Troisième partie. Démocratie et espaces sociaux : effets pervers d’un mode de régulation

L’adoption de la démocratie multipartite en Afrique sub-saharienne est venue s’inscrire dans ce que G. Balandier considère comme « un contexte de changements nombreux et accélérés »1. Sur le plan externe, les socialismes d’Etat étant voués à l’échec depuis la fin des années 80, un bon nombre d’Etats africains se sont placés sous la contrainte de glisser vers la démocratie comme condition de bénéficier de l’aide de « bailleurs de fonds »2 ; dans leurs environnements internes, il se rendait pressant de reconstruire les assises de la légitimité de l’Etat, différemment ébranlées d’un espace à l’autre : dans les uns, la décolonisation n’ayant pas réussi à créer un cadre constitutionnel accepté par tous pour réguler l’accès et le partage du pouvoir (Angola), la guerre s’est poursuivie pour des décennies ; dans certains, le régime à parti unique n’a abouti qu’à la personnalisation du pouvoir (faible institutionnalisation de l’Etat), ce qui n’a pas empeché l’avènement des organisations ou des coalitions ethno-partisans militarisées, pour se battre contre le monopole du pouvoir (Zaïre, Congo, Rwanda, etc.) ; dans d’autres, le modèle de l’Etat-nation et le marxisme-léninisme étant pris comme des atouts de mobilisation sociale et du développement, ils se sont révélés inadaptés aux logiques et aux structures sociales. Coordonnée de l’extérieur, la guerre de déstabilisation de l’Etat n’a fait qu’exploiter le potentiel conflictuel entre l’ordre étatique et l’ordre social pour se déployer, dans une sous-région troublée par des guerres anticoloniales (Mozambique/Afrique australe).

Les pratiques « démocratiques » ne sont historiquement pas étrangères aux milieux socio-politiques africains. En accord avec J.F. Bayart, « La plupart des sociétés africaines anciennes étaient effectivement des sociétés de délibération mais cette délibération s’effectuait de façon exclusive, dans un contexte de forte hiérarchisation des statuts où seules certaines catégories sociales (notamment les plus âgés) avaient accès à la parole et à la décision »3. Mais la culture politique de « l’arbre-à-palabre » était intrinsèque au système politique dont les réseaux de pouvoir se (re)structuraient sur la base de rapports clientélaires : une chaîne de tenants des postes non élus, car leurs pouvoirs étaient un héritage des ancêtres, débutant d’en bas avec les maîtres de terres. Ils se reliaient aux appareils contrôlant des espaces des ethnies assujetties, qui étaient à l’œil du roi ou de l’empereur et des agents respectifs, cherchant à maintenir l’ordre politique.

Les démocraties africaines contemporaines ne sont pas un aboutissement d’un rapport organique avec la « démocratie » des sociétés pré-coloniales. Si par rapport à l’environnement externe des pays africains la démocratie recréa et légitima des mécanismes d’un rapport d’échange inégal avec les centres de l’économie mondiale, on ne saurait mésestimer son apport dans la recherche de nouvelles assises de légitimation de systèmes de pouvoir. Ce dont on a affaire, c’est bien ce recours au suffrage universel, pour légitimer des ordres politiques qui restent encore à l’âge de transition : de la période de la guerre à la période de la paix ; du régime à parti unique (…ou marxiste-léniniste) au système de démocratie multipartite ; de l’économie gérée par l’Etat à l’économie de marché. On attache de la sorte des espaces sociaux faisant encore allégeance communautaire, ethnique ou religieuse à un processus de sociabilité citoyenne. La bataille pour la représentativité se fera désormais à l’aide du suffrage universel, ce qui renvoie à des pratiques de la modernité politique.

Comi Toulabour serait parvenu, dans une étude de cas portant sur le Togo, à inscrire la mystification des entreprises du pouvoir dans un cadre de rapport de force et de jeux politiques. D’après lui, ceux-ci sont entrepris de façon à contaminer l’ensemble social et culturel, même si leur fonction d’ordre (et de contestation), de répression (et de défense), représentation (et de travestissement) restent bien ceux d’un pouvoir d’Etat5. On considère cette capacité du politique de bâtir des entreprises politiques en « contaminant l’ensemble social et culturel », pour revenir à la problématique de la démocratie, au Mozambique. Inscrite dans l’interactivité du social et du politique, la démocratie est porteuse de valeurs, celles de la citoyenneté. A la lumière de l’expérience des pays occidentaux, la citoyenneté s’est revêtue de signification : elle s’est traduite par la capacité d’exercer les droits liés à la participation politique de type démocratique, par des individus libres de toutes les autres formes d’allégeance, au profit de l’appartenance et de l’identification à l’Etat-nation. Or, pour ce qui est des espaces entre tradition et modernité, la citoyenneté, comme mode d’allégeance à la société globale, est coexistante avec des formes d’obéissance communautaire, religieuse, ethnique, etc. 

La démocratie débouche, entre autres réalités, sur l’élection des leaders, des représentants politiques, des organisations à chaque échelon de la société. Du fait que la coexistence de multiples formes d’allégeance dans le contexte entre tradition et modernité, la démocratie apporte un regain d’intérêt au concept d’espace social. C’est à la suit de ces constats qu’on se pose les questions suivantes :

-La multiplicité des modes d’allégeance faisant système avec le lien des individus à la société globale, à quoi attribue-t-on la formation de l’opinion et des préférences politiques ?

-Etant donné la dimension trans-ethnique de la mobilisation sociale autour d’un cercle des partis politiques, à quelles stratégies cette élite a-t-elle recours pour se faire légitimer dans des espaces différenciés, dont l’assemblage structure la société globale ?

L’analyse de faits politiques en termes de déconcentration politique, parce qu’elle met en valeur l’effet de la multiplicité des réseaux reliant des individus à leurs espaces/groupes sociaux, paraît être pertinente. Par la suite, on essaye d’expliquer le déphasage entre le concept classique de démocratie et le contexte de son adoption comme mode de régulation politique (chap. V) ; puis, les espaces sociaux mozambicains repris, on s’efforce d’illustrer la capacité du politique d’avoir recours à l’ordinaire comme mode de mobilisation politique lors des élections multipartisanes de 1994. Les premières dans le contexte mozambicain, elles résultèrent, en dépit du déficit d’allégeance citoyenne, dans la reconstitution du système politique (chap.VI).

Notes
1.

Cf. BALANDIER, G., Sociologie actuelle de l’Afrique noire, Paris, PUF, 1982,360p, p. 38.

2.

Cf. Nous nous référons au Fond Monétaire International et à la Banque Mondiale, Cf. BAYART, J.F., « La problématique de la démocratie en Afrique noire : la baule, et puis après », Politique africaine, 43, oct. 1991, pp5-20, p. 17.

3.

Ibidem, p.43.

5.

TOULABOUR, Comi, cité, COPANS, J., La Longue Marche de la Démocratie Africaine : savoirs, intellectuels et démocratie, Paris, Karthala, 1998, 370p, p. 288.