p. 96.

9.

8 Idem.

9.

9Cf. PHARO, P. cité, EYMARD-DUVERNAY, François, “Les compétences des acteurs dans les réseaux”, CALLON, M., et al., Réseau et coordination…op. cit., p. 158.

1.

00« Presidente Samora em Cabo Delgado : Há uma exigência de lutarmos contra as estruturas herdadas”, Tempo n°308, …art. cit., p. 20

1.

01 Cf. MACHEL, S., cité, « A partir do dia 25 », Tempo n°363, ….art. cit., p. 48

1.

02 Cf. ROBISON, P.T., cité, OTAYEK, René, op. cité, p802. Dans une perspective à peu près semblable, D.-C., Martin situe la culture politique dans « les rapports entre : l’affectivité générale et les représentations communes du pouvoir -, le droit et les institutions, le pouvoir et la manière dont il est exercé. Elle indique implicitement les conditions dans lesquelles peuvent être choisis et formulés les objectifs et les stratégies des acteurs sociaux. Elle imprègne les réseaux, officiels ou non, susceptibles de participer aux compétitions politiques et économiques. Elle délimite les langages politiques dans lesquels peuvent s’exprimer les messages politiques. Elle détermine, par conséquent, un équilibre fluctuant et inégal entre participation et autorité », Cf. D.C. Martin, « Les cultures politiques », dans C. COULON, D.C. Martin (dir), Les Afriques politiques, Paris, La Découverte, 1991 (Coll. « Textes à l’appui »), pp. 156-175, p. 160.

1.

03 Des études qui ont été faites sur la base du recensement général de la population tenu en 1980 permirent de rendre compte de la diversité des structures sociales mozambicaines, au moment de l’indépendance : sur dix millions d’habitants (à l’époque), 70% professaient les religions animistes ; 20% étaient chrétiens alors 10% étaient musulmans. De cet ensemble :

24,4% parlaient le portugais dont a) 1,2% avaient le portugais comme langue maternelle ; 23, 2% parlaient à la fois la langue portugaise et en plus une langue bantou ; c) 75, 6% ne parlaient que les langues bantou.

En ce qui concerne le pourcentage d’habitants dans les campagnes et dans les zones urbaines : a)3,2% résidaient dans les les grandes villes ; b) 86,8 % habitaient dans les zones rurales (espaces communautaires et ethniques). Voir MAGODE, J.-KHAN, A., « O Estado unitário e a questão nacional : uma reflexão sobre o caso moçambicano », MAGODE, J. (editor), op. cit., p. 40.

1.

04 Cf. « Lei Eleitoral » (art. 12), Tempo n°362, 11 de Agosto Setembro de 1977, pp. 17-21, p. 19.

1.

05 Idem.

1.

06 Idem. Ce dont il est question ici, c’est l’exclusion de tous ceux qui ont collaboré avec le régime colonial, notamment les chefs traditonnels, les conseilleurs de chefs traditionnels, les chefs de peuplements ; ceux qui sont appartenus à la police politique coloniale, à l’élite militaire, aux groupes paramitaires de J. JARDIM (les GE et GEP et les OPVDC). Leur identification s’appuyait sur les réseaux de non identification, qui pouvaient bien être saisis par les dénonciateurs.

1.

07 Il y a lieu qu’on se réfère ici à une circonstance perturbatrice de ce processus. Les relations entre le Mozambique et la Rhodésie du sud étaient déjà marquées par un état de guerre non déclaré. Certains Districts et Localités, faisant partie des provinces frontalières avec la Rhodésie, étaient l’objet d’incursions militaires. De ce fait, le processus électoral a été rapporté sine die. Il s’agit des régions les suivantes :

-1) Province de Tete : Localité de Chintopo (à Zumbo) ; Mucumbura (à Magoé) ; Chiôco (à Tete) ;

-2) Province de Manica : Localité de Mavonde (à Manica) ; Rotanda (à Sussundenga) ;

-3) Province de Gaza : Localité de Chicualacuala (à Chicualacuala) Lassangena (à Chicualacuala) ; Pafuri (à Chicualacuala). Cf. Comissão Nacional de Eleições, « Relatório da Comissão Nacional de Eleições”, Tempo n°378, pp. 51-56, p. 51-52.

1.

08 Voir également l’annexe 4 : Carte ethnique et religieuse du Mozambique.

1.

09 Cf. Governo de Moçambique, Relatorio da Comissao Nacional de Eleiçoes, Assembleia Popular, 6a Sessao, Maputo, Julho de 1980.

1.

10 Cf. Governo de Moçambique, « Relatório da Comissão National de Eleições », Boletim da Republica, I Série, n°150, 24 de Dezembro de 1977.

1.

11 Voir GEFFRAY, Christian, La cause des armes au Mozambique, …op. cité ; « Fragments d’un discours du pouvoir (1975-1985) : du bon usage de la méconnaissance scientifique », Politique Africaine, (29) mars 1988, pp. 76-85 ; GEFFRAY, C.-PEDERSEN, G., « Nampula en Guerre », Politique Africaine, (29), mars 1988, pp. 28-42.

1.

12 Voir l’annexe n°21 : Localisation du district d’Erati, au Nord du Mozambique.

1.

13 Cf. GEFFRAY, C., « Fragments d’un discours du pouvoir (1975-1985) : du bon usage de la méconnaissance scientifique », Politique Africaine, (29) mars 1988, pp. 76-85, p. 80.

1.

14 Voir COULON, C., Le Marabout et le Prince. Islam et pouvoir au Sénégal, Paris, éd. Pedone, 1981, p. 317.

1.

15Idem, p. 223.

1.

16Idem, p. 221.

1.

17 cf. MBACKÉ, E.H. Falilou, (Chef de la puissance confrérie mouride), cité, COULON, C., ibidem, p. 235.

1.

18 Cf. ARIÈS, Paul, cité, DUJARDIN, Philippe, « Processus et propriétés de la mise en réseau : débat, problématique, propositions », in DUJARDIN, Philippe, (Textes reunis par) du groupe au réseau : réseaux religieux, politiques, professionnels, Paris, CNRS, 1988, pp. 5-27, p. 18.

1.

19 Cf. BARNES, A.M., cité, LEMIEUX, V., Les acteurs sociaux..op. cit., p. 113.

1.

20 Voir à ce propos l’annexe n°22, Mozambique. Parti unique, Assemblée Nationale (organe supérieur du pouvoir « populaire ») et Gouvernement (1977) .Multiposionalités et multiappartenances dans le système du pouvoir.

1.

21 Cf. DAHL, R., « Une critique du modèle de l’élite du pouvoir », (Traduit de R. DAHL, « A critique of the ruling elite model », in R. BELL, E. SDWARDS, H. WAGNER, Political power, New York, Free Press, 1969), in BIRNBAUM, Pierre, Le pouvoir politique. Textes et commentaires. Science politique….op. cit., p. 55.

1.

22 Cf. Comissão Nacional de Eleições, « Relatório da Comissão Nacional de Eleições », Tempo n°278, p. 51.

1.

23 Forces Populaires de Libération du Mozambique

1.

24 Cf. ABELES, Marc, Anthropologie de l’Etat…op. cit., p. 109.

1.

25 Voir l’annexe 22 : Mozambique. Parti unique, Assemblée Nationale (organe supérieur du pouvoir « populaire ») et Gouvernement (1977) .Multiposionalités et multiappartenances dans le système du pouvoir.

1.

26 Organisation de la Jeunesse Mozambicaine

1.

27 Organisation des Femmes Mozambicaines