4.3. Pouvoir : régulation par parti-Etat vis-à-vis du « dialogue » Frelimo-RENAMO

Les ressources à l’aide desquelles le pouvoir cherche à réguler le système politique ne peuvent être saisies que par référence aux modes dont son environnement constitue une source de politisation des rapports sociaux. C’est par rapport aux enjeux et aux menaces de cette politisation, que les acteurs cherchent à stabiliser le système d’action, selon qu’ils choisissent à cet effet une stratégie de confrontation ou de construction de compromis. L’espace politique étant ainsi définit, les rapports de force entre les acteurs de cet espace peuvent expliquer que la régulation se déroule de façon autoritaire ou conjointe. Leur investissement sur-le-champ politique peut de la sorte devenir la source de nouveaux compromis, pour la légitimation de l’ordre politique.

Le fait d’associer enjeux du pouvoir et stratégies de ses acteurs comme des réalités au cœur de la régulation politique nous permet de considérer tout espace politique comme une entreprise située. Pour ce qui est du Mozambique, l’effort d’éclairer la dynamique des stratégies régulatrices du système par le pouvoir requiert qu’on reprenne les logiques des acteurs d’un espace politique plus vaste, celui du sous-système politique de l’Afrique australe. Pour l’Afrique du sud, à l’époque sous la domination du régime de l’Apartheid, la débâcle de l’empire colonial portugais a entraîné l’avènement des nouveaux Etats, l’Angola et le Mozambique. Le premier, faisant frontière avec la Namibie, et à cause de l’orientation marxiste-léniniste du MPLA, était vu comme un arrière-base des guérilleros du SWAPO, de S. Nujoma. Il fut d’ailleurs envahi en 1975, par une coalition formée par l’UNITA et l’armée de l’Afrique du sud, dans le but de créer un territoire-tampon au sud de l’Angola ; le second, pays frontalier de l’Afrique du sud et de la Rhodésie du sud, étant également d’orientation marxiste, était considéré comme le bastion de l’ANC, de N. Mandela, et du ZANU, de R. Mugabe.

L’Etat, comme support du pouvoir politique, la taille du champ politique, l’environnement international de l’époque, seront ainsi au cœur des processus de régulation politique par la guerre. P. W. Botha voyait dans « la stratégie totale » des ressources pour maintenir la dominance de l’Afrique du sud. Pour cela, faudrait-il satelliser les Etats de l’Afrique australe si besoin par la force. Le plan de l’Afrique du sud incluait « une tentative de créer un réseau de relations socio-économiques régionales, qui persuaderait les Etats de l’Afrique australe à collaborer avec Pretoria »128.

Pour ce qui est du Mozambique, deux réalités articulées expliquent que l’activité régulatrice du pouvoir se fasse de façon autoritaire : d’abord, l’implantation du pouvoir « populaire » a produit, moyennant l’integration dans l’espace du parti-Etat (v. supra), de nouveaux alliés, le système clientélaire étant adopté comme l’une de ressources de régulation ; du fait de la nature collusive de ce processus, il entraina également le départ de portugais, des dissidants du Frelimo et des engagés dans le projet soutenu par J. JARDIM : le rassemblement des élites Noires et Blanches pour concurrencer le Frelimo, autour de l’idéal de l’indépendance du Mozambique s’inspirant de l’exemple suivi par la communauté blanche, en Rhodésie du sud, en 1965. La fuite de ceux-ci vers l’Afrique du sud et la Rhodésie du sud a donné naissance à une organisation, le MNR129 (RENAMO), qui coalisait les intérêts des portugais, des rhodésiens et des mozambicains. Destiné à déstabiliser le parti-Etat au Mozambique, la guerre en sera un support supplémentaire de régulation, entraînant l’érosion de ses ressources politiques.

C’est bien ce foisonnement d’intérêts qui rend la RENAMO une entreprise intéressante du point de vue de la sociologie des organisations : d’abord, en dépit de sa structure diffuse, la tâche coordinatrice de l’organisation revient aux étrangers, peut-être par le volume de ressources qu’ils ont mis dans sa structuration ; ensuite, pendant seize ans de guerre de déstabilisation, la RENAMO aurait subi des métamorphoses à l’origine de l’incorporation d’une importante dimension mozambicaine. A ce stade, son noyau central apparaît au centre d’un réseau de pouvoirs : il reliait ceux qualifiés par M. Cahen comme « l’élite marginalisée »130, les instances de gestion de la guerre et les communautés traditionnelles. Ces dernières étant militairement soumises, la construction d’un contexte de distension s’appuyait sur la valorisation du localisme et sur la réhabilitation des chefs respectifs (les notables), comme mécanismes d’intégration et de contrôle social.

Les valeurs autours desquelles la RENAMO cherche à afficher son image et à accomplir « ses rationalités » se présentent hétéroclites. Elles se définissent à la fois sous une perspective idéologique : « combat de l’oppression marxiste »131 ; de la modernité politique : lutter pour des « garanties pour la démocratie, pour que le peuple choisisse et vote librement dans le système politique, social et économique du pays »132 ; ethnique : « Le colonialisme était mauvais mais le Machelisme est pire »133 ; de la micro-ethnicité (localisme) : « encouragement du peuple à vivre selon les traditions », c’est-à-dire, tout en respectant « coutumes, croyances religieuses et chefs traditionnels»134 des espaces communautaires. Les multiples visages de la RENAMO pourraient être mieux saisis si l’on tient compte de son origine. En effet, l’articulation des intérêts des portugais, du gouvernement d’Ian Smith et des dissidents du Frelimo fut à la base de cette organisation. J. JARDIM, partageant depuis longtemps avec I. Smith le même projet politique, a réussi à obtenir du gouvernement de ce dernier des soutiens pour la genèse de la RENAMO. Par la suite, K. Flower, le chef de la police secrète de la Rhodésie (CIO) commença à accorder des appuis à des « individus et à des groupes concernés dans la déstabilisation du régime de Machel au Mozambique135 ». Leurs incursions militaires dans les provinces de Gaza et de Manica (Mozambique) étaient sous le commandement de hauts officiers de l’armée rhodésienne et selon la stratégie du gouvernement d’I. Smith :

‘C’était notre obligation de leur apporter notre soutien pour le combat. Il y avait des Noirs au Mozambique qui s’opposaient à S. Machel. Evidemment, nous devions les appuyer. Et nous les avons appuyés. Quelque personne que ce soit qui combattait nos ennemis, était notre amie136.’

Mais ce fut après l’adhésion du Mozambique aux « sanctions totales contre la Rhodésie du sud » (1976) et la clôture des frontières avec ce pays qu’on a assisté à l’accroissement et à l’avènement d’un appareil politique de la RENAMO. La présidence de l’Organisation fut partagée : J. JARDIM s’occupa de la mobilisation de soutiens en Afrique du sud, en Europe ; André MATSANGAISSA, un dissident du Frelimo, apparaît comme le Président du mouvement ; Afonso DHLAKAMA, également un dissident du Frelimo, prit en charge l’organisation des opérations militaires ; Orlando CRISTINA137, son bureau étant accueilli à Prétoria (Afrique du sud), apparaît comme le secrétaire de l’organisation. Toutefois, le poids des intérêts du gouvernement d’I. Smith était lourd de conséquences, comme le témoigne A. DHLAKAMA : « Dans la Rhodésie, nous étions opprimés par les rhodésiens ; nous n’avions pas un leader dans notre organisation pour négocier sur diverses questions, /…./ ni moi ni le commandant A. MATSANGAISSA. Les Rhodésiens déterminaient les zones qui devraient être attaquées et qui devraient être l’objet du recrutement, avec la promesse de 300 ou 500 dollars »138.

Ce rapport entre échanges et engagement dans les activités de déstabilisation au profit de la stratégie rhodésienne fut de même confirmée par Afonso COTOI, un agent de la RENAMO/armée rhodésienne, né à Zavala (Mozambique). D’après lui,

‘Une fois engagé, chaque recrue recevait sa ration alimentaire, un lit pour dormir puis on commençait l’entraînement. Celui-ci consistait en exercices pendant cinq mois sans armes, musculation et endoctrinement. Dans les trois mois suivants, nous étions habilités à manier, par des Rhodésiens, Sud-africains et des Portugais, plusieurs types d’armes. Au petit matin, nous hissions le drapeau, le drapeau rhodésien, puis nous apprenions à manier des armes FN, G3 et d’autres. Tous les mois, nous recevions notre argent et nous le dépensions sur place139. ’

COTOI s’est de même référé au fait que J. JARDIM était le plus cité comme « notre chef » et le « futur président et qu’il nous conduirait à la victoire »140. Pour cela, « il fallait qu’on s’entraîne sérieusement, car, de même façon que le Frelimo a pu chasser les colonialistes par la force des armes, nous serions aussi en mesure de le chasser par la violence armée »141. Accomplie cette entreprise, la promesse de J. JARDIM était que « nous serions riches, nous aurions accès à des postes de ministres, de directeurs et nous pourrions devenir propriétaires des usines et des fermes. Conquis le pouvoir au Mozambique, nous ne travaillerions plus car le peuple le ferait pour nous »142. De l’argent, des ressources de patrons, des promesses, des mensonges et l’attente de réussite, formaient donc l’infrastructure reliant l’ensemble d’intervenants du côté de la RENAMO.

De la part du Frelimo, les valeurs matérielles et symboliques de l’Etat convergeant à l’imaginaire du développement du Mozambique, le système clientéliste (ressource de mobilisation) et la guerre, devinrent les conditions de survie. Le service militaire obligatoire pour les jeunes fut déterminé par l’Assemblée populaire en mars 1978. En outre, des forces paramilitaires ont été mises en place dans les quartiers, dans les usines, dans les villages, partout. Cette militarisation de la société était en complément des efforts des pays de la Ligne du Front143, un réseau de pays de l’Afrique australe, qui se consacraient à coordonner les politiques communes de combat aux régimes minoritaires dans la sous-région.

C’était l’heure de la redéfinition des modes d’articulation entre la RENAMO et ses patrons. I. Smith, à cause de la progression de la guerre menée par le ZANU, de R. MUGABE, fut contraint à faire une alliance avec des Noirs modérés, rassemblés autour de l’évêque Abel MUZOREWA. La formation d’un gouvernement multiracial de transition au Zimbabwe, dont l’évêque était le premier-ministre, a entraîné d’autres développements pour la RENAMO. Avec un effectif de 500 guérrilleros144, la police secrète de la Rhodésie (CIO) fournit de l’aide à A. MATSANGAISSA pour créer des bases sur le plateau de Manica, à l’intérieur du Mozambique. En Afrique du sud, le scandale financier Muldergate a provoqué la résignation de J. Vorster du poste de premier-ministre. Par la suite, P. W. BOTHA apparaîtra comme le chef du gouvernement sud-africain. Magnus MALAN, le chef de l’armée, deviendra le ministre de la défense.

Depuis lors, la politique sud africaine de détente envers le Mozambique ne servira qu’à cacher son engagement envers la RENAMO. La perspective de l’indépendance du Zimbabwe fut associée à l’éventualité de construction d’un cadre pour le cessez-le-feu au Mozambique. Dans l’optique du gouvernement mozambicain, cela serait possible si K. Flower démantelait la RENAMO. Deux offres ont été faites par le premier aux rebelles mozambicains : ou la démobilisation et l’intégration des membres de la RENAMO à la vie civile ou leur persistance comme organisation, cette dernière hypothèse étant conditionnée à leur transfèrement en Afrique du sud. Le mouvement de MATSANGAISSA ne souhaitant pas abdiquer de la lutte, l’accueil par l’Afrique du sud a été pris comme l’option nécessaire.

On est là devant un fait qui n’est pas du tout surprenant. En même temps qu’à Lancaster House (Londres) se déroulent les négociations entre les mouvements anticoloniaux ( Patriotic Front) du Zimbabwe et le gouvernement britannique145, l’articulation entre les Sud-africains et la RENAMO prit une dimension formelle. En effet, le chef du Military Intelligence Directorate (MID), le général Pieter van der WESTHUIZEN, prit sous sa responsabilité le ravitaillement de la RENAMO à l’intérieur du Mozambique. A la suite de la mort (1979) au combat d’A. MATSANGAISSA, A. DHLAKAMA – qui était, jusqu’alors, le chef des opérations militaires – a succédé le premier Président et commandant en chef de la RENAMO. A. DHLAKAMA se fera entourer d’une oligarchie militaire dont les membres, avec des origines diverses du point de vue ethnique, étaient reliés à des instances intermédiaires de gestion de la guerre. De l’argent, des armes, des voitures, des conseilleurs militaires146 provenaient de l’Afrique du sud.

Le déploiement du mouvement de déstabilisation de l’espace mozambicain, au Centre, au Nord et au Sud, se fera lors de la décennie (1980-90), paradoxalement tenue par le Frelimo comme celle de la mise en oeuvre de la politique « pour vaincre le sous-développement »147. Les activités de la RENAMO ont connu un redoutable accroissement dans les provinces de Manica et de Sofala en 1981. D’après des sources rencontrées par l’armée gouvernementale à Gorongosa (base militaire), la RENAMO devait, tout en évitant des affrontements avec l’armée gouvernementale, chercher à détruire l’économie mozambicaine. Ses cibles devaient être les suivantes :

‘1. détruire l’économie du Mozambique dans les campagnes ; 2. détruir les voies de communication afin d’empêcher l’exportation et l’importation vers l’intérieur et l’extérieur et l’écoulement des marchandises ; 3. empêcher les activités des coopérants étrangers (coopérants) parce qu’ils sont les plus dangereux quant à la récupération de l’économie148.’

En effet, c ‘est selon cette logique qu’on a assisté au déploiement du réseau de la RENAMO, sur des espaces mozambicains, à partir de ses bases en Afrique du sud et dans les provinces de Manica et Sofala (centre du Mozambique). La tactique de la RENAMO consistait à s’attaquer à l’infrastructure économique et sociale du Mozambique et à perturber ses activités de production. De fréquents actes de sabotage ont été commis contre les routes, les voies ferrées, les installations électriques du pays ; des villages ont été attaqués. En août 1982, l’organisation de DHLAKAMA s’avérait l’un des facteurs de la désarticulation du tissu social et économique à Inhambane, au Sud du pays149 ; en octobre 1982, la RENAMO a été qualifiée de très active, du point de vue militaire et politique en Zambézie, au Nord du Mozambique150. Si certaines sources estimaient que, au total de dix provinces, la RENAMO opérait en 7 moyennant un support de 10.000 membres151, d’autres se référaient à une force de guérilla composée par 11.000 à 13.000 hommes152. A ce stade de progression, la RENAMO est présentée « comme une organisation hétérogène car constituée par des individus issus de différents horizons ethniques et de couches sociales, voulant atteindre l’Etat, afin de bénéficier de ses mécanismes de redistribution »153.

Il n’est pas question de mettre en cause les remarques sur les métamorphoses de la RENAMO. L’action prédatrice sur l’infrastructure (matérielle) de l’Etat et le souhait de cette organisation de jouer comme une alternative politique, nous renvoient à une situation paradoxale. Celle-ci a été d’ailleurs également retenue par C. Geoffray. A ses yeux,

‘La Renamo ressemble paradoxalement à une armée classique composée de personnels hiérarchisés, mobilisés sous la contrainte, et elle n’a, comme tout armée classique, d’autre fin que la guerre. Mais à la différence des autres cependant, sa machine belliqueuse n’est pas à la disposition d’un Etat ou d’intérêts qui la dépassent et la commandent. Elle n’est pas le ‘bras armé’ d’une nation, et elle ne sert à l’évidence les intérêts d’aucune classe sociale particulière154. ’

C’est bien ce conflit entre « le souhait de la RENAMO » et « sa pratique » (la prédation) qui nous amène à considérer l’hypothèse suivante : indépendamment de leurs trajectoires, les organisations produisent des élites voulant survivre aux crises et aux changements et elles le font en fonction des ressources à leur portée. Le fait que la RENAMO ait pu étendre ses activités dans sept (des dix) provinces, du Nord au Sud du pays, s’avérait être une ressource pour se faire prévaloir dans la construction du nouvel ordre. Déstabilisant l’action du gouvernement dans la plus grande partie du pays, la logique de l’Etat ne s’avérait point réalisable. Sur ce point, le changement supposait l’évolution des deux acteurs du conflit, la RENAMO et le Frelimo, dans le sens de la construction d’un nouveau cadre politique.

On revient ici à la politique comme un champ de rapports (rationnels et irrationnels) de force, traduit dans la fragilisation de l’Etat : pour la RENAMO, le but à accomplir était la destruction de l’infrastructure de l’Etat « marxiste-léniniste » ; pour le Frelimo, il fallait démanteler des « bandits armés ». La fragilisation de la capacité de l’Etat s’est par conséquent rendue évidente en 1982. Le Zimbabwe et le Malawi se sont inquiétés de la désorganisation puis de la destruction par la RENAMO des installations de transport et d’approvisionnement du Mozambique, en particulier les voies ferrées de Beira et du Limpopo. Ils en dépendaient d’ailleurs pour l’acheminement d’une grande partie de leur commerce extérieur. En novembre 1982, avec l’accord du Gouvernement mozambicain, le Zimbabwe a donc envoyé plus de 10.000 hommes155 pour protéger le couloir de Beira. La République-Unie de Tanzanie a envoyé un contingent plus petit, chargé d’effectuer des patrouilles sur la route de Nacala dans le Nord du pays. La sécheresse de 1983 est venue s’ajouter à un contexte de détresse sociale. Lourde de conséquences pour le Mozambique, elle a montré à quel point l’Etat ne pouvait plus assurer des liens de solidarité envers les victimes. D’innombrables communautés paysannes ont été contraintes à se déplacer vers les pays voisins. Si auparavant, outre la production pour leur subsistance, les paysans destinaient une partie de leur production au marché, la sécheresse et la guerre leur apportèrent l’insuffisance alimentaire et la famine. La guerre entraînait également le dysfonctionnement du système économique, ce qui est d’ailleurs perceptible par la tendance à la réduction considérable des profits de l’exportation de diverses marchandises :

Tableau XVII. Marchandises exportées entre 1981 et 1983 (en MUSD, conforme aux prix courants)56
  1981 1982 1983
Total des exportations 280.0 229,2 131,6
Don’t      
Cajou 53,4 43,6 16,1
Crevette 52,4 38,5 31,2
Cotton 24,9 17,3 17,1
Sucre 25,1 8,8 8,6
Sisal 2,9 2,7 1,0
Coprah 4,8 3,0 2,1
Thé 14,2 25,7 14,7
Bois 7,3 3,3 0,6
Agrumes 4,8 2,7 1,9
Pétrole 52,2 37,6 21,8
Autres 28,3 41,6 16

Le tableau qui suit apporte des éléments supplémentaires et qui éclairent l’effet de l’action de déstabilisation sur l’économie mozambicaine :

Tableau XVIII. Mozambique : D’une économie de services à une économie de subventions externes ( en MUSD)57
  1973 1980 1985 1990
Exportations 230 281 77 121
Importations -345 -800 -424 -850
Balance commerciale -115 -519 -347 -729
Revenus de services 217 171 107 162
Dépenses de services -95 -75 -200 -389
Revenus liquides de services 122 96 -93 -227
Solde 7 -423 -440 -956

Par ailleurs, à cause de l’observation impartiale des sanctions décrétées par l’O.N.U. contre la Rhodésie du sud et les agressions menées par ce pays, le Mozambique eut, de 1976 à 1980, des pertes estimées à 556 millions de dollars158. De plus, l’importance des revenus apportés par les travailleurs mozambicains dans les mines sud-africaines avait diminué d’au moins deux tiers. Le port de Maputo n’était plus l’instrument privilégié de l’exportation sud-africaine, et, quant au tourisme sud-africain, il avait totalement disparu. Outre cela, l’insécurité sur les autoroutes était un problème quotidien.

Dans le contexte de rareté et de paupérisation, l’Etat et tout le projet de développement économique et social qu’on attendait, se sont devenues des constructions fantomatiques. Dans les campagnes, la réorganisation spatiale de l’habitat pour un certain aménagement de l’espace, apporta un terrain fertile pour la RENAMO. En 1977, la politique de villagisation a donné naissance à 215 villages ; en 1979, ce nombre est de 1059 ; et en 1982, on en compte 1352, regroupant près de 20% de la population rurale. Le modèle de légitimation du pouvoir local, on s’y est déjà référé, étant celui du parti-Etat, le conflit entre familles auparavant159 au pouvoir et d’autres promues dans le contexte révolutionnaire, engendra des alliés pour la RENAMO. On a par la suite assisté à des guerres locales qui, incrustées dans le mouvement de DHLAKAMA, avaient de même un effet prédatif sur la capacité d’action de l’Etat. Ces guerres mettaient au travers anciens chefs traditionnels /leurs proches et nouvelles familles puissantes/leurs alliés (les fonctionnaires du parti-Etat), du fait que ces derniers contrôlaient l’appareil politique.

L’accueil local et l’efficacité du fonctionnement de la RENAMO ne se devaient pas aux stratégies d’une guerre classique ou à l’opposition entre bourgeois et ouvriers. Il s’agissait des manifestations d’un conflit autour du pouvoir, dans des micro-espaces dont la logique et le mode de rapport au politique se fondent sur des rapports patrimoniaux (v. 1.3.). Ses acteurs prenaient corps sur la base de l’imbrication de réseaux militaires et des réseaux de familles, dans des camps opposés. Appartenant aux même micro-espaces (ethnique), mais reliés à des puissances « externes » (la RENAMO vis-à-vis du parti-Etat), les alliés de la RENAMO prenaient comme des cibles de leurs actions destructrices des objets réels : le patrimoine des alliés du parti-Etat, parce que l’infrastructure de l’exclusion et de la domination, mais également, en accord avec les consignes de leurs patrons, des objets symbolisant l’Etat.

Selon cette logique, on assistera systématiquement à l’attaque, au pillage des ressources et à l’arrestation des membres des villages communaux. Coercitivement ramenés dans des bases, certains étaient intégrés dans les « bandes » de la guérilla ; d’autres étaient encadrés dans des nombreux services au profit de la guérrila ; dans le cas de la résistance, d’invalidité physique ou encore de confirmation de l’appartenance à une des instances du parti-Etat, les emprisonnés étaient, à coup sur, assassinés ; la destruction des partis ou de certaines maisons du village communal, du fait qu’elles étaient celles de responsables locaux, nommés par le parti-Etat ; la destruction des symboles de la modernité, comme des écoles, des hôpitaux, des usines, des ponts, au moment où la confrontation avec l’armée gouvernementale serait inimaginable.

La réévaluation et la perspective d’une solution pour ce cadre conflictuel de rapports sociaux auraient été avancés par L. B. Honwana, qui fait croire que celles-ci passent par la réhabilitation des chefs traditionnels :

‘On ne s’est pas rendu compte de combien les autorités traditionnelles étaient influentes. Nous devons inéluctablement harmoniser les croyances traditionnelles à notre projet politique. Sinon, nous serions en train d’aller à l’encontre de ce à quoi la plus grande partie de notre population croit ; nous serions des étrangers dans notre propre pays160 ’

Face à la dimension et à la multiplicité des conflits dans le cadre de la guerre civile, pour L.B. Honwana, la solution requiert qu’on reconnaisse l’intérêt stratégique de l’imbrication entre le Parti, quelle que soit son orientation idéologique, et les structures traditionnelles. La bipolarisation politique en termes de gauche/droite, qui anime les espaces politiques des pays industrialisés, dans le contexte des espaces entre la tradition et la modernité, serait dépourvue de bases sociales.

Mais le conflit entre l’ordre politique du parti-Etat et l’ordre social n’était que l’une des dimensions de la crise mozambicaine, dont la conséquence majeure était l’épuisement des ressources d’action. Lors des années 80, les villes n’ont pas été épargnées de cette crise. La rareté expliqua des ruptures dans le système de distribution moyennant lequel le parti-Etat assurait le fonctionnement du système clientélaire. Il en découle petit à petit l’épanouissement du marché noir, qualifié dans les langues locales comme Candonga ou Ndumba nengue, au Sud, N’Tchunga moyo, au Centre du pays. Le système de coopératives, qui consistait enune chaîne de magasins pour ravitailler les habitants de nombreux quartiers, à Maputo, à Beira, ne rendait plus un service efficace. En dépit de leur statut de membres du parti marxiste-léniniste, les directeurs des usines, voire de hauts fonctionnaires, bien placés dans structure du pouvoir, faisaient désormais partie des réseaux du marché noir. La haute direction du parti-Etat mit alors en oeuvre ce qui a été considéré comme « l’offensive politique et organisationnelle dans la sphère de la production »161. D’une entreprise étatique à l’autre, le chef du parti-Etat cherchait à identifier « des indisciplinés »162 et à corriger des cas de deviance. Toutefois, l’érosion de la capacité du parti-Etat à entretenir le système ne connaîtrait pas de régression.

Dans le contexte de cette crise, la plus grande partie des fonctionnaires de l’Etat connaissent, eux aussi, des difficultés considérables. Leurs salaires réels ne leur permettaient pas de subvenir aux besoins de leurs familles que pour la première moitié de chaque mois. La corruption tendait à se généraliser. La guerre a entraîné le surpeuplement des villes, du fait de l’exode rural. Ce qui jusqu’alors était utilisé comme de la monnaie d’échange pour assurer l’allégeance au parti-Etat, les services de l’éducation, de la santé et la sécurité, ne s’avéraient plus être des réalités visibles.

La régulation par le parti-Etat, et le système clientélaire qui en était à la base, n’était plus auto-sustentable. Le système politique fut amené à faire face à des exigences contradictoires, celle de persister dans le chemin dont l’Etat mozambicain était l’aboutissement ou celle de l’innovation politique. Ce fut à la recherche de l’adaptation du système politique mozambicain dans son environnement, en tant qu’entreprise dynamique, que le Frelimo s’est décidé pour l’innovation. L’adoption du programme de libéralisation économique en 1986 et les négociations, - d’abord, par l’intermédiaire de représentants de l’Eglise (1988-1989), puis directement avec la RENAMO (1990-1992) -, ont débouché sur la structuration d’un nouveau cadre d’action. Le multipartisme et la soumission des programmes de groupements politiques au jugement et au « choix du peuple » seront, désormais, pris comme des ressources de régulation politique.

Notes
1.

28 Cf. DAVIES, R et O’MEARA, D., « La stratégie totale en Afrique australe », Politique Africaine n°19, septembre 1985, pp. 3-27, p. 9.

1.

29 Mouvement National de Résistance, qui, plus tard, s’appelera Resistance Nationale du Mozambique (RENAMO).

1.

30 Cf. CAHEN, M., La nationalisaton du monde. Europe, Afrique. L’identité dans la démocratie, Paris, L’Harmattan, 1999, 253p, p. 97

1.

31 Cf. MATSANGAISSA, André, cité, HOILE, David (edited by), MOZAMBIQUE, 1962-1993. A political chronology, London, Mozambique Institut, 1994, 234p, p. 37.

1.

32 Cf. RENAMO, cité, Ibidem, p. 42.

1.

33 On souligne ici Machelisme pour la raison suivant. La référence à la personne de S. Machel, renvoie à l’origine du Président de la RPM, qui est celle de l’éthnie changane, au sud du Mozambique. Cf. MATSANGAISSA, André, cité, HOILE, David (edited by), op. cit., p. 33.

1.

34 Cf. Gouveur de Manica, M. ANTONIO expliquait ainsi la résistance des paysans au projet de villagisation du Frelimo et au fait que les villages communaux s’étaient devenus en des sources de soutient pour la RENAMO. Cf. ANTONIO, Manuel, cité, HOILE, David (edited by), op. cité, p42 ; voir aussi , FATTON, jr., Robert, « Africa in the Age of Democratisation : The civic limitations of civil society”, African Studies Review, vol.38, sept. 1995,pp. 67-99p. 74.

1.

35 Cf. ANTUNES, J.F., Jorge Jardim, Agente Secreto….op. cit., p. 600.

1.

36 SMITH, I., cité, ANTUNES, J.F., idem.

1.

37 Portugais, ex-membre de la Police politique portugaise, O. CRISTINA a pu, au début des années soixante, s’infiltrer dans le FRELIMO en Tanzanie, pour espionner les activités du mouvement anti-colonial avant le déclenchement de guerre. A ce propos, il explique (à l’époque) dans des termes suivants l’intérêt de son infiltration : « Je vais déserter, pour passer au côté du Frelimo. Ici, -Police politique portugaise - je ne fais rien. J’amène un fusil et quelleques cartes géographiques sans importance et je vais rester à Dar-es-Salaam. Je vous enverrai des informations qui s’avèreront utiles », Cf. CRISTINA, O., cité, Ibidem, p.192.

1.

38 Cf. DHAKAMA, A., cité, MUIANGA, Elisa, « Mulheres et guerra : reintegração social dans mulheres regressadas das « zonas da RENAMO » no Distrito de Mandlakazi », ARQUIVO, Maputo, 18, Outubro de 1995, pp. 49-92, p. 58.

1.

39 Cf. COTOI, A., cité, « Capturado Agente do Exército Rodesiano », Tempo n°362, 11 de setembro de 1977, p63

1.

40 Cf. COTOI, A., cité, idem.

1.

41 Cf. COTI, A, cité, idem.

1.

42 Cf. COTOI, A., cité, idem.

1.

43 Outre le Mozambique, la Tanzanie, la Zambie, l’Angola, le Botswana en fasaient partie.

1.

44 Cf. Cf. ANTUNES, J.F., Jorge Jardim, Agente Secreto….op. cité, p618 ; cf. FERNANDES, Evo, cit., HOILE, David (edited by), op. cit., p. 39.

1.

45 Les négociations de Lancaster House ont abouti à des accords fondamentaux. Parmi ceux-ci, on note l’élaboration de Constitution du Zimbawe et l’accord sur le cessez-le-feu, qui amenerait ce pays à la légitimation d’un gouvenement majoritaire par le suffrage universel et à l’indépendance en 1980.

1.

46 Cf. ANTUNES, J.F., Jorge Jardim, Agente Secreto….op. cité, p619 ; voir aussi VINES, Alex, RENAMO. Terrorrism in Mozambique, London, Centre for Southern African Studies, 1991, 257p

1.

47 Cf. MACHEL, S., cité, HANLON, Joseph, Mozambique. The Revolution under Fire, London, Zed books, 1984, 395p, p. 189.

1.

48 “Documentos da Gorongosa”, 1984 : (extractos) (s/p), Centro de Documentaçao do CEA, Cx.55D ; voir VINES, A., RENAMO. Terrorrisme in Mozambique….op. cit.

1.

49 Cf. HOILE, David, (edited by), op. cité, p45

1.

50 Idem.

1.

51 Idem.

1.

52 Cf. Professor HOUGH, Mike, cit., Ibidem p. 48.

1.

53 Cf. CUMBANE, David S. (DEA), Les partis politiques mozambicains…op. cit., p. 39.

1.

54 Cf. GEOFFRAY, C., La cause des armes….op. cit., p. 165.

1.

55 Cf. Nations Unies, Les Nations et Unies et le Mozambique, 1992-1995, New York, Département de l’Information des Nations Unies, 1995, 333p, p.5

1.

56 Cf.Informaçao Estatistica, CNE, diferentes anos, cité, Abrahamsson, H., Anders, N., op cit., p. 178. 

1.

57 Cf. HERMELE, Kenneth, Moçambique numa encruzilhada : Economia e política na era de ajustamento estrutural, Bergen, CHR. Michelsen Institute-Departement of Social Science and Developpement, Maio de 1990, 50p, p. 19.

1.

58 VERSCHUUR, Christine et al, op. cit., p. 34.

1.

59 On se réfère à la période coloniale.

1.

60 Cf. HONWANA, L.B., (écrivant, cadre du Frelimo Parti marxiste-léniniste et d’avant-garde - Directeur du Cabinet du Pésident de la République Populaire du Mozambique puis, vice-ministre de la Culture et de la Jeunesse -,),cité, NEWITT, MALLYN, História de Moçambique, Lisboa, publicações Europa-América, 1997, 508p, p. 488.

1.

61 Voir “Ofensiva politica et organisacional », Tempo n°500, Maio de 1980, pp. 7-11

1.

62 “Desalojar a indiscipline, o desleixo e a incompetência », Tempo n°485, 27 de Janeiro de 1980, pp. 7-16 ; MATA, Filipe, « Comercialização de peixe em Maputo : desorganização e falta de apoio, portas abertas abertas à candonga », Tempo n°589, 24 de Janeiro de 1982, pp. 12-15.